Lady Fauvette/Lady Fauvette/11

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 93-102).

XI

Ce même jour, Alice revint toute gaie de la promenade. Elle rentra en riant et conduisit elle-même son cheval à l’écurie ; quand elle l’eut vu confortablement couché dans sa stalle, elle l’embrassa.

— Demain, nous nous lèverons de bonne heure, chéri ; et il s’agira de ne pas être paresseux, car nous irons bien loin, bien loin…, voulez-vous ? Oh vous êtes un câlin, un joli petit câlin, mais bien gâté aussi ; adieu, Fly.

Elle ferma la porte de l’écurie et, relevant l’immense traîne de son amazone, rentra dans la maison. Elle monta vivement l’escalier tout en chantant un air d’opéra dont elle battait la mesure avec sa cravache ; arrivée au premier étage, elle ouvrit une des portes, jeta un coup d’œil circulaire dans la salle à manger et dit d’un air étonné :

— Personne !… tiens, où sont-ils donc ?

Elle posa sa cravache sur la table, ôta ses gants de daim, puis, machinalement, sans réfléchir, elle se mit au piano, joua un prélude et de sa voix douce et pure chanta en s’accompagnant l’adorable romance de Stéphano dans Roméo et Juliette :

Gardez bien, la belle,
Qui vivra verra,
Votre tourterelle
Vous échappera…

Il était quatre heures ; la nuit tombait ; toute une partie de la chambre disparaissait déjà dans l’ombre grise qui dessinait de grandes formes vagues sur les murs ; seule, la place où se trouvait le piano d’Alice, entre deux fenêtres, était encore éclairée par un mince rayon de soleil couchant, un pâle soleil d’hiver qui filtrait sous les lourdes tentures et riait par moments dans les cheveux blonds de la jeune fille et sur le drap vert de son amazone.

Il y avait dix minutes à peu près qu’Alice était rentrée et qu’elle chantait, quand une des doubles portes s’ouvrit sans bruit, et M. Ed. Beaumont entra. Il marcha lentement jusqu’au piano ; là il s’arrêta, enveloppant la jeune fille d’un ineffable. regard d’amour.

Blanche tourterelle,
Qui vivra verra…

La jolie voix s’élevait toujours tendre et mélodieuse, les petits doigts volaient légèrement sur les touches… Le père poussa un soupir navrant en disant :

— Pauvre ange !

Enfin il s’approcha tout à fait, et mettant un long baiser sur le front de la jeune fille :

— Oh ! ne chantez pas, enfant, je vous en prie, murmura-t-il d’un ton oppressé.

Alice se retourna sur le tabouret de piano, regarda son père de ses grands yeux noirs étonnés et s’écria en riant :

— Ne pas chanter ! pourquoi ?

M. Beaumont mit vivement sa main devant la bouche de la jeune fille :

— Ne riez pas, mon amour.

Pour le coup, l’enfant se leva toute droite, tira d’un mouvement brusque les doubles rideaux de la fenêtre, puis emmenant Beaumont dans le rayon de jour qui tomba ainsi d’aplomb sur la figure bouleversée du banquier :

— Que vous êtes pâle ! s’écria-t-elle en lui prenant les mains, père, êtes-vous malade ?

— Non, c’est pis que cela, Minny…

— Pis que cela !

Alice regarda son père bien en face, puis sa nature rieuse reprenant le dessus :

— Miss Théodosia Crach part donc définitivement en mission pour Hiatululu ? Que voulez-vous ? c’était sa vocation. Oh ! mais il ne faut pas prendre cela au tragique, père, ajouta-t-elle, voyant que ses plaisanteries ne parvenaient pas à dérider Beaumont. Riez, allons, riez, je le veux, dit-elle en tapant du pied.

— Ma chérie, ce que j’ai à vous dire n’est pas gai… Mon Dieu, c’est terrible, Alice…, oh ! terrible… Écoutez-moi, mignonne : Dans huit jours, nous devons avoir quitté cette maison…

— Tiens, quelle drôle d’idée ! Quitter Londres, en plein hiver !… Enfin, puisque vous y tenez, nous irons nous établir à White Cottage.

C’est original à faire insérer dans le Times :

« M. et Miss Beaumont passent l’hiver à la campagne. »

— Nous n’irons pas en Essex, Alice !

— Pas en Essex, voilà qui est fort ! Auriez-vous l’intention de me conduire à Plymouth ? Quant à cela, je vous déclare que je n’y vais pas, à aucun prix. Passe encore pour la campagne ; du reste, j’aime White Cottage ; mais les bains de mer…, merci ! Je grelotte rien que d’y penser.

     Gardez bien, la belle…

La romance revenait malgré elle sur ses lèvres.

— Nous n’irons pas à Plymouth non plus, Minny.

— Ah çà ! Mais, décidément, où irons-nous, s’il vous plaît ?

Elle s’assit sur le divan, à côté de son père.

— Pourquoi voulez-vous quitter Londres ?

— Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant ! disait le banquier en se cachant le visage dans les mains.

— Mais qu’avez-vous donc ? s’écria la jeune fille en sentant deux larmes brûlantes tomber sur son front, tandis que Beaumont la tenait embrassée ; dites-moi, père, vous me faites peur ! Mon Dieu, que vous est-il arrivé ?…

Et elle essayait de sourire en disant :

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas l’intention de quitter l’hôtel ? Je l’aime, moi, j’y tiens. Voyons, père, parlez-moi, oh ! parlez-moi ! Le banquier releva la tête : il était d’une pâleur effrayante ; ses cheveux noirs, rejetés en arrière, laissaient à découvert son grand front plus blanc que l’ivoire.

La jeune fille poussa un cri…

— Oh ! mais, qu’y a-t-il ?

— Écoutez-moi, Alice, et… pardonnez-moi en souvenir des dix-huit années de bonheur que vous avez passées ! Car vous avez été heureuse, oh ! bien heureuse, n’est-ce pas ? Souvenez-vous toujours de ce beau rêve !…

Il sourit tristement.

— Ce n’est plus qu’un rêve, ma fille chérie ! Nous sommes ruinés…

Il dit cela d’un ton calme et grave en regardant Alice.

— Ruinés !

Votre tourterelle vous échappera ! La romance continuait à chanter en elle.

Ruinés, ruinés, ruinés !… Toujours le même air : Vous é-chap-pera !

Oh ! c’était fini, bien fini cette fois ; la tourterelle s’était échappée…, elle s’envolait !… Ruinés !

Alice Beaumont ruinée !

L’enfant se jeta dans les bras de son père, et, souriant de son radieux sourire, fier et dominateur, de son sourire d’héritière :

— Ruinés ! N’est-ce que cela ? Bah ! Embrassez-moi, père, je vous reste et je vous aime !

Pas une larme, par un soupir, pas un regret ; elle alla vers la jardinière, cueillit une rose et dit en l’effeuillant lentement, d’un geste machinal :

— Ne vous faites pas de chagrin pour moi !

— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, Alice, ce que c’est que la ruine, la ruine complète. Nous quittons notre maison, ma fille, parce qu’elle est vendue, comprenez-vous ? Vendue !… Plus rien ici ne nous appartient ; de même j’ai vendu White Cottage, la villa de Plymouth, notre chalet de Brighton…, tous les tableaux, toutes les chinoiseries, les anciennes porcelaines et les émaux, la bibliothèque, tout… Oh ! c’est terrible à entendre, terrible à dire surtout…, affreux pour vous ! Mais vous m’approuverez, n’est-ce pas, quand vous saurez que, sans ces sacrifices, votre père était banqueroutier. Banqueroutier ! Le déshonneur, la honte, pires mille fois que la ruine. Votre dot était de quatre-vingt mille livres, mon pauvre ange ; j’en dispose ; je dois à miss Crach cent vingt mille livres, je ne veux pas qu’elle les perde ; du reste, le bruit court déjà qu’elle les a reprises…

— Qui dit que j’ai réclamé cet argent ?

Miss Théodosia Crach se dressa droite et raide devant le banquier :

— Edward, avant tout, que le nom de votre père soit sans tache ! je n’ai que faire de ces trois millions, je ne les veux pas, gardez-les…, payez !

Il ne sera pas dit plus longtemps que miss Théodosia Crach a fait une petitesse en sa vie… Vous retirer cet argent, quand à peine vous pouvez offrir cinquante pour cent à vos créanciers ! Jamais !… Il est des choses qu’on ne fait pas !… Maintenant je vous dis adieu, mon neveu, et à vous aussi, Alice. Il ne me convient pas de rester plus longtemps dans une maison où la honte est entrée.

Alice devint affreusement pâle.

— Honte ! vous avez dit honte, tante…, reprenez votre argent, il vous appartient ; mais ne nous insultez pas ! Nous vendons tout ; que parlez-vous de honte ici ? La tête haute, mon père, la douleur ennoblit.

— Il n’y a rien de déshonorant dans cette ruine, madame, ajouta-t-elle en toisant la rigide vieille fille, qui se dirigeait froide et majestueuse vers la porte.

Alice n’était plus la rieuse enfant qui, une heure auparavant, chantait gaiement en montant l’escalier…

Ce n’était plus la jeune fille insouciante et frivole qui dépensait deux cents livres pour un collier de perles, pariait des sommes folles, faisait fi des convenances, riait de tout et jetait l’argent sans penser ! Oh ! une heure l’avait bien changée ! L’enfant capricieuse et fantasque était devenue femme en une heure. Pas un moment de faiblesse, pas une larme… ; elle comprenait ! la lumière s’était faite tout à coup dans son esprit ; une grande lueur éclatante qui éblouissait, montrant la situation telle qu’elle était et laissant le rêve dans l’ombre… Était-ce possible, mon Dieu ?

Elle se tenait droite et fière dans son amazone, comme si elle eût voulu défier la pitié.

La ruine !… qu’est-ce que cela ?

L’argent ! Eh ! que lui importait l’argent ? Qu’elle eût quatre-vingt mille livres en dot ou rien…, bah !

Les domestiques entrèrent avec des lampes ; cinq heures sonnaient, l’heure du dîner.

Le père et la fille se regardèrent… On dinait donc ? Eh oui ! Vous avez beau avoir du chagrin, souffrir…, le temps passe, les heures s’envolent en hâte et les choses suivent leur cours ordinaire, tout naturellement.

— Je vais me déshabiller, père, dit Alice, je ne puis dîner en amazone.

Elle l’embrassa tendrement et lui dit tout bas :

— Courage !

Elle entra dans sa chambre, sa petite chambre toute blanche, toute fraîche, toute gaie, où elle avait été si heureuse, où tout riait : les vases pleins de fleurs, le lit si coquet, caché sous les rideaux de soie blanche, la lampe d’opale, répandant sa douce lumière rose dans ce gai réduit virginal ; la pendule d’albâtre, qui avait sonné tant d’heures joyeuses ; devant le feu allumé, les deux petites mules de satin bleu, toutes mignonnes et gracieuses, qui avaient l’air de vouloir danser ; sur la bibliothèque, une adorable tête de Madone, d’après Murillo ; puis, faisant face à la porte, un grand portrait de femme, Mme Ellen Beaumont, morte à vingt-deux ans ; Alice l’avait à peine connue. L’enfant entra.

— Qu’elle est jolie, ma chambre, murmura-t-elle ; ma chambre…, mon Dieu non, plus ma chambre !

Elle s’assit dans la bergère, près du feu, et sembla réfléchir, en regardant fixement les évolutions de la flamme bleuâtre, qui voltigeait en pétillant au-dessus des charbons tout rouges.

— Qui m’eût dit qu’un jour viendrait où ce ne serait plus ma chambre ?… Oh mère ! mère !

Elle joignit les mains en contemplant le portrait.