Lady Fauvette/Lady Fauvette/15
XV
À vendre :
Grand et bel hôtel.
Mobilier splendide garnissant ledit hôtel et comprenant :
Quatre salons de réception, un fumoir, bois de chêne et Gobelins.
Une salle à manger, ébène et argent.
Plusieurs chambres à coucher, dont une de jeune fille Faille blanche et bois de rose…
Riche galerie de tableaux anciens et modernes.
Collection de chinoiseries et objets d’art, etc.
Pour le catalogue, s’adresser au concierge ; et là, une main gigantesque qui indiquait la marche à suivre pour arriver à ce personnage important.
Telles étaient les affiches dont les portes et les murs de l’hôtel Beaumont étaient émaillés, 80 centimètres de haut sur 50 de large, des lettres d’un pouce, incomparables, et des énumérations à l’infini :
À vendre, à vendre, à vendre…
À vendre : Une serre, collection de camélias, orangers, lauriers, azalées, bégonias, glycines, palmiers.
Collection de bengalis, oiseaux de paradis, colibris, tourterelles…, etc.
À vendre : Chevaux de selle, un poney d’Irlande, deux arabes tout blancs…
Alors des boudoirs, des parloirs, des chambres de travail.
Et l’on visitait tout cela…, on comparait, on examinait… Voilà une distraction comme une autre ; on tâtait les étoffes :
— Ceci était bon, solide…
On estimait irait-on bien jusqu’à quarante livres pour ce piano d’ébène ? Et aussitôt, quelqu’un essayait un air d’opérette en vogue et s’arrêtait en disant « L’instrument est bon. »
On se proposait d’assister à la vente publique, ce serait très curieux, et l’on faisait de grandes croix au crayon rouge dans les marges du catalogue…
À vendre, à vendre, à vendre !
À vendre : Élégant mobilier garnissant une chambre de jeune fille…
Que pensait le génie de cette pauvre chambre « faille blanche et bois de rose, » comme disait le prospectus ?…
Que pensait le brillant soleil qui y entrait ce jour-là, comme tous les matins ?…
Que pensaient tous les êtres mystérieux, qui voltigeaient invisibles et désolés dans cette triste chambre, que pensaient-ils de cette profanation ?
Que pensaient-ils des pieds lourds et boueux qui laissaient de larges empreintes de clous dans les roses du tapis ? et des grandes affiches jaunes et des affreux numéros collés sur chaque chose ?
À vendre, à vendre, à vendre…
Le pauvre petit grillon gémissait dans la cheminée ; la madone, sur la bibliothèque, levait vers le ciel ses grands yeux de marbre d’un air navré… La pendule ne marchait plus, et les anges du plafond se cachaient le visage dans les mains ; ils pleuraient ! Ils pleuraient le bonheur envolé, la fée disparue, tant de beaux jours qui avaient fui et qui ne reviendraient plus…
La dernière rose mourait dans son jardin de porcelaine, quand une des portières de soie blanche fut soulevée lentement et livra passage à celle dont le rire avait si longtemps égayé, animé cette fraîche retraite et qui y pénétrait ce jour-là pour la dernière fois.
Elle y entra d’un pas ferme, sourit tristement à la glace qui reflétait cette gracieuse tête de jeune fille, un peu pâlie, un peu amincie, plus grave, avec une teinte de mélancolie, que, certes, miss Beaumont n’avait jamais eue jusque-là ; mais toujours fière, hautaine ; ironique et dédaigneuse par moments. Elle s’arrêta sur le seuil, enveloppant l’ensemble d’un regard indéfinissable, marcha lentement jusqu’à l’armoire à glace, regarda sans voir les piles de linge qui y étaient amoncelées, et rejetant brusquement tout un carton de dentelles blanches qui s’éparpillèrent çà et là sur le tapis, elle en retira une poupée cassée, fanée, qui rappelait l’enfant, l’enfant bruyante, le petit brise-tout qui embrassait tant ses babies qu’il leur enlevait toutes leurs couleurs :
— Dolly, Dolly, auriez-vous jamais cru que cela fût possible, ma vieille chérie ?
Et miss Beaumont eut un sourire que ses adorateurs ne lui connaissaient certes pas et que on ne connaissait pas non plus… Si on l’eût vue sourire ainsi, on se fût tu bien certainement…
Pauvre lady Fauvette !
Tous les souvenirs insignifiants, toutes les grandes joies naïves de sa vie d’enfant lui revenaient en foule à la mémoire…
Une poupée neuve, ce n’est rien ; un peu de cire, des yeux d’émail, des cheveux de lin, rien, une marchandise en vente, voilà ; mais une vieille poupée abîmée, pâlie, fanée, qui a servi, qui a joué, une vieille poupée, c’est un être…, quelque chose, cela vit… ; la poupée, c’est l’enfant tout entière ; on juge l’enfant par sa poupée comme, plus tard, la jeune fille par sa chambre, et bien souvent on se fait une idée de ce que sera cette chambre par le plus ou moins de soin de la petite fille pour ses poupées.
Dolly, cette vieille Dolly avec ses cheveux blonds ébouriffés, ses joues blanches, ses grands yeux fixes et je ne sais quel air gai, fin, hardi, avait été la première et la dernière, la poupée chérie, la favorite, vingt fois abandonnée et vingt fois reprise, toujours aimée. Elle avait eu le premier sourire, elle avait séché la première larme, elle était l’enfant, la Dolly par excellence. Neuve, c’était un miracle de poupée ; vieille, elle parlait du passé… Et qui dira ce qu’il y a de poésie dans une vieille poupée ? Qui dira tout ce qu’elle répète de petits riens touchants, d’adorables conversations naïves, de mots bégayés, de choses incomprises ? Qui dira ce qu’elle rappelle ! et tout ce que racontent ces yeux clairs, immobiles dans leur orbite de cire rose ?…
Une grosse larme brillait au bord des cils bruns de la jeune fille, quand elle remit Dolly dans son armoire.
— Tant de fleurs fanées !
Elle alla vers la fenêtre et, prenant la dernière rose flétrie dont les pétales tombaient un à un sur le tapis :
— Bah ! elles ont bien fait de mourir, dit-elle de son même petit ton sec d’autrefois, — un passé qui datait de huit jours. Qu’elles se fanent toutes, qu’elles meurent toutes ; on ne les emportera pas au moins. Oh ! j’ai bien du chagrin, murmura-t-elle avec un soupir navrant… Plus rien, plus rien !…
Et malgré toute sa fermeté, ses petites mains se tordaient et ses yeux se remplissaient de larmes… C’était une scène affreuse et déchirante dans sa simplicité. Ces grandes affiches jaunes avaient quelque chose de sinistre, et ces mots constamment répétés : À vendre, à vendre…, un air d’ironie cruelle qui navrait.
La veille, riche héritière ; le lendemain, plus rien. Voilà la vie ; place à d’autres !
Oh ! si le rêve avait été brillant, le réveil était terrible ! d’autant plus terrible pour cette enfant aimée d’une fée capricieuse qui l’avait comblée de tous ses dons pendant dix-sept ans et qui les lui retirait brusquement, sans transition… Aussi combien souffrait ce petit cœur si fier, si gai hier, paré de toutes ses illusions, gâté par le bonheur, si éprouvé aujourd’hui !… Le voile se déchirait, montrant enfin la réalité ; les illusions s’envolaient une à une, à tire-d’aile. Combien elles étaient pénibles, les pensées de cette pauvre enfant jetant un dernier regard d’adieu à ce qui avait été sa chambre : un riant petit nid chaste et blanc, sacré pour tous jusqu’alors, et dont on énumérait maintenant les moindres détails sur des affiches d’un pied de haut, et des réclames que le monde lisait :
Chambre de jeune fille Faille blanche et bois de rose… »
Oh ! ils pouvaient pleurer, les anges ! se cacher les yeux pour ne pas voir cette profanation et se boucher les oreilles pour ne pas entendre ces voix sonores, résonnant, froides et indifférentes, dans cette maison désolée.
C’était d’un triste à faire pleurer, et le regard d’Alice, quand elle quitta pour toujours cette chambre calme, où sa rieuse enfance s’était écoulée insouciante et folle comme un rêve tout rose, ce regard et cet adieu étaient bien tristes aussi.
Elle s’arrêta sur le seuil. Le soleil, un beau soleil de midi, tout doré, brilla une seconde dans ses cheveux blonds, puis la porte se referma lentement avec un long soupir de regret et d’adieu pour l’enfant bien-aimée qui l’avait ouverte et fermée tant de fois.
… Que la bénédiction de Dieu l’accompagne dans cette nouvelle vie sombre et triste qui va commencer pour elle, et qu’il fasse luire un autre jour de soleil, gai et resplendissant, un jour de paix et de bonheur pour compenser les larmes de celui-là.
Que Dieu la conduise dans ce nouveau chemin inconnu, où son pied se heurtera à bien des cailloux, sa main à bien des épines et son cœur à bien des déceptions…
Qu’il la conduise et l’éclaire !
La porte se referma sur Alice, qui se trouva toute seule dans le couloir.
C’était fini ; elle ne reverrait plus jamais toutes ces choses gracieuses au milieu desquelles elle avait vécu jusqu’alors…, tous ces petits trésors rassemblés à grand’peine, à grand frais souvent et qui formaient un ensemble adorable ; tous ces riens que sa présence animait, auxquels sa jeunesse rieuse et folle donnait une vie, un air indéfinissable de gaieté chaste, angélique, naïve et qui étaient si bien elle-même, sa vie, son moi ! ces mille choses insignifiantes, sans nom, qui prenaient une physionomie mélancolique ou gaie, suivant l’impression du moment ; qui riaient de son rire, pleuraient avec elle, respiraient son parfum, aimaient ses fleurs préférées…, parlaient de ses goûts, de ses caprices ; tous ces confidents dévoués, auxquels elle tenait comme à de vieux amis et qui l’avaient consolée, aimée, comprise… ; auxquels souvent, d’un regard, elle avait dit bien des choses qu’elle ne s’avouait pas à elle-même. Non, elle ne reverrait plus jamais ces êtres inanimés qui sont cependant, qui existent, qui ont l’air d’avoir une âme et de penser souvent, qui avaient été lady Fauvette autant qu’elle-même, et qu’on vendrait aux enchères le lendemain ; qui seraient dispersés, dépareillés, qu’on enlèverait de là pour les conduire où ? Dieu sait !… qui étaient moins à elle maintenant qu’aux inconnus qui venaient les regarder ; elle n’avait plus de chambre, plus de maison, plus rien !… Et cependant elle releva la tête fièrement, tandis qu’elle descendait le grand escalier, et prit son air le plus hautain en traversant la foule des curieux qui encombraient le vestibule et les antichambres ; elle sourit même en tâchant de calmer son chien qui aboyait furieusement après ces personnages inconnus qui parcouraient l’hôtel en tous sens, comme en pays conquis.
— Paix ! César ; taisez-vous, lui dit-elle en le flattant de la main. Vous n’avez plus rien à dire ici.
C’était un caractère, un caractère élevé et grand, que cette enfant de dix-huit ans. Elle ne voulait de la pitié de personne !
— C’est miss Beaumont, disait-on en la regardant. Oui, ce doit être elle. Quelle morgue, quelle insouciance !
Et en effet, son air indifférent, sublime pour qui savait ce qu’il y avait de larmes, de douleur intense, de désespoirs cachés sous ce masque impénétrable et froid, plus dédaigneux que jamais, devait paraître étrange à ceux qui ne la connaissaient pas et ignoraient ce que son cœur, son orgueil et sa fierté souffraient ! Elle traversa la serre, où quantité d’amateurs s’extasiaient devant les superbes collections de camélias et de tubéreuses, puis, ouvrant une des grandes portes-fenêtres encadrées de lianes, se trouva dans le bureau de M. Ed. Beaumont ; toujours la même chambre sombre et silencieuse, où le bruit n’arrivait qu’affaibli, presque perdu sous les lourdes tentures des Gobelins, où le soleil, qui y pénétrait à peine du reste, produisait de si singuliers effets de lumière et d’ombre, qu’on croyait, par moments, voir se profiler quantité de figures étranges, insaisissables sur les murs et derrière les tableaux… Dans cette chambre énorme, d’un luxe simple et grandiose, riche de curiosités artistiques, de merveilles introuvables, deux hommes écrivaient devant le bureau-ministre encombré de papiers.
Tous deux tournaient le dos à la porte ; aussi ils ne virent pas Alice qui entrait doucement et s’arrêta quelque temps à les regarder ; enfin, s’approchant à petits pas :
— Père ! c’est moi, murmura-t-elle en embrassant Beaumont occupé à écrire fiévreusement.
L’ancien banquier était bien changé. Ses yeux noirs qui brillaient d’un éclat fébrile, ses joues hâves et pâles, ses cheveux grisonnant sur les tempes disaient les longues et affreuses souffrances qu’il avait endurées avant de s’avouer vaincu, les nuits terribles qu’il avait passées et tout ce qu’il souffrait encore, ce père qui adorait sa fille et qui l’avait ruinée. Il leva la tête, et toute sa physionomie s’éclaira quand il aperçut Alice.
— Pourquoi n’êtes-vous pas restée chez les Barcley, comme ils vous en avaient priée, ma Fauvette ? Pourquoi être venue ici aujourd’hui, quand vous pouviez si bien vous épargner ce chagrin ?
— Et vous, père ? demanda-t-elle en souriant.
— Moi ? oh ! moi, c’est autre chose, enfant ; il le fallait bien. Tenez, voilà Zachary, à qui j’avais donné rendez-vous pour différentes affaires… ; et du doigt il montrait le personnage muet qui semblait profondément enfoncé dans ses calculs.
Alice alla vers le bonhomme et, lui tendant les deux mains :
— Bonjour, mon vieux Crupp.
— Toujours la même ! murmura le digne Zachary en la contemplant…
Il fut pris subitement d’une quinte de toux on ne peut plus désagréable.
— Comment… hum ! hum !… vous portez-vous, miss Alice ?
— Bien, oh ! bien, je vous remercie.
— Je suis heureux… hum ! hum !… autant qu’on peut l’être après des événements aussi… Ne faites pas attention, miss, je me trompe. Enfin, la vérité est que je suis réellement satisfait d’avoir à vous annoncer… une bonne nouvelle.
— Une bonne nouvelle !
Elle sourit d’un air incrédule, en répétant :
— Une bonne nouvelle, dans un pareil moment !
Maître Zachary atteignit, par gradations à peu près insensibles, la nuance cramoisie d’un homard cuit à point.
— Oui, miss.
— Que dites-vous là, Crupp ? demanda Beaumont, quittant pour un instant ses grands livres.
— Je dis, monsieur Ned…, je dis… Vraiment, la question est si délicate, si difficile à aborder ! Enfin, quelqu’un, une personne…, qui devait depuis longtemps une somme…, minime à la maison Beaumont…, mille livres, miss Alice, pas un penny de plus. Cette personne, se trouvant aujourd’hui en position de rembourser sa dette, vous prie de bien vouloir accepter les mille livres en question, plus les intérêts à cinq pour cent pendant dix ans, ce qui fait une somme totale de…
— Le nom de cette personne, Zachary ?
— Son nom, monsieur ?
Le bonhomme tressaillit violemment.
— Son nom ? Elle n’a pas de…, ou du moins désire garder l’anonyme.
— Et moi je veux savoir ce nom.
Le vieux caissier regarda son patron d’un air effaré, et, entre nous, j’ai idée qu’il eût mis n’importe qui à sa place, dans son paletot orange, avec grand plaisir.
— Je vous assure, monsieur Ned, je vous jure…
— Oh ! ne jurez pas, je vous en prie, Zachary, ne jurez pas ! dit Alice en lui prenant les mains. Regardez-moi bien en face, là…, ne parlez pas ! Voulez-vous que je vous dise le nom du débiteur inconnu ?
Maître Crupp fit vivement un geste de dénégation énergique.
— C’est, c’est…
— Non, miss, non, mille fois non !
— C’est vous, mon fidèle ami.
— Moi ?
Il aurait fallu voir l’air de stupéfaction avec lequel le bonhomme accueillit cette réponse et ses regards indignés. Eût-il été accusé de vol ou d’assassinat qu’il ne s’en serait pas défendu avec plus de chaleur.
— Moi !
— Et vous avez pu croire, Crupp, que nous consentirions à ce que vous vous dépouilliez ainsi pour nous ? Oh ! c’est mal, c’est mal !
— Mais, monsieur, quand je vous répète…
— Non, ne me dites plus rien.
— Eh bien ! je parlerai cependant. Ce sera la première et la dernière fois que je vous aurai désobéi depuis votre enfance, monsieur Ned ; mais enfin je veux parler, je veux dire une bonne fois ce que j’ai sur le cœur. Personne ne m’en empêchera. Sommes-nous dans un pays libre, monsieur ? oui ou non, sommes-nous dans un pays libre ?
Miss Alice, ma chère mignonne, quand j’avais quinze ans et que j’étais un pauvre petit malheureux sans pain, sans abri, M. James Beaumont, votre grand-père, me prit à son service sans recommandations d’aucune sorte et suivant en cela l’impulsion de son bon cœur. Je n’étais bon à rien alors ; je le servis fidèlement…, oui, j’ose le dire et je suis fier de le dire, je le servis trente ans et je le servis fidèlement !… À sa mort, M. Edward Beaumont me continua cette confiance dont je sus me rendre digne. Dites-lui, monsieur Ned, dites-lui que vous n’eûtes pas à regretter, pendant les derniers dix ans qui viennent de s’écouler, d’avoir honoré Zachary Crupp de votre confiance, et que ce fut toute sa vie un honnête et fidèle serviteur de la maison !… Dites-lui que, pendant quarante ans qu’il fut le caissier de Old London & Hull Bank, il a rempli honorablement les devoirs de sa charge !
L’honnête Zachary s’arrêta un instant, comme suffoqué par l’idée de ce qu’il avait encore à dire ; puis, faisant un effort, il reprit :
— Vous savez que j’ai vécu jusqu’à présent comme un vieux hibou de célibataire inutile et égoïste, dont le seul rayon de soleil était votre sourire, mademoiselle ; vous savez que j’étais avare et sobre et que je dépensais bien peu, quoique gagnant beaucoup…, beaucoup trop, je l’ai toujours dit à votre père, deux cent vingt livres. Je ne valais pas autant ; on eût trouvé cent comptables pour un à moitié prix ; il n’a jamais voulu comprendre cela. J’ai mis tous les ans une petite somme de côté, me disant : « Quand l’enfant sera grande et qu’elle se mariera, je veux lui faire un cadeau de noce, mais un cadeau de noce superbe, qui me fasse honneur et dont je sois fier… » Il s’est trouvé que la tirelire était mieux garnie que je ne pensais ; tant mieux. Cet argent n’est pas à moi ; on me l’a donné alors que je ne le méritais pas ; on a continué à me le donner alors que je ne le méritais plus… Je n’en veux pas, je n’en ai que faire ; il appartient à la maison Beaumont, que Dieu bénisse ! qu’il retourne à la maison Beaumont… Il me brûlerait les doigts…
Je suis seul au monde, je n’ai ni famille ni enfants ; personne ne m’aime et je n’aime personne, personne que M. Ned et vous, miss Alice.
Maître Zachary fit une pause, toussa une bonne fois, de façon à se rendre la voix claire pour longtemps, et, regardant la jeune fille d’un air de doux attendrissement :
— Rendez-moi bien heureux en acceptant cette petite somme, miss Alice. Oh ! je vous en prie, ne me refusez pas !… Ne faites pas ce chagrin à votre vieux Zachary, qui si souvent vous a fait sauter sur ses genoux quand vous étiez un bébé ! Ne lui faites pas ce chagrin, il vous aimait tant, tant !
Le pauvre vieux n’en dit pas davantage ; il pleurait à chaudes larmes, tenant d’une main sa tabatière, brandissant de l’autre le fameux sac de toile grise qu’il tendait à Alice.
— Prenez-le, mignonne aimée ; prenez-le, je vous en prie.
— Pour rien au monde, Crupp. C’est me connaître bien peu que de m’offrir pareil sacrifice, avec l’espoir que j’accepterais. Moi, moi, vous dépouiller ainsi ! Le jour où je ferai cela, vous pourrez dire que je suis bien changée.
— Dès son enfance, elle montra du caractère, murmurait le bonhomme, tendant toujours son sac.
— Non, non, reprenez votre argent ; il est à vous, bien à vous… Méprisable et vil serait celui qui en accepterait seulement un demi-penny. Vous êtes un bon cœur dévoué, Crupp. Elle lui prit la main et la serra dans les siennes :
— Un généreux et fidèle ami, et Dieu sait qu’ils sont rares !
— Oh ! mon enfant ! mon enfant ! sanglotait le vieillard en baisant les petites mains qu’on lui abandonnait sans résistance…
— Ne me refusez pas…, pauvre ange…, si jolie…, si fière et rien, rien… Que vont-ils faire, mon Dieu ! Prenez, voyons… la moitié… Voulez-vous ?
— Plus un mot à ce sujet, ou nous nous fâcherions.
— Monsieur Ned !…
Elle a raison, Crupp, toujours raison ; du reste, franchement, nous n’avons que faire de cet argent, et tant que miss Beaumont aura son père j’espère qu’elle ne manquera de rien, ajouta fièrement le banquier en embrassant sa fille ; pour moi, tous les trésors de la terre, tous les diamants de Golconde et tout l’or du Pérou ne valent pas une des boucles de cette petite tête-là.