Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/13

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 358-367).

XIII

AUTRE VIEILLE CHANSON

Madame a couru les boutiques toute la matinée ; elle voulait assortir à un coupon qu’elle a, six mètres de bruxelles, point à l’aiguille, indispensables à l’achèvement d’une garniture de jupon.

Monsieur, dont c’était le jour d’audiences officielles, n’a pas pu l’attendre : il a déjeuné seul et est redescendu tout de suite à son cabinet.

Plus tard, Madame s’est promenée en traîneau.

Il est cinq heures. Elle rentre, frileuse dans ses fourrures de loutre, le teint mordu par l’air piquant du Bois, deux ou trois flocons de neige encore épars sur le col de sa pelisse, les yeux gais.

Elle a monté le grand escalier du ministère ; elle est chez elle. Lentement, elle se dégante, elle dénoue les brides de sa capote de velours vert myrte… et elle se tient droite, debout devant sa psyché, elle se sourit avec complaisance : elle trouve décidément charmante l’image que reflète la glace.

Elle aura ses six mètres de bruxelles : c’est promis, c’est juré… Un bien joli costume que ça va faire ! Le jupon en satin turc rose-thé, à grande traîne formée de mille volants de dentelle très rapprochés ; le corsage montant dans le dos, échancré devant sur une gorgerette en point à l’aiguille presque transparent ; et puis des graminées, une masse de graminées jetées au hasard, partout, en bottes, en touffes, en piqués, en guirlandes. « Strictement modeste, d’ailleurs, ce petit décolletage de pensionnaire et cette parure d’herbes folles… Bien tout à fait ce qu’il faut à la femme d’un ministre libéral pour son premier bal de cour ! »

Par là-dessus, madame mettra ses émeraudes.

Elle se voit déjà dans sa toilette rose thé à grande traîne, avec ce fouillis d’herbes sauvages, légères, fines comme un brouillard, courant toutes frémissantes dans les ruchés de dentelle. Cela sera jeune, discret, resplendissant et neuf…

« Oh ! tout à fait inédit, les graminées… Jamais personne n’avait songé à cela avant elle… Ajoutez que les émeraudes corrigeront ce que cette fantaisie champêtre pourrait avoir de par trop simple…

— Et, avec le fabuleux aunage de bruxelles, qui aidera à taxer exactement la valeur de l’ensemble !…

Madame a une petite moue satisfaite :

« Pourvu, cependant, qu’on ne lui fasse pas faux bond, qu’on lui livre bien ses six mètres de dentelle à l’heure dite ! >>

De la journée entière Monsieur n’a quitté son cabinet que, tout juste, le temps de déjeuner en hâte. Il a reçu depuis le matin.

Maintenant, il n’en peut plus ; il a la tête cassée, les oreilles bourdonnantes, les nerfs à fleur de peau. Il a abandonné à son secrétaire les derniers solliciteurs deux enragés venus de loin et qui s’obstinent à ne pas quitter le cuir fauve des banquettes de l’antichambre, avant d’avoir vu M. le ministre et exposé « leur cas ». Il se traîne jusqu’à ses appartements privés. Jamais il ne s’est senti aussi las.

Il arrive à leur salon de famille, le seul coin de ce vaste hôtel somptueux et froid où il ait trouvé sa place d’élection, le semblant de quelque chose d’intime et de fermé, le seul où il reconnaisse ses dieux lares, le sourire du foyer ; où leurs goûts, à Madame et à lui, leurs manies, leurs habitudes aient laissé une empreinte ; le seul où, dans l’arrangement des meubles, le parfum des fleurs, le désordre des corbeilles à ouvrage, le choix des rares tableaux qui ornent la muraille, on puisse lire l’histoire de leur vie.

Une fois installé là, Monsieur se ressaisit, se reprend lui-même ; sa physionomie s’éclaire, son teint de plomb s’anime : il est chez lui, il subit le charme de son home ; il lui semble aspirer à pleins poumons l’atmosphère de leur premier foyer, ce parfum de jeunesse et d’heureuse insouciance répandu partout dans leur ancienne maison du boulevard : celle-là même où ils sont venus bien peu de mois après leur mariage, où ils se sont aimés, où est né leur fils…

Monsieur a allumé un cigare et, machinalement, il s’est approché d’une fenêtre ; il regarde à travers les vitres il neige. Et, de voir tomber cette neige silencieuse et tourbillonnante, il s’attendrit ; brusquement, le souvenir net d’une autre journée d’hiver semblable à celle-ci lui revient,… une autre journée où la neige s’allongeait comme cela, glissant de haut, sans bruit, mettant son fin duvet éblouissant sur la terre.

Alors, il songe qu’on est au 3 février, l’anniversaire de cette journée-là, justement ; et il a un remords à s’avouer que, sans la neige, il l’oubliait.

Dix ans déjà !… Dix ans qu’ils sont mariés !

Et, lequel a remarqué la date ?… Lequel y a pensé ? Ils ne se sont pas vus de tout le jour ; voici six heures bientôt, ils n’ont pas été ensemble la durée d’une minute.

La vie est bizarre elle marche, elle marche ; elle vous emporte. Aujourd’hui ici, demain là… Les sentiments s’émoussent, l’indifférence vient ; on oublie.

Penser qu’ils s’aimaient tant ! que leur mariage était un mariage d’inclination,… qu’ils croyaient si sincèrement alors qu’ils se suffiraient l’un à l’autre, qu’ils s’appartiendraient corps et âme, esprit et pensée ; que rien, rien au monde ne pourrait les distraire d’eux-mêmes et qu’ils continueraient à avancer ainsi, dans cette sorte d’extase recueillie qui les tenait, qui les empêchait de voir quoi que ce fût en dehors de leur amour.

Dix ans ont passé ; les illusions sont par terre… et que cette idylle paraît excessive, et vieille, et loin, loin dans les utopies invraisemblables dont on ne parle plus !

« Il l’aime bien pourtant, sa petite femme… Même, qui sait ?… peut-être, si elle avait voulu, ce rêve ébauché, ce beau rêve couleur d’azur entrevu dix ans plus tôt, par eux deux, qui sait s’il n’eût pas été réalisable ? »

Il a les yeux sur les arbres de son jardin, autour desquels la neige saute et tourne en trombes de poussière blanche diamantée ; il soupire.

« Non. Eh bien ! non… Pas plus pour eux que pour personne. Ce rêve-là était, comme tous les rêves : impossible et chimérique. On a, en vérité, bien autre chose à faire, en ee monde, que de s’aimer ! — Lui, l’ambition l’a eu bientôt pris, bientôt entraîné dans son terrible courant… Elle, ce sont mille futilités, mille petites préoccupations de jolie femme les plaisirs, la mode, la toilette… »

Il hausse les épaules ironiquement, il se raille en pensant à cette soirée où il se jurait de tuer sa femme tout de suite, au moindre soupçon.

« Eh ! comme c’est loin, cela. Des soupçons, il n’en a plus jamais ; il n’a pas le temps d’en avoir… et puis, pourquoi ?… Pas plus aujourd’hui qu’alors, du reste !

« Cependant, c’était bon d’être un peu fous, c’était bon de s’imaginer que les jours passeraient tous sans rien changer à la griserie exquise du premier moment ! »

Et il a un geste déçu, un regret amer à sentir son cœur mort et désenchanté.

Lorsqu’il entend enfin le pas léger de Madame tout près de lui, frappant le tapis du salon, une émotion inexplicable s’empare de lui ; il a l’esprit plein du souvenir de cette vieille journée dont c’est l’anniversaire ; il se lève vivement, il va à sa femme et, très tendrement, les yeux humides :

— Lucy, sais-tu quel jour nous sommes, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? Mais, certainement, c’est mercredi.

Il baisse la tête, assez morfondu : elle aussi, elle a oublié ! — Oh ! oui, il est loin ce jour de fête d’il y a dix ans !

Il continue, la voix altérée :

— Mercredi ; tu as raison. Mais, quelle date ?

— Quelle date ? Par exemple… Attendez nous étions le 1er, lundi ; je sais très bien, puisqu’on a dansé chez X…, à l’ambassade… Donc, le 1er, lundi. Nous sommes le 3 février ; ce n’est pas plus difficile que cela. Vous manquez de calendriers, il paraît, en bas, dans vos bureaux ?

Elle s’étonne de la façon dont Monsieur la regarde ; elle ajoute :

— Eh bien ! quoi ?

Puis, tout de suite, comme elle répète :

— « Le 3 février ! » laconsonance des mots la frappe ; elle éclate de rire :

— Ah ! c’est vrai, l’anniversaire de notre mariage !

Il lui a pris la main ; il s’est assis à côté d’elle sur le canapé. Il se sent redevenir très jeune, avec toute la poésie de ses vingt ans au cœur ; il lui rappelle les moindres détails de ce grand jour-là… Et comme ils s’adoraient, et comme ils croyaient bien s’adorer ainsi pour toujours…

Elle l’interrompt :

— Oui, nous étions joliment bêtes, tout de même !

Monsieur a un brusque mouvement de recul. Le mot l’a glacé.

En février, six heures c’est le moment mystérieux de la journée, l’heure où tout s’assoupit dans le premier frisson du soir.

Le feu allait s’éteignant, les bûches tombaient en cendres, toutes traversées de lueurs, comme un tas de papiers brûlés au travers desquels une flamme mourante s’attarde. On n’avait pas encore allumé les lampes ; l’hôtel était silencieux, une sérénité douillette enveloppait la chambre et, sur les carreaux, les flocons de neige mêlés de grésil bondissaient, pressés, rapides, comme autant de plumes de cygne que le vent chassait.

Il revint à sa femme. Il lui parla d’eux, de leur voyage de noces, de leur printemps en Ardennes, de la jeunesse de leur ménage et de leur amour.

Et ses mots tombaient, dans le silence, un à un, doucement, tout imprégnés de cette suave odeur tendre du bon temps, comme autant de fleurs sèches qu’on eût prises à un bouquet fané.

Madame ne riait plus. Elle murmura, la tête contre l’épaule de son mari :

— Dix ans !… déjà dix ans !

On ouvrait à deux battants la porte de la salle à manger où leur couvert était mis ; elle fut prise alors d’une grande expansion, elle eut un mouvement d’enfant, un joli mouvement spontané et tout d’élan :

— Georges, je t’en prie, ne dînons pas ici, veux-tu ? Emmène-moi dehors… n’importe où ; j’ai envie de sortir, dans la neige, en voiture, une idée saugrenue !

Et lui, les lèvres appuyées au front de sa femme :

— Tout ce que tu voudras ; tout, tout !

La voiture s’éloigne ; ils sont là tous les deux, serrés dans leurs fourrures, émus, ne parlant pas.

Les chevaux prennent le même chemin qu’il y a dix ans les boulevards, vers l’avenue Louise. Il neige, une petite neige craquante et gaie. Madame regarde par la glace tout embuée de la portière : ce sont les mêmes horizons blancs coupés de masses compactes et sombres, les mêmes arbres morts qu’on dirait en verre filé… Elle a, dans son manchon, un bouquet de violettes qui exhale le même parfum tiède que celui d’il y a dix ans… elle regarde, elle regarde… et son jour de noces lui revient phase à phase. Elle entend l’écho de toutes ces voix qui leur criaient :

— Soyez heureux, soyez heureux !

Et elle se rappelle comme elle avait foi ; comme il lui semblait que même les choses, même les voix de l’air et le souffle du vent lui redisaient cette phrase, lui donnaient espoir !

Heureux ? — En somme, ils sont heureux ; l’avenir a tenu toutes ses promesses.

Cependant, comme leur bonheur ressemble peu à celui qu’ils entrevoyaient il y a dix ans !

Elle sourit, d’un indéfinissable sourire, à la fois navré et sceptique :

« Eh ! ce bonheur-là ne leur aurait pas suffi ! »

Et se tournant vers son mari :

— Dites, ne trouvez-vous pas qu’il est bien difficile de rattraper une impression, après dix ans ? Les chevaux allaient toujours plus vite, plus vite… la neige continuait à tomber, et le paysage se perdait, uniformément blanc, dans les fuites du lointain et de l’ombre.

FIN DE L’HISTOIRE D’UN MÉNAGE.