Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/9

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 308-322).

IX

LE TOUR DU BOIS

Ils s’étaient rencontrés devant la pelouse des Anglais, dans la grande allée semée de sable rouge.

Le jeune feuillage des arbres dégouttait de rosée, une rosée fine, scintillant aux premiers rayons du soleil.

Il avait fait faire volte-face à son cheval ; il s’était rapproché de celui de Madame.

— Tiens !… vous, d’Alliane !

— Chère madame… si tôt ?

— Vous faites le tour ?

— Oui… Et vous ?

— Moi ? Je me promène ; il y a une éternité que je n’ai plus pris l’air… Un temps délicieux, du reste… Ça sent bon toutes sortes de choses. Le printemps est bien hâtif, cette année.

— Oh ! certainement.

Et ils s’étaient trouvés, alors, l’un à côté de l’autre, avançant au pas, lentement.

Madame expliquait qu’une envie irrésistible l’avait poussée à sortir, ce matin-là… et qu’elle s’en était allée, comme cela, toute seule, avec son cheval Ali, sans but, sans projet préconçu, sans savoir au juste où elle s’arrêterait.

Elle ajouta :

— D’abord, j’allais droit devant moi, à l’aventure ; je montais les boulevards, machinalement, par habitude… puis, j’ai pris l’Avenue, j’ai laissé faire Ali. Il m’a conduite au Rond-Point. Le bois était là, en face de moi, et si frais, si grand, si vide, si joli dans le brouillard, sous sa toilette d’avril… Ma foi ! je n’ai pas résisté. C’est une escapade, une véritable escapade.

D’Alliane, galamment, remercia le hasard qui avait permis que Madame ne résistât point ; il se félicita de l’avoir rencontrée.

De grands garçons, en jersey bleu marine, jouaient au lawn-tennis dans l’herbe. Cela les fit rire :

« Une drôle d’idée, tout de même, de se mouiller les pieds, comme ça, dès huit heures du matin ! — Le moyen d’attraper des fluxions de poitrine, sûrement ! »

D’Alliane déclara que cela lui était parfaitement égal pour ces messieurs, que, s’ils risquaient de s’enrhumer, c’est que cela les amusait ; qu’au surplus, ils avaient l’âge de savoir se conduire…

Et il demanda, tout de suite, sur un ton de vif intérêt :

— À propos, le petit… sa scarlatine… c’est fini, bien fini, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon ami, si ce n’était pas bien fini croyez-vous que je serais ici ?

« Oui, grâce à Dieu, c’était fini. L’enfant avait été très, très mal… Ce qu’il avait souffert, Madame seule le savait ! — Aussi, il était changé, son Paul ! Et maigre, et grandi ! Ses yeux bleus paraissaient énormes maintenant, dans sa pauvre petite figure toute blanche ; on lui avait coupé les cheveux… »

— Tenez, d’Alliane, vous ne le reconnaîtriez plus : c’est à pleurer.

Et, à l’idée de son enfant qui avait tant souffert, de ces longues heures douloureuses qu’elle avait passées là, abîmée dans un fauteuil, auprès du berceau, avec ces mains enfiévrées constamment dans les siennes, un frisson secouait Madame, ses joues pâlissaient, ses yeux se remplissaient de larmes.

— Savez-vous bien qu’il aurait pu en mourir ? fit-elle d’une voix basse, altérée, comme si rien que cet affreux mot « mourir » devait évoquer à lui seul le fantôme et l’horreur de la mort.

D’Alliane ne disait rien ; il ne trouvait pas « la formule. » Eh ! puisque tout danger était passé, cependant… C’était bien extraordinaire, ce chagrin rétrospectif !

Et il considérait Madame, très surpris ; elle lui paraissait autre, toute différente de l’exquise et folâtre petite femme qu’il avait connue trois mois plus tôt et pour laquelle il s’était senti, vraiment, un fort caprice on lui avait changé son idéal ; ça n’était plus cela, plus du tout !

Froidement, il fit observer que la fièvre scarlatine était une de ces maladies que tous les enfants doivent subir, plus ou moins, et que, puisqu’il n’y avait pas apparence d’une rechute…

Il sentit qu’il venait de prononcer là un mot malheureux, et il eût donné tout au monde pour le reprendre lorsqu’il vit la charmante petite tête de Madame, — rendue cent fois plus charmante encore par le chapeau d’homme et la coiffure haute qu’elle portait ce matin-là — s’incliner mélancoliquement sur son épaule, tandis que ses doigts lâchaient les brides, au hasard, et qu’elle murmurait, tout oppressée :

— On ne sait jamais ; voilà, justement. Voyez-vous, s’il allait venir une rechute !…

Il était bon, au fond, sous ses affectations sceptiques de dandysme effréné ; il comprit qu’elle souffrait, il devina son angoisse ; il voulut la consoler absolument et réparer sa sottise. Il prit un ton de docteur, un ton d’homme très au fait et qui sait ; il dit :

— Allons donc ! Si la rechute avait dû venir elle se serait produite immédiatement. Ce n’est pas après neuf semaines, après la convalescence… Il mange, n’est-ce pas ?

— Oui ; un œuf à la coque, des bouillons très légers, un blanc de poulet…

— Eh bien ! alors, dites-vous qu’il est guéri, complètement hors d’affaire, et ne vous mettez pas martel en tête. Il n’y aura pas de rechute.

Elle le regarda, presque convaincue :

— Vous croyez ?

— Je vous le certifie.

Elle sourit.

Le soleil s’était levé tout à fait, un de ces soleils suaves et blancs des aurores printanières, un soleil gai, tiède et doux, aux limpidités de cristal ; ils passaient tout contre un frêne dont les branches tombantes les frôlèrent… Un parfum léger d’aubépine montait de la terre humide et les petites feuilles toutes jeunes des marronniers et des hêtres se découpaient, en fines dentelles d’un vert tendre, sur le ciel éblouissant.

Ils se serrèrent la main ; ils dirent, tous les deux à la fois :

— Comme il fait beau !

Et le rire, son adorable rire de petite fille, éclairait encore une fois le visage rose de Madame lorsqu’elle ajouta :

— Vous êtes un bon garçon, vous, monsieur d’Alliane !

Il déguisa en moue ravie la grimace qui lui montait aux lèvres : « Un bon garçon… » ma foi ! c’était peu.

Il abandonna ses airs doctes ; il fut très aimable et il essaya de reprendre le ton de vague flirtage de l’hiver.

Mais elle était bien changée, décidément ; elle le laissa aller, très calme, indifférente, la pensée ailleurs, n’ayant d’attention que pour le paysage, la majesté superbe des grands arbres, la douceur du gazon, la transparence surprenante des eaux du lac qui reflétaient consciencieusement les moindres touffes d’ajoncs du bord ; l’air « possible », le caractère de vérité sauvage des roches artificielles déjà toutes couvertes d’une végétation folle de cilènes et de genêts épanouis. Elle jeta un cri émerveillé pour une blanche stellaire poussée toute seule, au fond d’un ravin, entre deux monticules assez escarpés, comme une étoile d’argent tombée des nuages.

Elle dit :

— Voyez donc, monsieur d’Alliane, la jolie fleur !

Et force fut bien au « cavalier de ces dames d’interrompre ses phrases sentimentales. Il glissa à bas de sa monture, il alla cueillir cette fleur que Madame trouvait jolie. Il courait dans la mousse pleine de rosée, sans souci des ronces qui lui déchiraient la figure, ses pieds buttant contre les grosses racines ; il sauta les fossés avec la braverie d’un collégien qui fait l’école buissonnière : deux fois il faillit tomber, et il entendit, tressaillant de rage impuissante, Madame qui lui jetait, de son ton mordant :

— Laissez donc, vous ne l’aurez pas ; c’est trop loin, la pente est trop raide. Nous en trouverons d’autres, allez… Vous êtes bien gentil, d’Alliane ; savez-vous que je ne me le pardonnerais jamais si vous deviez vous casser le cou… pour une fleur ! Ça serait poétique… certes ; mais pas drôle !

« Non, non, que Madame se rassurât ; il ne se casserait rien du tout. Et il l’aurait, cette fleurette ! »

Quand il la lui apporta enfin, il était en nage ; elle le remercia. Il était déjà remonté en selle. La petite stellaire étoilait maintenant le corsage de drap gros bleu de Madame.

Elle la trouvait jolie, avec sa corolle fine comme une gaze, jolie et sentant bon l’odeur des bois.

Ils arrivaient près de la lisière, à la plaine des Écureuils, tout au bout, devant la pointe du lac. Ils ralentirent encore leur allure.

— Ici, on respire, fit Madame.

Elle ajouta aussitôt :

— Hein ! comme c’est désert ; comme on est seuls ! À se croire au bout du monde, à cent lieues d’une ville !

Elle eut un geste large, une expression enchantée ; elle ôta son chapeau brusquement, et elle voulut profiter de l’isolement où ils étaient pour remettre en ordre sa coiffure que le mouvement du cheval et le poids du chapeau avaient dérangée.

« Oh ! que c’était bon, que c’était bon, la campagne… Qu’est-ce qui valait cela ? — Voilà qu’on était là comme perdus, libres sous le grand ciel ouvert… »

Un rayon de soleil virginal et limpide courait dans les flots dénoués de ses cheveux ; les brises matinales avaient avivé son teint, fardant imperceptiblement sa peau jeune, au grain délicat, souple comme un pétale d’églantine et légèrement duvetée près de l’oreille ; la jupe de son amazone écourtée, toute plate sur les côtés et le devant, très froncée par derrière, s’étalait en plis lourds sur la croupe de son cheval blanc, un arabe à la crinière soyeuse ; et, seul, le bout pointu de sa botte de maroquin dépassait, sorti de l’étrier et immobile. Elle se tenait droite, bien en selle, le buste cambré et la tête haute, s’oubliant à emplir ses yeux de tout ce vert, de tout cet azur, de tout cet or qui étaient au ciel et dans les bois. Elle avait laissé son chapeau à d’Alliane ; elle torsait les mèches blondes de sa chevelure d’un tour de main, très lestement, tenant entre ses dents les longues épingles d’écaille qu’elle lâchait une à une, les piquant à mesure, d’un air paisible, sans l’ombre de coquetterie.

Il vit dans cette familiarité je ne sais quelle complaisance provocante, une sorte d’encouragement tacite ; il se rapprocha d’elle, tout près, tout près, et, penché de côté sur sa selle, il noua ses bras autour de la taille de Madame, en lui disant, d’une voix tendre et basse, d’une éloquence passionnée :

— Quels admirables cheveux vous avez !

Elle éclata de rire, un rire brillant et impitoyable, un terrible rire glacé qui lui fit sentir sa méprise ; et elle riposta, d’un ton de persiflage indicible, plus offensant qu’une injure ou un soufflet.

— Ah ! mon pauvre ami, vous êtes d’une fadeur !… si vous saviez !

Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et il se plaisanta lui-même, murmurant, d’un air confus :

— Que voulez-vous, c’est bête, un homme !

Elle avait remis son chapeau ; elle reprenait la grande allée circulaire, ayant trois pas d’avance sur lui ; elle hocha les épaules ironiquement :

« Oh ! oui, oui… bien bête ! »

Elle trouvait décidément d’Alliane fort ridicule : joli… certes trop joli, trop correct, l’air d’un jockey greffé sur un garçon coiffeur, quelque chose de vulgaire, de médiocre et de chétif. Un gentleman cependant, un « vrai », le plus parfait fashionable du club des Vrais… Un monsieur à bonnes fortunes. — Seigneur ! était-il bien possible qu’il lui eût plu un instant, l’hiver ?… Mais il était tout simplement banal, de la plus absolue nullité.

Ils étaient encore une fois l’un à côté de l’autre, les deux chevaux marchant de la même allure mesurée et contenue ; on retournait. Ils parlèrent à bâtons rompus de tout.

D’Alliane dit ce qu’avait été cette foire de charité organisée par les dames de la cour et la fine fleur du Quartier-Léopold au palais des Académies, deux mois auparavant, et où elle n’avait pas pu paraître. « C’était extraordinairement drôle cette kermesse à grandes toilettes fantaisistes, les marchandes ayant chacune le costume du pays d’où s’importaient leurs articles. »

Et il railla doucement ces messieurs de la docte assemblée qui consentaient, de la meilleure grâce du monde, à céder une de leurs salles pour ce jeu puéril de jolies femmes, tandis qu’il savait, par exemple, certaine société savante très sérieuse à qui on la refusait impitoyablement depuis des années…

— Après cela, quand c’est pour les pauvres ! fit-il, en manière de conclusion, avec un plissement des lèvres, une manière de rouler les yeux toute pleine de sous-entendus.

« Et elle, allait-elle continuer à vivre comme cela, pour elle toute seule, sans qu’on la vît nulle part… à présent que son fils était rétabli… et tout à fait un homme, sapristi, puisqu’il avait quatre ans !… »

Madame répondit que le monde l’ennuyait… « Et puis, franchement la saison était finie. »

-Envolé, mort, l’hiver ! s’écria-t-elle gaiement, en montrant, du bout de sa cravache, les renoncules et les pâquerettes qui émaillaient l’émeraude des talus, le chaud rayon de soleil qui dansait devant eux, dans l’allée, et la verdure frêle des branches au-dessus de leurs têtes.

Il lui demanda ce qu’elle comptait faire l’été ; où elle passerait les vacances.

« Oh ! elle ne savait point. On irait probablement au château, dans les Ardennes… mais plus tard, à la fin d’août… »

Elle s’interrompit, eut un instant d’hésitation et, toute rouge, les yeux brillants, d’un air discret, comme en confidence :

— Georges pose sa candidature, vous savez ?

Il sembla à d’Alliane qu’elle était vraiment bien glorieuse de cela ; il ne put retenir un petit mouvement de dépit :

— En voilà un qui a la vocation du martyre ! fit-il, avec une sorte de bienveillance apitoyée, ce sacré Georges ! comme s’il n’avait pas déjà assez de ses affaires à lui, je vous le demande !

Puis, très galant, le regard doux :

— Est-il possible qu’on s’occupe de tant de choses irritantes et absorbantes quand on a le bonheur d’avoir la femme qu’il a ! Moi, à votre place, je serais jalouse, jalouse du barreau qui est toute sa vie, jalouse de la politique qui le tient, qui le tient bien, allez !

Elle eut l’air de n’avoir entendu que la péroraison de son discours et, très digne, un peu piquée :

— Moi ?… Mais c’est moi qui le pousse dans la politique, c’est moi qui le veux à la Chambre !

Le regard de d’Alliane s’arrêta aux mains menues, au visage si jeune, à tout le corps fin et délicat de cette jolie créature qui venait de parler avec je ne sais quelle subite ardeur, quelle fougue d’ambition têtue et hautaine ; il vit que la mince cravache à pommeau de nacre, élégante comme un joujou de prix, tremblait au bout des doigts gantés, que les chevilles serraient les flancs du cheval, nerveusement, et que le pied, dans sa botte vernie, secouait l’étrier d’argent.

Il songea que la femme était un être aux caprices brusques, inexplicables et multiples ; une combinaison tout à fait ingénieuse de sentiments généreux et d’idées très étroites… ayant exquis tout ce qui venait du cœur et mauvais tout ce qui venait de la tête… Bref, une complexe, une piquante énigme à laquelle il ne comprenait rien.

« Avait-on jamais vu chose pareille ? Voilà que celle-ci se remettait à aimer son mari, — une nature d’élite, une belle et profonde intelligence, un homme vraiment à part, vraiment supérieur et qui l’adorait, non pas parce qu’il était supérieur et intelligent, ni parce qu’il était amoureux d’elle, mais uniquement parce qu’il allait flatter sa vanité, une vanité très mesquine et très aléatoire, à l’aide d’un grelot que, trop souvent, l’habileté seule donnait. »

Madame parlait maintenant avec une grande expansion, comme prise du besoin de confier à quelqu’un tous les espoirs qui étaient en elle ; et elle dit :

« Que Georges réussirait, oh ! certainement !… Il avait toutes les chances, on voterait pour lui en masse… Son compétiteur, au contraire, n’était point sympathique ; il y avait même dans sa vie une très laide histoire que Jules X…, l’ami de Georges, irait rechercher. Ce grand brave cœur de Georges répugnait à ces moyens-là ; il ne voulait pas, trouvait de telles armes misérables et indignes… »

— Mais, vous savez, fit-elle, c’est de bonne guerre, tout de même… et, quand on veut vaincre… Du reste, nous sommes bien tranquilles ; nous aurons une majorité écrasante !

Elle ne dit pas un mot des solides qualités morales de son mari, de son admirable talent d’orateur. « Est-ce qu’on s’arrête à ces détails… Eh ! quand on veut vaincre ! »

On eût juré que, dans son ignorance des choses dont elle parlait, elle pressentait bien cependant que ce n’est jamais par ce qu’on a de meilleur qu’on vainc « quand on veut vaincre ! »

Ils rentraient en ville ; ils se dirent au revoir.

Elle lui abandonna sa main qu’il serra très longuement dans les siennes. Cette fois, elle ne se révolta point.

Mais il comprit bien qu’il ne devait pas tirer gloire de cela et qu’elle se souciait de lui à peu près comme de la pauvre fleur des bois qu’il lui avait donnée et dont elle broyait la tige machinalement, sans réfléchir.