Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/10

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 323-334).

X

AUX BAINS DE MER

— Aussi, cette idée d’aller s’enterrer à Heyst !… Moi, je ne vous ai jamais comprise, ma chère Lucy. Comment, vous avez eu une fin d’hiver vraiment triste, avec ce bébé malade… un mois de janvier d’une monotonie ! Pas une fête, pas un bal, n’allant nulle part et ne recevant personne, vous sacrifiant positivement… et puis, après cela, pour vous distraire, vous ne trouvez rien de mieux que de vous établir ici bourgeoisement, avec le ménage, l’enfant, les bonnes, — qui trouvent le séjour maussade et qui rechignent. — Ne me dites pas non : j’en jurerais. Je connais ça, vous pensez !

Madame eut un petit sourire piteux :

— « Oui, vraiment, elles rechignaient. »

— Là, je vous le disais bien… Vous devez avoir tout plein d’agréments ici un pauvre petit kursaal ridicule où, seules, les fillettes peuvent danser ; pas de cercle, pas de société fréquentable votre modiste ou votre lingère jouant au croquet là-haut, sur la digue ; de loin en loin, un nom connu, un artiste, quelque célébrité qui cherche la solitude et ne veut voir personne. Bref, la plage la plus impossible, la plus lugubre qui se puisse imaginer. Moi, j’y mourrais ! — Tenez, hier, au Skating… vous savez, le Skating, c’est une fureur, à Ostende ; tout le monde skate, je disais justement à mon frère que vous étiez une enfant, une vraie enfant de vous être laissé conduire ici. On peut bien aimer son mari, lui sacrifier ses goûts, négliger le monde parce qu’il est très ours, lui, et que le monde lui déplaît, mais, de là à se résigner, à votre âge, à la vie qu’il vous fait mener… Eh bien ! non, c’est se montrer par trop docile.

— Mais, ma chère Adeline, on est très bien ici, je vous assure ; l’enfant s’amuse, voyez-le jouer là, les pieds nus dans le sable… il devient superbe. Georges se délasse… vous savez bien, la saison a été écrasante pour lui : ses affaires du palais d’abord et, aussi, sa candidature, les speechs dans les meetings, la lutte contre tous ces endiablés d’électeurs qui entrent dans l’intimité de votre vie, avec un sans-gêne ! Qui vous lancent de ces questions saugrenues, de ces remarques invraisemblables et consternantes : Monsieur, vous vous êtes marié à l’église ! Il y a un christ d’ivoire pendu au mur dans votre cabinet, je l’ai vu. Vous faites dire une messe, chaque année, pour l’âme de votre grand-oncle… et les attaques des petits journaux auxquelles il faut parer, la propagande… l’étalage et l’exhibition de soi-même !… Un métier écoœurant, vous ne vous figurez pas ! Aussi, après son élection, il n’en pouvait plus, il était à faire peur. Dans ces circonstances, Ostende ne lui valait rien. Ici, c’est supportable, en somme… Vous n’êtes pas difficile.

— Mais, la villa est jolie, avouez-le ; il y a des fleurs partout ; les roses grimpent très bien au long des colonnades de la véranda, les eucalyptus sont admirables, mêlés aux grands feuillages des palmiers et à la verdure souple des fougères cela fait un ensemble de végétations qu’on dirait exotiques, bien vivaces ; pour moi, le meilleur attrait de l’immeuble, du reste. Nous avons tout le ménage, comme vous disiez. On nous fait les plats que nous aimons et à l’heure qui nous plaît, — notre heure d’habitude, ce qui a son importance, aussi, et ce que vous ne pourriez exiger de votre hôtelier. — Si le séjour n’est pas d’une gaieté folle, et cela, je vous l’accorde, on y vit bien ; mon mari se remet, Paul est resplendissant… Et puis, nous avons ma mère, à qui le tumulte d’une ville d’eau très courue aurait déplu, certainement… Ma foi, nous sommes seuls, en famille, dans notre coin… et très heureux. C’est quelque chose, ça !

Madame avait parlé vite, tout d’une haleine, énumérant avec complaisance les charmes de son intérieur ; elle ajouta, l’air indifférent, comme quelqu’un à qui tout ce qui n’est pas sa vie et son ménage importe peu :

— Et à Ostende, on danse, on skate, on s’amuse ?

— Prodigieusement.

— C’est-à-dire… autant qu’il est possible de s’amuser là où vous n’êtes pas ! fit gracieusement d’Alliane qui s’était rapproché de ces dames.

— Oui, ma chère, ça a l’air d’un compliment banal, ce que mon frère dit là ; au fond, c’est très exact : vous nous manquez. Donc, comme je vous l’expliquais, hier, au Ring, nous avons élaboré ce projet venir vous enlever à votre tyran et vous mener à Ostende pour finir la saison. Une idée à moi, ça ! — Alors, ce matin, dès le premier chant du coq : en chemin de fer, jusqu’à Blankenberghe, où nous avons déjeuné ; et puis, à cheval le long de la plage, et en route vers Heyst ! — D’Alliane me suivait comme mon ombre, vous pensez bien !… Nous arrivons ; chez vous, on nous dit que « Madame est à la mer, avec le petit, dans sa tente, pas loin… » On nous indique votre tente, très reconnaissable de là-haut ; et nous voici. Maintenant, c’est bien convenu, c’est parié : mon frère tient la gageure ; nous vous emmenons.

Madame eut un brusque éclat de rire.

— C’est insensé ! s’écria-t-elle.

— Bien possible ; mais c’est comme cela.

D’Alliance appuyait :

— Chère madame, voulez-vous donc qu’Adeline perde son pari ?

Il était trois heures de l’après-dînée : l’heure de la plage ; les enfants couraient en sabots, emplissant de coquillages leurs minuscules seaux de fer-blanc ; de grandes jeunes filles jouaient au cricket sur le sable, et les vagues glauques, écumeuses, venaient lécher les roues des cabines rangées devant la mer pour le bain du soir. Des barques de pêche, aux voiles fendues comme des ailes d’hirondelles, se balançaient sur le bord, les filets traînant dans l’eau, l’ancre amarrée dans la terre caillouteuse ; à l’horizon, le ciel semblait comme un morceau de gaze bleu rayé d’or, ourlant la mer couleur d’algue.

Un calme envahissant tombait ; et, dans la vive lumière, c’est à peine si les banderoles tricolores, plantées au sommet des édifices de sable que les petits garçons avaient construits, remuaient sous la caresse du vent… Derrière, les dunes s’étageaient, très hautes, brûlées de soleil, arides, sans verdure.

Bien peu de monde, d’ailleurs, sur cette admirable plage aux lontains infinis : deux prêtres qui lisaient leur bréviaire ; une vieille dame infirme, les jambes étendues dans le sable chaud ; des institutrices allemandes armées de cartons à dessiner ; des femmes de pêcheurs, en jaquette rouge, allant et venant, détachant les moules sur le revers des brise-lames ; puis des enfants, des nuées d’enfants très simples, à moitié nus dans des blouses de toile plissées, courtes, sans taille, sans manches, sans ceinture, sans rien de ce qui entrave les jeux ou retient les grands élans, leurs cheveux s’échappant du chapeau Greenaway en paille commune, d’envergure excessive, et les pieds à l’aise dans des sabots de bois noir ; très jolis avec cela, très « anglais », l’air de ridicules petites charges d’anges, le corps dans des sacs et la tête dans des paniers.

L’Océan grondait toujours, toujours… les vagues déferlant l’une sur l’autre, comme autant de monstres fantastiques qui s’entre-dévoraient, qui s’engloutissaient éternellement pour renaître et s’engloutir éternellement, dans un bruit sourd et formidable de lutte homérique.

Et, bien que le décor fût grandiose, Madame, tout à coup, trouvait à cette plage de station balnéaire modeste et paisible, je ne sais quelle physionomie intolérablement vulgaire.

D’Alliane était venu s’asseoir sous la tente, à côté d’elle ; il s’intéressait à la tapisserie de Madame, une merveilleuse bande de fauteuil au demi-point.

— Dites-moi, ma chère Adeline, ce n’est jamais à Ostende, n’est-ce pas, qu’on aurait le temps de broder autant que cela, en trois semaines ? fit celle-ci d’un ton triomphant, en montrant son ouvrage.

— Ah ! non, par exemple ; mais, entre nous, trouvez-vous cela si distrayant ? — Moi, j’avoue que je ne pense au canevas et à l’aiguille que les jours où je n’ai rien de mieux à faire, les jours de grand spleen…

Madame ne répondit pas ; très rapidement l’idée lui passait par l’esprit que, depuis qu’elle était à Heyst, toutes ses journées pouvaient s’appeler des journées de grand spleen.

— Non, on ne travaille guère, à Ostende, continua l’amie ; on fait mieux cinq toilettes par jour… et des toilettes !… un peu soignées !… il y en a d’étourdissantes…

— Ah ! vraiment ? Contez-moi donc ça !

Madame abandonnait son métier, plantait l’aiguille au beau milieu de la libellule dont elle était en train de combiner les nuances et, tendant le cou, extrêmement curieuse :

— Voyons, qu’est-ce qu’on porte ?

— Oh ! des choses hardies, d’une extravagance !… Des soies brochées, à grands fleurages, des lamés d’or et d’argent… et les paniers qui reviennent !… Très excentriques, les paniers, beaucoup de chic, pourvu que la femme soit élégante… Tout dépend de la femme. Par là-dessus, les cols mousquetaire en guipure de Venise, pour la promenade, et les chapeaux chargés de petits oiseaux des îles. Le soir, des gazes, le satin turc, de la dentelle, en nuages, sur les jupes de crêpe de Chine ; des foulards chiffonnés avec, ici et là, un volant de chantilly, une berthe en alençon : la toilette « négligée » bien ville d’eau. Au Skating, ce sont les costumes complets, en cachemire de l’Inde héliotrope ou sang de bœuf, col officier très montant, redingote doublée de soie claire, et… le dernier genre, un feutre mou à aigrette, légèrement incliné sur l’oreille : l’air crâne.

Madame écoutait, très attentive, buvant les paroles de son amie : comme quelqu’un qui entend parler sa langue maternelle tout à coup, après des années d’exil.

— Alors… mais alors, je dois vous faire un drôle d’effet, moi. Franchement, je suis bien paquet, n’est-ce pas, dans ma robe de batiste ? interrogea-t-elle, avec une consternation sincère.

Et Adeline, sans sourciller :

— Absolument.

Ils rirent, tous les trois, de la façon nette dont le mot avait été articulé.

— En vérité, ma mignonne, reprit bientôt l’amie d’un ton posé, votre mari vous perd ; il n’y a que lui pour permettre à l’exquise créature que vous êtes de se fagoter comme vous voilà !

Un vague dépit mordait Madame au cœur et, en même temps, une soif de justice, un besoin de rétablir les faits, d’innocenter son mari :

« Était-il réellement si coupable, ce Georges ?… Non, mon Dieu, non ! Il n’y avait pas d’homme plus facile, moins tatillon, moins disposé à imposer ses préférences à quiconque. Et, au lieu de cela, elle le savait si bien à elle, toujours prêt à prévenir ses moindres caprices que, certainement, il lui aurait suffi de dire qu’elle désirait aller finir sa saison à Ostende pour qu’il y consentît sans discussion… — Mais il ne fallait pas du tout songer à cela. C’était absurde. »

Elle plia sa tapisserie, rappela son petit garçon et, se levant :

— Voyons, venez donc dire bonjour à Georges.

Une mince brise humide gonflait les pans de la tente ; la marée montait, une odeur de bruyères mortes et de varech pénétrait l’air rafraîchi, et les mouettes volaient, d’un vol large, autour des mâtures brisées, des grosses voiles blanches de toutes les pauvres barques qui étaient à l’ancre ; une sérénité majestueuse s’étendait maintenant sur le ciel et l’eau. Le petit, tout rose dans sa robe décolletée, jambes nues, ses grands yeux bleus luisant dans son fin visage mordu par le hâle, saluait d’un air grave, donnant ses joues à baiser.

Elle le trouva beau, beau et vigoureux ainsi, sous le ciel, entre l’immensité du sable et l’immensité de l’Océan ; et elle sut gré à cette puissante nature de le lui avoir rendu tel qu’elle le voyait là. Elle ne trouva plus la plage si bourgeoise, elle ne pensa plus même à cette tapisserie qui avançait, avançait « parce que tous ses jours étaient des jours de spleen » ; elle dit, la voix émue :

— Un boer de Heyst-sur-Mer, mon garçon, vous voyez !

Et elle embrassa à pleines lèvres ces bonnes joues couleur d’ambre qui s’offraient à elle.

Le soir, au moment du départ, Adeline insistait encore, répétant :

— Alors, vous ne venez pas, c’est bien arrêté ?

— Tout à fait. Mais, vous, restez donc ici une quinzaine…

— Vous n’y pensez pas, ma chère : je périrais. C’est que c’est effrayant ce trou-là pour les gens qui n’y sont pas faits !

Encore une fois, Madame eut une tentation, la tentation folle de prendre un chapeau, n’importe lequel, le premier venu qui lui tomberait sous la main, et de dire à son mari, simplement :

— Tu sais, je vais à Ostende avec Adeline !

L’enfant était couché ; Monsieur achevait une partie de trictrac avec d’Alliane, dans le salon ; ces dames prenaient l’air sur la véranda. Tout s’endormait ; à peine, de distance en distance, la lueur d’un réverbère coupait la grosse nuit noire du dehors… Un lourd silence que rompait seul le petit bruissement d’ailes des insectes qui venaient se cogner le nez contre le moustiquaire et, très loin, le son étouffé d’un piano d’hôtel jouant un quadrille.

Adeline serrait Madame dans ses bras.

— Laissez-vous faire, allez ! Je vous le jure, c’est pernicieux pour les jolies femmes, cet endroit-ci.

Elle ajouta, lui parlant à l’oreille :

— Voyons… Vous en mourez d’envie.

Madame fut héroïque ; elle dit : « Non. » Un non sec, péremptoire. Elle ne voulait pas.

Et, quand son amie, avec une voix insinuante qui appelait les confidences, lui demanda :

— Ça n’est pas toujours gai, dites, la politique ? Soyez franche…

Elle, qui pensait que, véritablement, ça n’était pas gai du tout et qu’elle en était bien revenue, sentant là comme une imperceptible, une perfide raillerie, elle répondit bravement :

— Où avez-vous la tête, ma chère ? Vous savez bien que cela peut le mener à tout, à tout !

Et elle acheva sa villégiature à Heyst-sur-Mer ; elle n’alla pas à Ostende.