Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/11
XI
UNE ÉTAPE
La seconde semaine d’octobre.
Sept heures du matin !
Madame sauta à bas de son lit lestement ; et, tout de suite, elle se mit à sa toilette. Elle ne sonna point sa femme de chambre, en rien de temps elle fut coiffée.
Et, tout en nouant ses jupons, laçant ses bottines, ôtant son peignoir pour passer une robe d’étoffe sombre, elle songeait.
« C’était aujourd’hui… déjà !… Pauvre petit camarade, aujourd’hui qu’on le menait dans cette caverne. Eh ! il avait huit ans, que voulez-vous ! Il fallait bien qu’on s’occupât d’en faire un homme, aussi !… Les mamans, ça ne sait pas ; c’est trop faible, ça aime trop, c’est égoïste… »
Elle, elle aurait voulu son Paul pour elle seule… longtemps, longtemps baby… en petit costume de marin, culottes bouffantes et jersey collant, à grands revers brodés d’ancres de soie blanche ; les cheveux à l’anglaise, en souples anneaux flottant sur les épaules… Et puis, pas de pension, cavernes ! » pas de mathématiques, pas de rien du tout qui pût lui donner des maux de tête, qui pût fatiguer sa cervelle d’oiseau…
Cependant, puisqu’il devait être professeur et qu’elle l’avait toujours dit, puisqu’elle le voulait très savant… Comment allier cela ? Car, enfin, à moins qu’il n’eût la science infuse, l’intuition, la connaissance des choses sans avoir appris quoi que ce fût…
Voilà, justement : Madame comprenait bien que ça n’avait pas de bon sens, qu’elle se faisait illusion, qu’elle s’appliquait à ne pas voir la réalité en face, et qu’on ne peut pas garder les enfants, comme cela, éternellement autour de soi, dans ses jupes !
Mais on souffrait tant pour s’en séparer !
Après cela, ce n’était pas aux antipodes, non plus, cette pension qu’ils avaient choisie entre cent autres et qui était admirablement orientée, derrière la forêt de Soignes, entre Boitsfort et Uccle, sur une hauteur, ayant l’air de partout. Et, bien souvent, le matin, à l’heure de sa promenade à cheval, Madame laisserait là le Bois et irait embrasser son gros chéri. Il fallait se faire une raison, se dire que la vie a des nécessités cruelles, pour chacun les mêmes, du reste ; que les parents sont là pour songer à l’avenir des petits et qu’il ne suffit pas de les avoir mis au monde, qu’il faut encore les diriger dans ce monde, afin qu’il les blesse le moins possible plus tard.
Madame agrafait sa ceinture, une ceinture de cuir fauve, sur le corsage de sa robe très simple, en vigogne de nuance éteinte.
Et elle eut un geste lent, un soupir résigné ; elle murmura :
— C’est juste ; puisqu’il a huit ans.
Ce matin-là on déjeuna bien gentiment en famille, tous les trois, — le papa, la maman et le petit garçon — dans la chambre de Madame, devant le balcon ouvert. On mangea très peu ; Madame, cependant, avait commandé toutes sortes de bonnes choses pour « monsieur Paul », les friandises qu’il aimait : des couques au beurre et du cacao ; un plat de crêpes.
Et elle était très affairée, nerveuse, remuante ; elle allait du père à l’enfant, tendant le sucrier, emplissant les tasses avec insistance :
— Allons, encore un peu ; voyons, dites,… ce n’est pas bon ?
Si, si, tout était très bon… mais que voulez-vous ? Rien à faire : ça ne passait pas ! »
Le petit se montrait brave ; héroïquement, il avala une bouchée. Il répétait :
— Mais, toi, maman, toi, tu ne manges pas !
Madame bredouilla quelque chose qui voulait dire qu’elle mangeait énormément, au contraire… Elle regardait son Paul ; il lui semblait tout drôle dans l’uniforme gris de la pension, avec les pantalons disgracieux, de vastes pantalons trop amples, tombant sur les pieds, et qui ne laissaient rien deviner du ferme et droit petit corps d’enfant qui était dessous.
Elle trouvait à ce costume je ne sais quoi qui sentait la prison, l’asile, l’hôpital, une odeur chagrine de misère et d’ennui ; et lorsque ses yeux s’arrêtèrent à la tête rasée du petit, elle ne put retenir une exclamation, un brusque mouvement de colère :
— Ses chers beaux cheveux !
« Vraiment, les directeurs de ces établissements avaient des exigences exorbitantes, d’une puérilité ! Je vous demande un peu, qu’est-ce que cela aurait bien pu lui faire, à celui-là, qu’on laissât ses grands cheveux au pauvre amour ! »
Monsieur voulut apaiser ce violent désespoir :
« Voyons, voyons, Paul n’était plus un bébé à présent, que diable ! On ne pouvait pas toujours l’affubler comme une fillette… C’était très bien cette coiffure-là, ça lui donnait l’air plus gamin, plus mâle… D’ailleurs, pourquoi s’insurger : puisque c’était le règlement. »
Et, prenant son « gamin » dans ses bras, le père, l’embrassant longuement, ajouta, la voix gaie et le cœur gros, les yeux tout brouillés de larmes :
— N’est-ce pas que tu seras un homme, un vrai ? Dis-moi ça, Paul.
La petite figure douce et mièvre, au grand front candide, se releva très vite, une lueur d’enthousiasme passa dans les yeux purs, couleur de pervenche ; l’enfant répondit, d’un air crane :
— Oui, papa.
Le papa, au coin de la table, rassemblait ses papiers dans sa serviette de cuir noir ; c’était la rentrée aussi, au Palais ! Une vraie malechance… Lui, qui eût voulu conduire son fils à la pension, l’installer lui-même, parler encore une fois au maître. Ah ! les affaires, toujours les affaires, l’envolement et le vertige des affaires… Quelle chaîne !
Huit heures et demie.
Madame met son chapeau ; elle n’a pas versé une larme, mais ses yeux secs, cernés, tout rouges, ses pommettes luisantes, comme délicatement frottées de carmin, la hâte fébrile de ses moindres gestes disent si elle se contient.
« On conduira Monsieur, en calèche, jusqu’à la hauteur de la rue de Namur, par les boulevards : ainsi, on sera plus longtemps ensemble, tous les trois ; et il fait si beau, si beau ! »
La malle est fermée ; le petit a sa casquette, ses gros gants de futaine, le parapluie d’ordonnance et les caoutchoucs. Madame efface les plis de sa veste, refait son nœud de cravate.
Là… Il va dire au revoir à sa bonne ; il donne un morceau de sucre aux jolis bengalis qui gazouillent dans leur cage dorée ; il embrasse la chambre de Madame d’un long regard d’amour, comme s’il voulait l’emporter toute dans ses yeux.
On part. La voiture attend.
On descend le grand escalier couvert de moquette rouge, lentement, pas à pas. Personne ne dit mot. La maison paraît endormie dans une paix solennelle.
Madame a la prescience que quelque chose de très grave est en train de s’accomplir. C’est une nouvelle étape dans sa vie : son enfant ne lui appartient plus comme autrefois, — elle a un sourire amer, en remarquant que cet autrefois date de la veille. Elle songe que le départ du petit va faire un vide affreux autour d’elle, et son cœur éclate à l’idée de ce que sera le lendemain, de ce que seront tous les lendemains qui vont suivre.
Monsieur est allé en avant ; il est déjà dans le vestibule. De là, il voit la mince et toute frêle silhouette de son fils qui se profile, longeant la rampe de l’escalier : « Il est bien petit, bien petit, tout de même, bien moutard quoi qu’il en dise, sous ce hideux uniforme trop étoffé ! »
Une tentation lâche étreint maintenant le père : prendre l’enfant dans ses bras, l’emporter, le sauver de la pension, de l’uniforme, du règlement, de l’abondance… le garder pour eux et lui mettre sa toupie dans les doigts, en lui disant :
— Joue, petit… joue, va ! Je t’en supplie…
« Eh ! bien, non il ne fera pas cela. C’est la Rentrée ; il veut que son fils marche, qu’il arrive ! »
Alors, sa montre aux mains, la voix brève, presque dure, comme s’il rendait le pauvre innocent responsable de cet éclair de faiblesse qu’il a eu :
— En avant, hein ! Il est le quart.
Et, tandis que la porte va se refermer sur eux, tandis que Madame, assise dans le fond de la voiture, ayant l’enfant sur ses genoux, lui dit tendrement à l’oreille :
— Aime-nous bien ; pense à la maison !
Lui, il ajoute :
— Travaille. Sois tout ce que tu voudras, ou, plutôt, tout ce que tu pourras… mais, sois quelqu’un !
Au long des boulevards, la voiture roule mollement ; le soleil, un soleil cuivré d’automne, court sur les façades des maisons. Il y a tout plein de feuilles tombées, en tas, sous les arbres et cela sent bon, une petite odeur moisie pénétrante et humide, qui fait penser à un bouquet de violettes mortes.
Monsieur a un hochement de tête désapprobateur parce que Paul s’amuse à voir bondir les gros marrons sauvages dans la terre noire, lourdement, comme autant de balles que des petits garçons jetteraient de loin.
— C’est vrai ; tu vois, maman, comme ça saute ? dit le futur grand homme. Et Madame, prestement, en réponse à un coup d’œil furibond de son mari :
— Voulez-vous bien le laisser enfant le plus longtemps possible, vous !
Monsieur baisse la tête ; ce vous le déconcerte. Madame a froncé les sourcils : — Quand donc Monsieur les aura-t-il laissés, enfin ! Quand sera-t-il à sa rue de Namur, cet insupportable grognon… qu’elle puisse avoir son chéri bien tout à elle, là… à s’enivrer de lui, à le serrer contre sa poitrine, de toutes ses forces… pour tant de mortels jours qui vont suivre et où ce bonheur lui manquera !
Les hommes, est-ce que ça sait ? Est-ce que ça ressent ? Est-ce que ça souffre comme une mère ?
Mais, que de bonnes câlineries tout à l’heure, quand Monsieur n’y sera plus, que d’ineffables bêtises, à eux deux !… Comme elle va le gâter ?
Le pâtissier, d’abord ; il faut bien qu’il mange quelque chose avant d’entrer dans cette « caverne »… et il adore les pâtés chauds. Puis, le confiseur : elle lui remplira ses grandes poches de pralines ; Monsieur défend les bonbons, mais qu’importe ! — Il est par trop sévère, aussi !
Et elle a une vraie surprise lorsque, la voiture arrêtée, elle entend son mari, déjà dans la rue et qui s’éloigne, s’écrier, d’une voix qui n’est pas sa voix d’habitude, et avec un éclat de rire qui s’éteint dans une brusque toux oppressée :
— Mon cher petit garçon !
C’est fini : la porte de « cette caverne » s’est refermée sur l’enfant ; Madame rentre ; Monsieur est à ses affaires.
La maison est vide, effroyablement vide. Il n’est plus besoin de se contraindre ; personne ne viendra.
Et jetée sur une causeuse, la tête dans ses mains, la pauvre femme sanglote, elle crie ; les larmes ruissellent à travers ses doigts. Il lui semble qu’on lui a volé son Paul, qu’il est mort, qu’elle ne le verra plus jamais.
Une étape dans sa vie ; oh ! oui : une dure étape.
Hélas ! les années s’envolent ; les enfants ne sont pas toujours enfants.
Elle pense que c’est bien près d’elle, cependant le jour de la naissance de son fils, son baptême, son premier sourire, sa première dent, son premier mot, son premier pas ! Elle a eu tout cela… et elle se plaint ! Autant d’étapes, encore ; autant de suprêmes joies. Mais les joies ne vont pas sans douleur. Maintenant, ce sont les bobos du petit, ses jours de maladie qui lui reviennent, un à un, à la mémoire. Quelles heures d’angoisse elle a passées dans cette même chambre, « leur chambre, » à veiller les sommeils de cette enfance, à écouter battre le cœur de son Paul, à compter les pulsations de son poignet, à poser des compresses ou des sinapismes, à apaiser les maux de toutes sortes !… Car elle a été une bonne mère, n’est-ce pas ? Elle l’a bien aimé et bien soigné son enfant. Tout cela pour qu’il lui échappe, pour qu’on le lui prenne si vite !
Elle souffre affreusement ; la séparation fait plus de mal encore qu’elle ne l’aurait cru. C’est comme un arrachement brutal de tout ce qu’il y a d’aimant et de bon dans son être, comme si le petit avait emporté un morceau de son cœur.
Et, avec une volupté âpre, elle ouvre ses armoires, elle en sort les affaires du gamin, ces vieilles choses d’enfance qu’il ne remettra plus jamais : les petits costumes du temps des manches courtes et des épaules nues, les larges ceintures de couleurs vives, des tabliers brodés…
« Il faudrait pourtant bien faire un triage de tout cela et en donner une partie. Il y a trop, positivement… et, puisque Paul n’a ni frère ni sœur… »
Dans le parfum d’iris et de réséda qui vient des tiroirs, de tous ces jolis vêtements enrubannés et coquets, de toutes ces piles de petit linge jauni, nouées de faveurs roses, mises là de côté depuis longtemps, s’élève comme le souvenir et la grâce d’un passé charmant, évocation de l’époque où on promenait au Parc et sur les boulevards, dans une voiture à courtines chargées de dentelles, l’enfant tout petit, tout petit !
Oh ! oui, les années s’envolent. — Que d’événements déjà, depuis cela ! Voilà que Paul est entré en pension, en attendant qu’on l’envoie suivre les cours d’une université d’Allemagne, plus tard… Monsieur, lui, qui s’est jeté dans la politique à corps perdu, poussé au ministère par ses amis de la Chambre, est certainement en passe d’arriver à tout. — Madame a trente ans…
— Trente ans !
Elle se répète ce mot deux fois.
Penser qu’il fut un temps où il lui semblait qu’elle n’aurait jamais cet âge ; que c’était très vieux, trente ans.
Et regardant plus loin dans sa mémoire, jusqu’à ses années de pension, à elle, jusqu’à sa vie de jeune fille, elle se dit que le présent ne vaut pas ce radieux passé-là.
Elle a bien du chagrin ; l’hôtel lui paraît désespérément triste, d’un silence funèbre.
« Aussi, Monsieur n’est pas gentil, tout de même : comme s’il n’aurait pas dû s’arranger pour être là à l’attendre, pour lui éviter l’impression pénible du retour dans cette maison désertée ! Cependant, l’heure du Palais est passée… il ne plaide plus… Mais, en vérité, il s’occupe de bien autre chose que de la douleur que peut avoir Madame ou de la fièvre qui lui fait battre les artères et bouillonner le sang ! Sa famille et son foyer sont à mille lieues de l’esprit de Monsieur ! — N’a-t-elle pas lu, l’autre semaine, dans un journal, qu’on faisait opposition au Gouvernement, que les Chambres ne voteraient pas l’emprunt proposé, qu’on allait renverser les ministres et que son mari était de ceux dont on mettait le nom en avant pour la formation d’un nouveau cabinet ?
Voilà ! Monsieur court, à la suite de son ambition qui marche devant lui et qu’il veut rattraper : les Chambres rouvrent dans un mois ; il prépare son coup d’audace.
Qu’importe tout cela à Madame ?
Pourtant, au fond, vaguement, son amour-propre de jolie femme est blessé de cette violente passion que Monsieur a pour la politique, de tout le temps qu’elle lui vole ; son mari la délaisse, il la néglige ; il élabore quelque aride discours sur de fastidieuses questions d’économie sociale et demeure bien indifférent à tout le reste.
Le temps a changé ; une petite pluie, fine comme un brouillard, saute aux vitres des hautes fenêtres. Il fait sombre ; les bruits du dehors se brisent dans le bruit du vent. Madame n’a rien mangé depuis le matin ; elle se sent très faible, anéantie, les nerfs morts. Son grand désespoir, peu à peu, s’est transformé en attendrissement doux, en sourde et molle souffrance ; et elle s’apitoie sur elle-même, elle se plaint. Elle voudrait avoir près d’elle son mari, sa mère, quelqu’un qui l’aime bien et dont elle soit sûre. Son pauvre cteur brisé a besoin de se poser sur un cœur ami.
Alors, comme elle se voit seule, livrée à toutes ses pensées noires, sans une voix pour faire écho à sa plainte, elle pleure, elle pleure…
Et, quand on vient lui dire que M. d’Alliane est là qui demande à la voir, son premier mouvement est un mouvement de joie :
— D’Alliane ? Ah ! c’est gentil ça. Où est-il ? Dites-lui que je viens. — Ou, non ; qu’il monte : je le recevrai là, à côté, dans mon salon, en intime. Prévenez-le que je suis souffrante.
— Moi, le cavalier des dames, toujours !
Il est entré dans le petit salon, fermé et capitonné comme un nid, avec d’admirables palmiers, dans des caisses de chine bleu, aux quatre coins, et une loge vénitienne, pleine de camélias en fleurs, continuant les fenêtres sur le jardin ; il répète son éternelle phrase niaise qui est comme une devise banale, en exergue sur du papier à lettre très commun et que tout le monde peut avoir : « Le cavalier des dames, toujours ! »
Il est en costume de visite pantalon réséda, redingote bleue, gilet à boutons d’or, — le dernier pschutt, — un gardénia à la boutonnière, beaucoup de bijoux, des gants en peau de chien ; et elle le trouve charmant, elle l’accueille en sauveur, lui serre les mains.
— Ce cher ami !… Vous avez deviné, vous, au moins ! (et ce « vous, au moins ! » est comme un reproche sanglant adressé à d’autres qu’elle ne nomme pas.) Vous êtes bon. Aussi, je vous aime bien, allez, d’Alliane !
Une larme roule encore sur les joues brûlantes de Madame. D’Alliane se rapproche tout à fait ; elle s’est assise sur un fauteuil, il a pris un petit pouf bas ; il est à ses pieds. Il semble très pénétré, très ému de son chagrin, laissant tomber seulement un ou deux mots de consolation, des choses « senties » et, sans qu’elle s’en soit défendue, il a pris le mouchoir de batiste dans la poche du peignoir de Madame, il lui essuie les yeux légèrement, avec des précautions infinies.
« Là, là ; elle est une enfant, une grande enfant nerveuse, trop impressionnable, qu’on a eu tort de laisser toute seule. »
— Toute seule ? Oh ! oui, toute seule ; c’est mal cela, à Georges. Lui qui sait quelle triste journée, aujourd’hui !… Lui qui sait que je n’avais rien au monde, moi, que cet enfant ! Ma mère est en Suisse, je n’ai pas d’amies, et puis, du reste, les amies !…
Les larmes redoublent. Madame se trouve décidément abandonnée, sacrifiée, perdue dans ce vaste univers, comme orpheline et veuve de toutes ses affections… Et d’Alliane a beau lui répéter qu’il lui est dévoué jusqu’à la mort, qu’il sera un frère pour elle ; certes, un frère bien aimant et bien soumis :
— Voulez-vous, dites ?
Alors, tandis que les derniers sanglots gonflent encore ce pauvre cœur bouleversé, le visage de Madame se rassérène ; elle rit, d’un rire doux, condescendant, amusée à cette étrange proposition un frère comme d’Alliane !
Elle dit oui ; elle veut bien… Ça sera très drôle. Depuis bientôt quatre ans que d’Alliane fait la cour à Madame, il n’avait jamais entrevu ce stratagème. Il rougit de plaisir et de gloire. — « Sapristi, est-on bête souvent de passer à côté de l’occasion sans s’en douter ! »
Il lui baise les cheveux tendrement, serre ses petites mains tremblantes dans les siennes, rattache le ruban de sa pantoufle dont le nœud est làché. Elle laisse faire, remarque à peine que tout cela est assez peu fraternel et examine d’Alliane, du haut de ses larges yeux mouillés, avec une expression affable de mélancolie vague, en train de s’évaporer. Une idée brusque lui traverse l’esprit tout à coup c’est l’heure où son Paul goûte, à la pension ; alors, elle se dit que si le petit eût été là, auprès d’elle, elle sait bien quelqu’un qui n’y serait pas ; méchamment, une grosse phrase de rébus la poursuit : les enfants sont la sauvegarde des mères ; elle veut absolument chasser cette obsession et s’efforce de penser à certain chapeau de peluche rose qu’elle a vu chez sa modiste, la veille, et qui est bien original, bien original !…
D’Alliane ne sait pas trop s’il doit être reconnaissant de ce qui lui arrive plutôt à l’âme qu’à l’esprit de cette petite femme qui, — il n’en démordra pas — est, comme toutes les femmes : « Un composé ingénieux et bizarre, un être complexe qui a exquis tout ce qui vient du cœur et mauvais tout ce qui vient de la tête. »
Ce qu’il sait bien, c’est qu’il est amoureux follement et que la politique a du bon quelquefois.