Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/12

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 352-357).

XII

UN BAL BLANC

Je ne sais quelles imaginations de choses douces, aimables, poétiques et blanches avaient saisi Madame cet hiver-là. Et, tout à la fin de la saison, pendant la mi-carême, alors qu’on s’attendait à une soirée travestie, elle lança ses invitations pour un bal blanc elle n’acceptait que les jeunes filles ; on danserait chez elle, comme au pensionnat, sans qu’il y eût de cavalier.

Après cela, Madame, qui s’ennuyait prodigieusement, qui jugeait le monde, ses réceptions, ses cancans et ses plaisirs bien toujours les mêmes, « d’une monotonie misérable ! » s’était prise d’un bel enthousiasme pour son projet.

Elle avait révolutionné sa maison, empli son orangerie de grands lilas blancs épanouis, d’azalées aux corolles de soie, de géraniums blancs, de camélias blancs, de violettes blanches et de jacinthes blanches, avec des touffes d’œillets blancs et de verveines dans les angles, des jasmins, des clématites, des volubilis qui grimpaient, s’enroulant aux frises en fer forgé, s’accrochant aux traverses du vitrage, mettant ici et là une petite fleur en étoile, comme perdue dans la verdure. Au ras du sol, elle disposa des corbeilles de reines-marguerites, de muguets, de narcisses et d’héliotropes blancs. De grosses lanternes chinoises, en taffetas blanc plissé, furent suspendues de distance en distance, et elles jetaient une clarté douce, voilée et mystérieuse sur cette masse de fleurs aux blancs multiples.

Madame voulut les tentures et les portières en velours de Gênes blanc recouvert d’une étamine très souple.

Elle-même se choisit une toilette d’une candeur idyllique, toute de cachemire blanc relevée d’anémones.

Et, le soir de cette fête, lorsque, les portes ouvertes, on put enfin contempler la salle de bal si suavement éblouissante sous sa parure immaculée, avec toutes ces jeunes filles vêtues de mousseline, de gaze, de tulle, de crêpe blancs, et qui valsaient sous les guirlandes de fleurs, aux sons d’un orchestre caché, tandis qu’une neige de pétales blancs leur glissaient dans les cheveux, ce fut comme une vision idéale, une brusque et heureuse échappée sur un coin de rêve, une ronde de séraphins au paradis.

Madame ne put dissimuler sa satisfaction : « c’était merveilleux, c’était divin ! »

Il y avait là une cinquantaine de jeunes filles, cinquante têtes rieuses et fraîches, aux yeux ingénus…, la plus âgée n’ayant pas vingt ans et la plus jeune, Mile Jeanne Reiberg, à peine douze. Les flots d’étoffes vaporeuses s’envolaient, tout blancs, dans la lumière indécise, sans un habit d’homme, sans rien qui rompît l’uniformité, le blanc sur blanc qu’elle avait voulu.

Et on s’amusait. Toutes ces fillettes retrouvaient là quelque chose de l’agitation douce, le rayonnement d’innocence d’un jour de première communion ou de distribution des prix ; les petites se haussaient, prenant leur bal très au sérieux, et les grandes, qui faisaient le cavalier, se laissant aller à toute l’enfance qui était encore en elles, sautaient passionnément, avec l’abandon et l’entrain de pensionnaires qui aiment la danse pour la danse, sans s’inquiéter de leurs toilettes qui se chiffonnaient ou de leurs coiffures défaites, « puisqu’on était entre petites filles ! » Vraiment charmantes et naturelles par cela même, vraiment naïves et jeunes.

Madame triomphait ; elle s’écria :

— Ce qui rend les demoiselles insupportables et ridicules au bal, guindées, gourmées et niaises, c’est justement tous ces jolis cœurs, qui tourbillonnent autour d’elles et à qui il est entendu qu’elles doivent plaire !

À ce moment-là, elle enveloppait les jolis cœurs en masse dans un incommensurable mépris.

On se grisa de limonade et de sirop de groseille. On parla gentiment, sans contrainte, d’un tas de choses ineffablement puériles, les enfants étant très à l’aise, sentant la fête donnée pour elles et en leur honneur, les mamans rajeunies par l’atmosphère spéciale du lieu, le gazouillis de toutes ces voix pures qui babillaient, le parfum fade des fleurs d’hiver qui agonisaient, qui s’étouffaient sous les bouffées tièdes du gaz électrique.

Peu à peu, une sérénité profonde, un recueillement délicieux s’emparaient de Madame : les jeunes filles organisaient un cotillon ; on passait, dans de larges corbeilles d’argent, les accessoires tout pomponnés de faveurs blanches. Au plafond, les grappes de jasmins et de clématites continuaient à s’effeuiller ; on avait lâché les embrasses des lourds rideaux en velours de Gênes sur lesquels l’étamine blanche retombait, légère et molle comme un nuage ; l’orchestre jouait une marche au rythme lent. Et cela lui produisit l’effet magique, l’impression de charme vague et insurmontable d’une apothéose de grand opéra vue à travers un transparent.

Toutes ces blancheurs errantes la ramenaient à des pensées enfantines et candides, souvenir d’avrils en fleurs, de chapelles parées pour les offices du mois de Marie ; messes de mariage en des temples tout tendus de blanc… jonchées de pâquerettes pour une procession. Elle se sentait devenir très bonne, les yeux pleins de larmes, et, cependant, ayant au cœur une plénitude, un ravissement intime et exquis.

Elle s’était assise, retirée toute seule dans son jardin d’hiver, auprès de la vasque de marbre rose dans laquelle un jet d’eau retombait en pluie fine, avec un petit bruit cristallin, aigu et triste. Elle regardait ces fillettes, tournant joyeusement sous la pâlissante lueur des lanternes qui les enveloppait, qui leur mettait comme une auréole ou un nimbe autour du visage… et elle les aimait toutes ; elle eût voulu les embrasser pour ces trois bonnes heures qu’elles lui donnaient.

Mais ces impressions-là sont fugitives. Tout à coup, Madame entendit une porte s’ouvrir, un nom qui courait de bouche en bouche ; elle se retourna, et sa physionomie n’avait plus son expression de contentement extatique, de douceur charmée ; elle fronça les sourcils durement, elle dit, avec une impertinence extrême :

— Ah ! monsieur d’Alliane… en voilà une idée ! Pour l’amour du ciel, qui donc vous a prié de venir ici ?

Il s’inclinait, les joues en feu, très gêné, expliquant « qu’il était minuit bientôt, que sa sœur lui avait fait promettre de venir les prendre, elle et la petite. »

Et, tandis qu’Adeline, ayant rappelé sa fille, se levait en étouffant un éclat de rire, Madame ajouta, la voix grondante, comme quelqu’un qu’on vient d’offenser grièvement :

— Vous ne saurez jamais, vous, comme vous m’avez bien gâté ma soirée, avec votre sot habit noir qui fait tache au beau milieu de mon bal blanc… D’ailleurs, puisque j’avais dit que je ne voulais pas voir d’hommes ici, aujourd’hui, pas un seul… puisque j’avais proscrit les cavaliers !