Lady Fauvette/Lady Fauvette/16

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 155-164).

XVI

Il était dix heures du matin ; un jeune groom en culotte courte ouvrit doucement la porte de la chambre à coucher où lord Linsbury reposait.

— Monsieur ! dit-il en s’approchant du lit.

Pas de réponse ; lord Linsbury dormait à poings fermés.

— Monsieur ! continua le jeune garçon en haussant la voix, il est dix heures !… Dix heures, milord, dix heures !…

Ce dernier « dix heures » s’éleva à un diapason si formidable, qu’on eût pu le prendre tout aussi bien pour un roulement de canon que pour la voix un peu forcée d’un jeune homme si petit, et qui, du reste, n’avait fait aucune étude préalable dans ce genre de vocalises.

— Hein ! qu’est-ce que c’est ? Mille diables, Bob, le feu est-il à la maison ?… Qu’y a-t-il ?… Pourquoi faites-vous ce tapage infernal ? Trouvez-vous par hasard que votre maître dort trop depuis un mois ? Dites, monsieur, le trouvez-vous ? Croyez-vous que l’affreuse déception qu’il vient d’éprouver ne suffit pas amplement à mettre un homme de cœur hors de ses gonds, à le réduire à un état misérable ?… à l’empêcher de dormir, monsieur, à lui donner des nuits blanches particulièrement désagréables et tout à fait pernicieuses pour la santé d’un gentleman sensible et bon, qui est tout âme, tout cœur, tout sentiment ?…

Lord Linsbury poussa un profond soupir accompagné de bâillements prolongés, et regardant son groom d’un air douloureusement langoureux, bien fait pour inspirer la pitié :

— Oh ! mon garçon, dit-il, la vie est une vallée de larmes…, passez-moi mes chaussettes, une triste et désolante comédie, un affreux martyre, Bob, pour ceux qui, comme votre maître, ont le cœur tendre ; ma robe de chambre, s’il vous plaît, là, dans l’armoire à glace, petit maladroit. Comme je l’aimais ! comme je l’aimais ! Personne au monde. ne saura avec quelle passion !

Lord Linsbury se laissa tomber dans un fauteuil d’un air languissant.

— J’en mourrai !

Puis, changeant de ton :

— Je vous ferai remarquer, petit nigaud, que j’attends toujours ma robe de chambre…, et que je n’ai pas, non vraiment, que je n’ai pas chaud du tout.

— Voilà, milord !

Le petit groom se mit en devoir de vêtir son maître, tout en regardant ce dernier d’un air moqueur.

— Milord n’est pas malade ?

— Malade… de cœur, mon ami.

Lord Linsbury avait à peine endossé sa robe de chambre que la porte, s’entr’ouvrant, livra passage à un individu très élégant et connaissant à fond les belles manières, qui fut annoncé comme « le coiffeur de milord. »

Le coiffeur de milord entra d’un pas grave, ainsi qu’un homme qui connaît sa valeur, tandis que le groom s’éclipsait, après s’être, au préalable, enquis de ce que monsieur désirait pour son déjeuner :

— Un blanc de volaille, des côtelettes, deux perdreaux ?

— Ne me parlez pas de ces détails essentiellement prosaïques, Bob. Malgré tous mes efforts, je ne parviendrai donc à faire de vous qu’un petit valet mal dressé et absolument dénué de distinction ? C’est un de mes grands chagrins ! Je n’ai guère d’appétit, ajouta Arthur Linsbury, vous me donnerez du thé…, du thé et des confitures…

Il n’avait pas fini que le petit groom, faisant un profond salut, s’envolait vers l’office, afin d’y commander le déjeuner peu substantiel de son maître. Milord Linsbury, de Linsbury Park (Sommersetshire), marcha à pas lents jusqu’à sa table de toilette et abandonna sa tête intéressante aux soins très appréciés de M. Tarquin Pickering. Avant de commencer l’opération délicate qu’on appelle la coiffure d’un gentleman, cet artiste distingué demanda si milord dînait en ville ou à son club, s’il se promenait à cheval jusqu’au Park, ou s’il comptait faire des visites ; en somme, quel genre de coiffure milord désirait.

— Le genre ! le genre a une importance considérable, et telle raie qui conviendrait parfaitement pour un pique-nique de garçons serait fort déplacée à un dîner prié.

Milord n’ignorait aucune de ces particularités et s’en rapportait entièrement au bon goût de M. Pickering. Il ne dinait ni en ville ni à son club ; probablement ne dînerait-il pas du tout… ; quant aux visites…-lord Linsbury eut un pâle sourire — il n’y fallait pas songer. Lord Linsbury était affecté d’un spleen affreux, occasionné par des peines de cœur d’une nature essentiellement éthérée et qui le réduisait à un état de mélancolie voisin du désespoir, dont rien, rien ne pourrait le distraire.

— Tels sont les tourments que j’endure, Pickering, depuis un mois, jour et nuit. Coiffez-moi donc simplement, sans prétention, et ainsi qu’il convient à un homme dont le cœur et l’âme sont en deuil.

— Je vois ce qu’il faut à milord ; dans sa situation d’esprit, on ne peut raisonnablement lui faire que ce que nous appelons, en coiffure, une tête à la Werther.

Le mélancolique Arthur s’enfonça dans son fauteuil, ferma les yeux à demi et abandonna sa chevelure aux rares capacités et aux mains habiles de M. Tarquin Pickering.

— Linsbury, Linsbury, êtes-vous fou, très cher ?

— Ah ! c’est vous, Halifax !

— Eh oui, c’est moi. Pourquoi vous faites-vous mettre des papillotes ? Dites-moi, nous ne sommes pas en carnaval, que je sache ; il faut que vous ayez perdu le sens commun…

Là-dessus, M. John Halifax partit d’un immense éclat de rire, qui scandalisa M. Pickering au point de lui faire abandonner pour un instant ses fers à friser.

— Est-ce vous, Tarquin, qui avez conseillé à milord cette diable de sotte coiffure qui le fait ressembler à un amoureux de la reine Beth ?

— Oui, monsieur, c’est moi, répondit d’un air digne le coiffeur à la mode.

— Eh bien, je ne vous en fais pas mon compliment ; ainsi, voilà à quoi vous passez votre temps, Arthur, vous vous faites coiffer, pomponner, bichonner, ni plus ni moins que le toutou favori de miss Arabella Lhort, du théâtre de Drury-Lane ? Voilà pourquoi on ne vous voit plus nulle part ; vous vivez en chartre privée depuis quinze jours, laissant les gens raisonnables faire toute espèce de commentaires impossibles sur votre disparition mystérieuse. Figurez-vous que le bruit courait que vous vous étiez fait enlever par une jeune et belle inconnue qui vous adorait.

Lord Arthur prit un petit air fat :

— Hélas, combien on se trompait, mon pauvre Halifax ! je suis malade…, oh ! bien malade ; j’ai le moral attaqué !…

La douleur de M. Linsbury fit tout à coup explosion :

— Vous ne pouvez vous faire aucune idée, John, de ce que je souffre, c’est affreux…, j’en mourrai ! Pickering, le flacon de sels, s’il vous plaît.

— Voilà un animal qui devient absolument ridicule ! murmurait Halifax en contemplant son ami ; assez de singeries, mon garçon !… Voilà qui est bien. Que diable, vous vous donnez des airs de petite-maîtresse à mourir de rire ! Monsieur a des faiblesses, des vapeurs, il se sert de vinaigre aromatique et se fait coiffer à la Werther ; délicieux ! Allons, secouez-vous une bonne fois, Arthur, et venez chez Schult avec moi.

— Chez Schult, monsieur ! vous n’y pensez pas ?…

Et cette pauvre victime d’une passion malheureuse, jetant à Halifax un regard indigné, replongea son nez aristocratique dans l’élégant flacon de sels, éternua bruyamment comme un homme qui reprend un peu possession de lui-même et, s’adressant à son coiffeur :

— Continuez, Tarquin. Chez Schult !… Aïe, faites donc attention, vous m’arrachez les cheveux !… Chez Schult…, aujourd’hui ! Hélas, vous ignorez sans doute, John, qu’il y a un mois jour pour jour que je la vis pour la dernière fois ! Elle m’apparut alors comme un sylphe, une vision, un rêve !… Et depuis, que d’événements !… je n’y survivrai pas ! Tuez-moi, mon pauvre ami ; vous ferez une bonne œuvre, une action généreuse en tranchant à jamais le fil des jours misérables de votre triste Arthur.

— Ta, ta, ta… Trêve à tout ce galimatias d’absurdités sentimentales !… C’est on ne peut plus bourgeois. Soyez un gentleman, que diable !

— Monsieur, vous insultez à ma douleur, à mon désespoir… ; je l’aimais, monsieur !

— Eh oui, vous l’aimiez !… nous l’aimions tous : Fairy, le petit Henry Shandon, Darley, Milton, votre ami Grenville et… moi-même. C’était une demoiselle diablement aimée. Par exemple, je parle au passé… ; aujourd’hui, c’est fini. Ils ont tous fait plus ou moins de folies, depuis lord Fullerton, qui conservait précieusement un de ses cheveux dans sa boutonnière, jusqu’à George Grenville, qui acheta dernièrement son cheval favori un prix fou… On dit qu’il lui a fait faire une stalle particulière, qu’il le soigne et le bouchonne lui-même ; c’est fort possible. Jusqu’à moi, qui vous parle, j’eus pour cette petite personne une passion… insensée ; entre nous, je songeai même un instant à la demander en mariage. Ma foi ! je me félicite de ne l’avoir pas fait ; une dot de 80, 000 livres, ou rien, savez-vous que cela change singulièrement la face des choses ?… Non, on ne se meurt plus pour miss Beaumont, la mode en est passée avec les roses blanches et les perles qu’elle affectionnait. On aime maintenant miss Rosa Doney et les chiens havanais. Une passion pour miss Rosa ! c’est de très bon ton ; on l’adore, voyez-vous ! Trois gentlemen ont voulu se noyer pour ses beaux yeux en un seul jour ; elle a un succès fou ! Si vous voulez me laisser faire, nous irons déjeuner chez Schult ensemble…

— Non, non, jamais, Halifax.

— Laissez-moi continuer, cela ne vous engage à rien nous déjeunerons chez Schult, et de là j’irai vous présenter à miss Rosa Doney. Qui sait ? Vous êtes capable d’en devenir éperdument amoureux à première vue. Pour être un parfait gentleman, il faut suivre la mode et n’adorer que les étoiles qui brillent… Aimer sans espoir est non seulement bête, mais essentiellement vulgaire. Or, le règne de miss Beaumont est passé, miss Doney lui succède, il faut prendre feu pour les charmes de miss Doney et devenir fanatique des chiens havanais, comme on était fanatique des roses et des bengalis il y a un mois. Maintenant, on offre aux demoiselles des corbeilles de petits bichons comme on offrait des gerbes de fleurs, alors que votre idole était considérée comme la jeune personne la plus riche et la plus charmante des temps modernes. Conduire un caniche en laisse, c’est le suprême du genre ! Allons, dites adieu aux airs penchés, donnez un bon coup de peigne à vos boucles à la Werther, et venez rendre hommage à la beauté du jour ; c’est une personne romanesque, vous lui plairez.

Lord Arthur Linsbury sembla réfléchir profondément pendant quelques secondes ; enfin, dénouant brusquement les cordons de son peignoir de toile blanche :

— Au fait, dit-il, pourquoi ne me coiffez-vous pas à la mode, Tarquin ?

— M. Tarquin Pickering avait remis son élégant pardessus et s’apprêtait à quitter la chambre.

— Milord m’avait dit qu’il ne sortait pas et désirait une coiffure qui s’accordât avec ses sentiments ; j’ai suivi ses ordres.

— Et vous m’avez fait une coiffure antique, ridicule, absurde !…

Le célèbre artiste n’en entendit pas davantage, il fit un salut gracieux et sortit majestueusement.

— Au diable l’imbécile ! s’écria Halifax ; dépêchez-vous, Arthur.

— Vous avez raison, mon cher, faites-moi le plaisir de sonner mon groom.

Halifax sonna. Bob parut.

— Allez m’acheter un bichon havanais, mon garçon, et vivement… Je ne déjeunerai pas ici, qu’on selle Lightning, je sors… Allons, dépêchez.

Une heure plus tard, milord Linsbury promenait ses airs penchés et son petit chien dans les allées de Green-Park, et, le soir même, miss Rosa Doney comptait un adorateur… et un chien havanais de plus.