Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/8

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 299-307).

VIII

MADAME EST SORTIE

Madame est sortie de très bonne heure ; elle a prévenu qu’elle ne rentrerait pas pour le déjeuner.

— A-t-elle dit où elle allait ?

Non, rien ; Madame n’a pas dit cela.

Monsieur fronce les sourcils légèrement, en déployant sa serviette.

Lui, qui se sentait si joyeux d’avoir quitté le Palais très tôt, ce matin-là !… si enchanté à cette perspective de déjeuner chez lui, bien gentiment, au coin du feu, avec sa petite femme ! — Ah ! mais, elle ne pouvait pas prévoir qu’il reviendrait, aussi ; c’était tellement peu dans ses habitudes !… Enfin, voilà une partie manquée, ils referont cela une autre fois.

Il a une déception ; le bouquet de lilas blanc, qu’il apportait pour fêter ce petit repas en tête à tête, prend une mine triste et penchée dans le vase où la femme de chambre vient de le mettre. « Ces filles n’ont, en vérité, aucun goût pour rien. Dire que Madame aurait arrangé ces fleurs si coquettement, elle ! »

Monsieur a froid ; il gronde, prétend que la cheminée fume et jette lui-même une grande bûche dans le foyer. Il mange du bout des dents. Bébé, qui pleure et qui n’a pas faim, est mis dans le coin, sans espoir de recours en grâce.

Monsieur se demande comment il passera son après-midi. Il a expédié toute la besogne, prévenu Berthollet qu’il n’y était pour personne et qu’on eût à congédier les plaideurs rigoureusement… Il comptait se mettre aux ordres de Madame, la promener, faire ce qu’elle voudrait. C’est bien le moins qu’on se donne quelques heures de congé, de temps en temps !

Maintenant, tous ces beaux projets s’en vont à vau-l’eau, et la journée, cette bonne journée d’indépendance et de farniente, qu’il voulait consacrer au ménage, à l’intimité, à la causette, lui apparaît longue et vide, sans but. — Que fera-t-il tout seul ?

Si, encore, Madame rentrait avant le soir… c’est bien invraisemblable… Cependant, on ne sait pas !

Monsieur s’approche de la fenêtre, lève le rideau et regarde.

Le boulevard s’étend, gris et sec, par ce clair froid de décembre, avec un petit soleil mince arrêté au-dessus des arbres et des luisants de verglas, par place, sur la terre dure. D’instant en instant, un cavalier, une amazone suivie de son groom, passent, rapides, au grand galop, dans la hâte de gens qui se sentent en retard et que leur déjeuner attend. Puis au delà, vers l’avenue des Arts, c’est le fanion bleu qui flotte au-dessus de la plate-forme des tramways, ou un groupe de bêtes montant vers l’abattoir, lentement, conduite par quelque vieux boer, la visière de loutre rabattue sur les sourcils, le fouet serré dans les mains gantées de peau de mouton, la blouse bleue à plis lui faisant comme une bosse dans le dos… et criant, secouant ses sabots garnis de foin, faisant de grands gestes, battant l’air de ses bras, pour se réchauffer. Alors, une vigilante se traînant au long des trottoirs, éreintée, horrible sous la blanche lumière de midi, prenant je ne sais quel air humble et dégradé, quelle pauvre tournure de chose finie dans le luxe de ces quartiers neufs.

Et Monsieur s’intéressait surtout à ces voitures, ses yeux s’y attachaient obstinément ; on eût dit qu’il voulait les fouiller, leur demander ce qui se cachait derrière leurs odieux rideaux baissés, ce qu’elles promenaient comme cela, par les rues, à l’heure où tout le monde est chez soi.

Quelle naïveté de croire que Madame allait passer là !… Puisqu’elle avait prévenu qu’elle ne rentrerait que tard…

Pourtant, il y comptait, il s’y attendait presque ; chaque fois qu’une femme jeune, de silhouette élégante, vêtue d’étoffes sombres, se profilait au loin, il avait un battement de cœur, il se disait durant une seconde, jusqu’à ce que la promeneuse s’étant rapprochée il eût reconnu son erreur.

— La voilà !

Et, tout près de lui, tandis qu’il s’absorbait ainsi, une petite voix d’enfant se plaignait, gémissait doucement.

— Bébé, qu’as-tu donc ? dit-il enfin, en se retournant.

Bébé était malade ; il pleurait, portant constamment la main à son front.

Monsieur prit l’enfant dans ses bras. Il l’avait oublié complètement. Pauvre chéri !

Il savait maintenant à quoi il emploierait sa journée il gâterait son fils, il l’amuserait, il le rendrait très heureux.

Mais le petit ne voulait pas ; il secouait la tête, maussade, grognon, répétant :

— Non, non ; j’ai mal !

Ses pauvres yeux bleus, gros de larmes, se levaient sur ceux de son père, d’un air triste ; ses petites jambes ne le portaient plus ; tout son délicat visage paraissait las, endolori, comme une fleur sur laquelle un orage a passé.

On le coucha.

Monsieur, très inquiet, s’installa près du petit lit, tenant dans les siennes la main moite de son fils ; une pensée amère lui pinçait le cœur. Où donc s’attardait celle qui eût dû être là, celle dont les caresses eussent dû endormir la souffrance de ce doux être négligé d’eux deux ?

Les mères ont un sixième sens qui devine et prévient le chagrin des enfants ; qui, souvent, fait qu’à force de tendresses elles parviennent à conjurer les atteintes du mal avant qu’il n’éclate… Elle n’avait donc rien vu, rien pressenti, cette mère-là, le matin, quand, insouciante, elle avait quitté la maison, en disant qu’elle ne rentrerait que tard ?

Et un immense désenchantement glaçait l’amour du mari. Était-ce bien là l’épouse rêvée, celle qu’il avait cru entrevoir en elle, un moment, dans les tous commencements de leur union ?

Eh ! le monde la perdait… On l’avait peut-être mariée trop jeune, aussi ; qui sait ?… avec son caractère, ses ingénuités, ses espiègleries d’enfant…

Enfant ? — Non ; pis que cela. Elle était une poupée, une folle petite poupée hurluberlue et puérile.

Des heures passèrent.

Monsieur s’était rapproché d’une fenêtre ; encore une fois, il regardait dans la rue. Le soir venait ; on allumait les réverbères ; les grosses lanternes rouges et vertes des tramways se succédaient, sans interruption : il en compta huit. Madame n’était pas rentrée.

— Où reste-t-elle, mais où peut-elle rester ? se demandait-il, avec une impatience croissante.

On sonna. Il fut aux écoutes ; ce n’était pas encore Madame. Monsieur consulta sa montre ; elle marquait six heures moins vingt.

Alors, il essaya de se raisonner :

Voyons, Madame ignorait que son Paul fût malade… Comment l’eût-elle su ! — Elle faisait des emplettes, ou bien, elle était en visite : l’heure du dîner n’était pas sonnée encore. On l’avait retenue, elle ne trouvait pas de voiture, les tramways étaient complets, tous… Maintenant, ce serait l’affaire de quelques minutes ; elle allait rentrer. »

Pourtant, il avait beau lui chercher des excuses ; au fond, tout au fond de lui, sa conscience grondait, quelque chose lui disait que Madame avait tort, qu’elle sacrifiait trop ses devoirs à ses plaisirs ; qu’elle était trop au monde et pas assez au foyer.

Les roues de toutes sortes qui couraient au dehors, sur l’asphalte gelé, faisaient un bruit monotone et continu ; une clarté bleuâtre, opaline filtrait doucement à travers la veilleuse en porcelaine, au-dessus de laquelle une petite théière chauffait ; et le peignoir de cachemire marron jeté négligemment au milieu des dentelles du lit de Madame, dans une attitude abandonnée et lâche, parlait de son départ hâté, de sa brusque sortie matinale.

Monsieur était revenu s’asseoir près de son petit garçon. Il enfonça sa tête dans les oreillers du berceau et, serrant l’enfant contre lui, il pleura.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne sut jamais bien exactement combien de minutes il était resté ainsi. Tout à coup, il lui sembla sortir d’un effroyable cauchemar, peuplé de fantômes perfides et hargneux ; il vit Madame droite, immobile devant lui. Elle rentrait.

Il remarqua vaguement qu’elle était très pâle derrière sa voilette noire et qu’elle tenait sous son bras un paquet de hardes pailletées, étincelantes, de nuances vives une petite culotte en velours gris perle frangée d’or, des jupes roses, des flots d’une étoffe nuageuse, transparente et légère qu’il prit pour l’ébauche d’un voile d’almée… toute une défroque de carnaval.

Elle dit :

— Mon enfant !

Et, dans ce seul mot il y avait tant d’angoisse, je ne sais quelle virilité farouche qui durcissait les intonations, tant d’amour vrai, ardent, éperdu, qu’il bondit, remué au plus profond de son être, prêt à s’humilier devant cette mère qu’il lui semblait n’avoir jamais connue auparavant et qui se révélait à lui là, toute froide, blanche dans la demi-lumière, affolée, terrible, comme menaçant le danger.

Sans défaire son chapeau elle était tombée dans un fauteuil, — le même qu’il venait de quitter, lui ; — le voile d’almée et la culotte gris perle gisaient sur le tapis. Elle avait l’enfant sur ses genoux et, d’un ton câlin, plein de ces caresses murmurées dont on endort les tout petits, elle disait, les lèvres collées à son front, la voix frémissante :

— Penser que j’étais là-bas, chez Régnard, à combiner des costumes pour cette fancy-fair, moi !… Mais, je n’irai pas, va ! Oh ! non… je ne te quitterai plus jamais, jamais ! — Tout, vois-tu, je renoncerais à tout au monde pourvu que tu me restes, toi ! Les mamans ont tort de vous abandonner, ne fût-ce qu’une seconde, vous autres ; elles ont tort de s’amuser à mille bêtises misérables, en dehors de vous… Vous êtes seuls bons, seuls charmants, seuls adorables… Mais, tant que vous leur restez, il y a remède.

Monsieur eut un grand sourire confiant ; ces paroles lui charmaient l’oreille, douces et mélodieuses comme une musique.

« Oui… oh ! oui, certes : tant que dans une femme la mère demeurait, rien n’était perdu. Il y avait remède ! »