Lady Fauvette/Lady Fauvette/13

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 113-122).

XIII

Le duel eut lieu le lendemain de bonne heure. Grenville blessa Middleton au bras, et les témoins déclarèrent l’honneur satisfait.

On en parla beaucoup.

Sir George Grenville avait provoqué M. William Middleton ; miss Alice Beaumont était en cause. C’était plus qu’il n’en fallait pour éveiller la curiosité des oisifs, toujours aux écoutes, qui s’ennuient et parlent pour passer le temps.

Le monde se montra alors ce qu’il est réellement petit, cruel et lâche.

On, le même on bavard, malin quelquefois, méchant toujours ; on, ce personnage inattaquable, ce petit rien puissant qui est chacun et tous ; on parla de ce duel ; on dit mille folies, mille horreurs, mille sottises. On, qui s’était trompé deux fois, en assurant d’abord que Beaumont était en fuite, ensuite qu’il s’était suicidé, trouva autre chose ; pour se punir d’avoir menti, on attaqua miss Beaumont. On fit cela tout doucement, en sourdine, avec finesse, sans avoir l’air d’y toucher ; ce fut le on malin. On parla tout bas, dit peu de chose, eut l’air de penser beaucoup. On insinua des infamies d’un petit ton candide… On manœuvra très bien, il réussit pleinement.

— Miss Beaumont, vous savez, la fille de Beaumont le banquier, dont la ruine fit tant de bruit il y a quelque temps…

Les dames respectables, avec ou sans filles à marier, prenaient un petit air scandalisé tout à fait de circonstance ; on en parlait derrière l’éventail, on poussait de grandes exclamations :

— Si jeune ! une enfant !

Et dire qu’on avait choyé, adulé, admiré et envié cette petite personne alors qu’on la croyait si riche ! Oh ! fi, on ne pourrait de la vie se pardonner pareille erreur… Ces dames en étaient au désespoir.

— Quand je pense que j’ai laissé Mary et Louisa lui parler et même lui faire vis-à-vis dans un quadrille au dernier bal de lady Haslington ! C’est affreux, affreux !… La société devient horriblement mêlée partout… Ne trouvez-vous pas, chère ? Cependant qui eût pu croire, qui eût pu s’imaginer ?

Chère trouvait qu’on ne pouvait vraiment ni croire ni imaginer rien de semblable.

Une dame fit remarquer qu’elle avait toujours prédit ce qui arrivait : miss Alice Beaumont était une jeune personne excessivement légère.

… Pas une voix pour prendre sa défense ; personne pour dire qu’elle était une enfant, une pauvre enfant bien éprouvée, celle dont on déchirait ainsi la réputation… ; personne pour dire à ces mères impitoyables que l’héroïne de cette triste histoire était une enfant sans mère dont le grand crime, en réalité, était d’être jolie et ruinée !… Non… On jetait sur sa blanche robe de jeune fille tant de boue, que l’eût-on lavée après et le temps fût-il passé dessus pour en effacer dans l’oubli jusqu’à la moindre trace, que jamais, jamais elle n’eût repris sa blancheur éclatante.

Oh ! si on savait ce qu’il éclabousse de choses pures, ce qu’il brise de choses saintes ; si on savait ce qu’il tue et le mal qu’un mot peut faire, on se tairait-il ?…

Non. On est inconscient. On parle pour parler.

En deux jours, miss Alice Beaumont, ruinée, perdit tout son prestige : l’auréole tomba, les fleurs se flétrirent, le luxe s’envolait ; miss Alice Beaumont était tout simplement une jeune fille légère et pauvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Grenville est fou, disait-on. Le temps de la chevalerie est passé ; on ne se bat plus pour de semblables futilités ; c’est absurde ! Du reste, à quel titre, je vous le demande ?…

Oh ! combien on l’eût cru plus fou encore, si on l’avait vu, le lendemain de ce duel, sonnant à la porte de l’hôtel Beaumont, qui était encore l’hôtel Beaumont pour deux jours, et demandant à être introduit dans cette maison désolée où si peu de personnes avaient demandé pareille faveur depuis quelque temps ; si on l’eût vu monter le grand escalier lentement, tristement et si pâle, si pâle et si ému, que personne n’eût reconnu en lui ce fin diplomate, ce rusé politique glacial et raide, impénétrable comme un acte officiel, cet ambitieux qui voulait arriver !… Son ambition était loin ce jour-là…, bien loin, puisqu’il songeait à faire ce qu’elle eût appelé certainement un pas de clerc.

Le domestique frappa à la porte du salon :

— Je n’y suis pas, répondit une petite voix bien connue.

Grenville ouvrit lui-même la porte, disant qu’il prenait la chose sous sa responsabilité… Il s’arrêta sur le seuil : c’était toujours cette même chambre sombre et gaie pourtant, illuminée par un grand rayon de soleil ; c’était bien cette même petite fée aux yeux noirs qui s’écria d’un ton demi-fâché en le voyant entrer :

— James, je vous avais dit que je n’y étais pas, sans s’inquiéter de ce que cette affirmation avait de contradictoire avec sa présence.

— Veuillez excuser, miss Alice, la liberté que j’ai prise en entrant ainsi malgré votre défense, mais j’avais un si grand désir de vous voir…

— Je vous croyais en Allemagne…

— J’ai quitté Berlin lundi ; on parle de m’envoyer en Sardaigne dans quinze jours ; suis-je donc si coupable ?…

— Je ne veux voir personne, dit-elle, ni vous ni d’autres.

— Si je vous priais, miss Alice ; si je vous suppliais de me recevoir aujourd’hui, me renverriez-vous ?… Vraiment me renverriez-vous ?

L’ambition de lord George Grenville eût bien ri si elle eût vu le sourire qui accompagna ces derniers mots.

Miss Alice Beaumont prit son petit air le plus ennuyé en répondant :

— Mon Dieu…, eh bien, non !… Asseyez-vous, milord.

Le vieux domestique s’en alla, et ils se trouvèrent seuls.

Elle n’avait pas changé : c’étaient toujours les mêmes adorables cheveux blonds, c’étaient toujours la même bouche dédaigneuse, les mêmes petites perles transparentes, mais le rire s’était envolé et les jolies fossettes se montraient maintenant bien rarement… Lady Fauvette avait souffert, cela se voyait… Grenville la regardait, cherchant ce sourire d’enfant qui lui allait si bien autrefois et qui ne reparaissait plus.

Il ne l’aimait pas, oh ! non, il ne l’aimait pas !

Qu’en pensa la petite rose blanche tandis qu’il la regardait ainsi ? Qu’en pensa-t-elle lorsque, jetant un regard autour de cette chambre, il se dit que c’était bien certainement la dernière fois qu’il y voyait celle qui en avait été si longtemps la fée rieuse, la reine absolue ?

Je ne sais quel monde de pensées envahit soudain l’esprit de Grenville et chassa bien loin l’ambition et l’orgueil qui frappaient à la porte, lui soufflant quantité de sages conseils… Je ne sais quel sentiment plus grand, plus noble que l’ambition s’empara de lui et le transfigura au point de lui enlever tout cachet diplomatique.

Hurrah pour la petite rose blanche ! Elle avait raison !… Il lui dit qu’il l’aimait.

Ce fut un sourire divin de naïf triomphe, d’amour immense qui se replaça en maître sur les lèvres de miss Beaumont.

Il l’aimait ! Les anges durent applaudir à ce sourire si candide, si simplement heureux qui fut, du reste, comme un grand éclair insaisissable, éblouissant et si court ! Il s’évanouit aussitôt… Ce fut un rayon vague et fugitif ; il eut tout le brillant de l’éclair et il en eut la durée. Pourquoi ?

Il l’aimait !…

— Nous partirons, nous quitterons Londres et l’Angleterre ; nous irons bien loin, bien loin, en Italie… Je renonce à tout, j’abandonne tout ; je ne veux plus adorer que vous au monde, Alice… Parlez-moi, oh ! parlez-moi… Voulez-vous m’aimer un peu et me rendre bien heureux en devenant ma femme ? Dites, le voulez-vous ?

Sa femme !

Pourquoi la théorie de miss Crach lui revint-elle à la mémoire :

« Une jeune fille pauvre ne doit pas épouser un homme riche ?… » Pourquoi retira-t-elle vivement sa main qu’il serrait entre les siennes et murmura-t-elle en baissant la tête :

— Sa femme, jamais !

— Jamais !… Cependant, j’avais cru… pouvoir… espérer…

— Rien.

Elle dit cela de son ton sec et fier en regardant Grenville.

— Mon Dieu, mon Dieu, jamais !

— Non jamais.

Deux larmes glissèrent lentement sur ses joues, tandis qu’elle répétait :

— Jamais, jamais !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le grand rayon de soleil avait fui depuis longtemps…, la nuit était venue et le salon n’était plus éclairé que par le feu, un gai feu de bois qui pétillait follement dans l’âtre. Autant qu’on en pouvait juger, il n’y avait personne dans la chambre, car seul le tic tac de la pendule en rompait le profond silence.

Le vent siffle dans la cheminée, de grandes ombres fantastiques se glissent entre les sombres rideaux de soie ; l’obscurité devient de plus en plus épaisse. Une étoile brille, encore une, encore une, le ciel en est couvert ; les heures passent ; le feu jette sa dernière étincelle et s’éteint tout à fait.

Depuis combien de temps le rayon de soleil a-t-il quitté la chambre ?

Depuis combien de temps la première étoile s’est-elle montrée là-haut ?

Combien d’heures la pendule a-t-elle sonnées dans la chambre solitaire ?…

On entend un sanglot étouffé ; la lune brille dans tout son éclat et éclaire une gracieuse tête de jeune fille aux longs cheveux épars…

Un nuage passe, l’astre argenté disparaît… Plus une étoile… Il fait sombre, triste et froid… La vision s’est évanouie, tout redevient silence ; le vent gémit plus fort et les grandes ombres fantastiques semblent ricaner tout bas derrière les tentures.