Lady Fauvette/Lady Fauvette/12

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 103-112).

XII

C’était, à tout prendre, une honnête et affable personne, que mistress Pricilla Squill (veuve Fisch, veuve Puch et veuve Sharp), une bonne et excellente dame, quoiqu’elle eût eu trois maris et que le dernier, le respectable M. Kit Sharp, eût fait sa fortune, et une fortune assez considérable, dans le bois de réglisse, la farine de lin, le savon de Marseille et la mélasse ; un commerce qui n’a rien de déshonorant en lui-même et qui rapporte de beaux bénéfices ; M. Sharp l’avait bien prouvé. Il faut dire aussi que défunt M. Sharp était un malin, et surtout que la partie était peu exploitée à l’époque où il commença ; aujourd’hui les choses ont changé, et l’on gagne à peine de quoi boire un verre de porter le dimanche, avec ce diable de bois de réglisse. Les successeurs de M. Sharp vous le diront. Quoi qu’il en soit, le rusé droguiste, un malin, avait adroitement manœuvré ; il fit de belles affaires, et à sa mort, qui arriva, hélas ! le 26 janvier 18…, à la suite d’un rhume négligé (ses successeurs prétendirent que, s’il eût pris à temps du « sirop pectoral de Harker, » et cela, il n’eût pas fallu le prendre bien loin, attendu que la boutique en était encombrée à tel point que, lors de la reprise, on dut céder cet article en solde et à vil prix, on n’eût pas eu à déplorer ce triste événement), il laissa à son épouse consolable une très jolie fortune qui ne devait rien à personne.

Mme Pricilla pleura son époux un laps de temps convenable. C’était une veuve experte en matière de convenances et de veuvage. Elle porta un deuil rigoureusement décent et regretta du fond du cœur que le pauvre cher n’eût pas pris à temps du sirop de Harker, jusqu’au jour fortuné où, un jeune clerc de notaire lui ayant plu en même temps que les millions du pauvre cher plaisaient à ce gentleman, elle convola avec confiance en quatrièmes noces.

Le jeune clerc n’était pas riche…

Le notariat n’avait rien d’absolument séduisant à ses yeux ; aussi accepta-t-il volontiers les quarante-cinq ans de la veuve Fisch, Puch, Sharp et ses rentes. La théorie de M. Squill était que, si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue pour une part suffisante. Il abandonna donc le notariat, et comme il n’était pas tout à fait dépourvu d’intelligence et connaissait particulièrement l’article du Code civil qui dit que : « La femme doit obéissance à son mari, » il prit les rênes du ménage et gouverna Mme Squill qui, il faut bien l’avouer, se laissa faire de la meilleure grâce du monde.

M. Squill était ambitieux ; sa toquade avait toujours été de devenir un homme fashionable. À cet effet, aussitôt qu’il se vit à la tête des huit mille livres de rente du défunt M. Kit, il acheta un hôtel somptueux près de Park Lane, joua à la Bourse, monta à cheval, fit courir à Newmarket, se créa des relations, reçut du monde. On parla de ses tableaux, de ses objets d’art, de la livrée de ses gens, livrée olive tendre du meilleur goût.

Ses soirées devinrent fort courues, quoique la veuve Fisch, Puch, Sharp y fit une assez piètre figure et parlât un peu plus que de raison des trois défunts, dont elle portait les portraits-médaillons comme breloques à sa chaîne de montre.

L’important, la chose incontestable, c’est que M. Squill était riche ; or, le monde demande rarement d’où vient la fortune ; pourvu qu’elle soit là palpable et visible, qu’importe qu’elle ait été gagnée dans les opérations de banque ou le bois de réglisse, les denrées alimentaires ou la finance ?… Qu’importe même qu’elle n’ait pas été gagnée du tout par celui qui la dépense, pourvu qu’il la dépense bien et largement ? Sous ce rapport, M. Squill ne laissait rien à désirer ; il jetait l’argent sans compter, follement, en inutilités, en caprices, en mille fantaisies ruineuses, que bien souvent il n’achetait que par ostentation ; malgré tout, l’ancien clerc de notaire n’avait pu se débarrasser entièrement des défauts et des petits ridicules du parvenu, grand seigneur de hasard, millionnaire d’occasion.

Quoi qu’il en soit, il recevait bien et voyait beaucoup de monde ; sa maison était agréable, les appartements luxueux, le service bien fait, le vin bon ; on y jouait gros jeu, on y perdait des sommes folles ; quant à l’étiquette, c’était un vain mot chez Squill, chacun y faisait à sa guise ; on y jouait, on y fumait ; tout Londres allait chez Squill.

Aussi l’échelle sociale y était-elle représentée par bien des échelons peu habitués à se trouver si rapprochés. On y voyait de nobles étrangers décorés de toutes espèces d’ordres plus ou moins authentiques, des journalistes, des fils de famille, des artistes, des gentlemen du high-life, des Crésus du négoce. Tout ce monde considérait le salon de M. Squill un peu comme le local d’une société privée, particulièrement confortable et où l’on était fort à l’aise ; on s’y donnait rendez-vous et l’on y passait la soirée comme au club.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures du soir. Les salons de M. Squill commençaient à se remplir ; des groupes de jeunes gens allaient et venaient ; dans les antichambres, quelques habitués d’un âge respectable jouaient gravement au whist.

M. Squill faisait les honneurs de sa galerie de tableaux à un directeur de la Compagnie des Indes, original d’une modestie extravagante, dont l’ambition se bornait à faire admettre que le palais splendide qu’il habitait dans Pall Mall était une vulgaire bicoque d’une simplicité primitive. On eût dit que ce nabab richissime cherchait à se faire pardonner ses millions.

Deux journalistes parlaient politique et se battaient à coups d’esprit ; un tout jeune homme racontait une histoire très drôle et très leste qui faisait beaucoup rire l’auditoire, tandis que les domestiques en livrée olive glissaient, « en valets de bonne maison, » doucement, mystérieusement entre les groupes, offrant des glaces, du sherry, du champagne, des grogs.

Un gentleman en gants gris perle se félicitait bien haut d’avoir laissé sa jeune femme seule au théâtre, sous prétexte d’une affaire grave. — La bonne défaite ! Mais, vous savez, c’est une corvée d’entendre les cinq actes d’Hamlet, une rude corvée.

Et ce mari modèle, après avoir présenté ses hommages à la reine du lieu, allumait philosophiquement un cigare et pariait vingt livres contre trentre-cinq dans un partie de billard.

— Middleton ! Middleton ! arrivez donc, on vous réclame ici. Figurez-vous, mon bon, que Grenger me soutient que Ruby a quelques chances d’arriver premier aux prochaines courses ; Ruby contre Éclair ! Pas la moindre, pas la moindre, n’est-il pas vrai ?

M. William Middleton était de cet avis Ruby n’avait pas la plus petite chance.

— Dites-nous donc, Middleton, où en sont les choses chez Beaumont ?

— Eh ! mon cher, elles en sont, comment dirai-je… ? elles en sont au dernier acte de la tragédie ; la vente a lieu dans huit jours. Squill me disait précisément qu’il serait heureux d’acquérir le superbe Zurbaran, vous savez, qui se trouve dans le salon du rez-de-chaussée entre les deux fenêtres. C’est une toile splendide, Beaumont s’y connaissait.

— Avez-vous vu Beaumont depuis les derniers événements ?

— Non ; il ne reçoit pas.

— C’est pénible, vraiment pénible, dit un vieux gentleman au front chauve, en secouant la tête d’un air tout à fait pénétré. Quels sont ses projets ?

— On ne sait pas. Pour le moment, il s’occupe de la liquidation, puis il compte voyager, s’établir à l’étranger peut-être.

— C’est pénible, répéta encore le vieux gentleman, qui n’entrevoyait pas de plus affreux malheur que de devoir quitter l’Angleterre, si ce n’est pourtant d’être privé de sa partie de whist. Sa fille est charmante, continua-t-il, charmante, quoique bien gâtée ; on la dit très coquette…

— Et même un peu envolée, reprit finement un jeune bel esprit. Elle eut, à ma connaissance, plus de six gouvernantes, tant françaises que russes et allemandes, en une année ; et cependant Dieu sait que Beaumont les choisissait patientes ! Là-dessus, l’éloquent personnage partit d’un petit éclat de rire impertinent. Oh ! elle est jolie, vraiment jolie, je ne le conteste pas, et tout à fait originale, mais bien mal élevée et… diablement légère.

— Légère répéta le vieux gentleman ; Middleton, avez-vous entendu ? Légère et ruinée ! C’est pénible ! pénible, Middleton ; que deviendra-t-elle ?

— Ce qu’elle deviendra ?

— L’ex-amoureux de miss Beaumont eut un étrange sourire équivoque :

— C’est facile à prévoir !

M. William Middleton avait à peine achevé sa phrase et son sourire qu’un gant lui fouettait le visage, tandis qu’une voix indignée répétait aussi ces quatre mots :

— « Ce qu’elle deviendra ? »

— Est-ce de miss Alice Beaumont que ce misérable parle en ces termes ? Ce qu’elle deviendra ? Ce qu’elle a toujours été une jeune fille pure et adorable, quel que soit le chiffre de sa dot…, ou l’épouse honorée d’un honnête homme.

En disant cela, la voix de George Grenville, de méprisante et indignée qu’elle était, devint douce et émue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne l’aimait pas.

Eût-il effeuillé l’une après l’autre toutes les marguerites de la terre, que toutes auraient été du même avis. Il ne l’aimait pas du tout.

Certes, après l’éclat qu’il venait de faire, les jolies petites fleurs, qui sont des personnes réfléchies, ne pouvaient dire et penser qu’une chose :

Il ne l’aimait pas !

Car, le tort qu’il lui avait fait en prenant ainsi sa défense devant tous, ce tort-là était irréparable. La réputation d’une jeune fille est une chose fragile qu’un mot fane et que l’éclat brise ; les jolies petites fleurs le savent bien. Aussi les eût-il effeuillées toutes, que toutes auraient répété en chœur :

Il ne l’aimait pas.

Et cependant, cependant, il y avait une rose blanche, une pauvre rose blanche flétrie qui était d’un avis opposé et qui lui disait tout bas…

Faut-il vous répéter ce qu’elle lui disait si bas, si bas, qu’il avait peine à l’entendre ?