Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/7
VII
LE CAVALIER DE CES DAMES
Il lui sembla que ses dossiers montaient, montaient jusqu’à l’atteindre, jusqu’à l’étouffer sous leurs masses compactes de papiers noircis ; il se voyait débordé par ce flot envahissant… Comme mis en dehors du reste du monde, là, dans son grand bureau boisé d’ébène qui prenait je ne sais quel caractère d’austérité solennelle sous ses tentures de peluche rouge sombre, avec ses imposants vieux meubles, carrés et rébarbatifs derrière leurs ferrures de cuivre, et ses bibliothèques fermées où des multitudes de bouquins poussiéreux s’endormaient.
Le tapis, très épais, assourdissait les pas ; le haut plafond drapé de gobelins étranglait le son au passage et ne le rendait plus.
Il était là, seul, oh ! bien seul… courbé sous sa lampe, oublié dans cet infernal vertige des affaires, dans ce grave silence de l’étude. Qui eût osé troubler sa méditation ?
Il travaillait fiévreusement les feuillets s’entassaient, s’éparpillaient autour de lui, au hasard, l’étreignant toujours, l’écrasant de leur poids formidable.
Pour secouer cette impression il se leva, tout d’un coup ; il se mit à marcher de long en large par la chambre.
C’était bien étrange qu’on eût ainsi des heures de fatigue que rien n’expliquait !
Il souffrit de cette solitude où on le laissait, de ce mort silence des choses, autour de lui. Et, sous le rayon blanc de sa lampe, aux crépitements maussades de son feu de bois, l’énorme appartement lui parut triste, lugubre… si vide, avec ses rangées de sièges inoccupés et son horloge qui disait : « Tic tac, tic tac ! » très haut, d’une façon nette et résonnante, comme voulant prétendre que, bien réellement, à part elle seule, tout était mort sous ces plafonds fermés.
— Mon ami, je ne te dérange pas ?… Entrez donc, vous autres. Nous partons. M. d’Alliane veut bien se charger de nous deux Reiberg est comme toi, plongé dans ses paperasses. Au vrai, je ne sais trop ce que nous deviendrions, Adelide et moi, pauvres épouses délaissées pour le dieu Chicaneau, sans M. d’Alliane !
Un flot de tulle rose, le scintillement irisé des diamants, une odeur tendre de violettes et de jacinthes, un frou-frou soyeux, caressant, rieur, ce joli bruit des grandes traînes ondulant sur les tapis, — deux silhouettes féminines se dessinant élégantes et sveltes dans l’embrasure de la porte ; et, plus loin, derrière, la tache allongée d’un habit noir, l’échancrure large d’un gilet de drap fin sur un plastron aveuglant, une tête frisée, très jeune, souriante, l’œil clignotant sous un monocle, une main gantée de gris perle tenant le gibus serré contre la poitrine, correctement.
Et, tout le buste incliné dans une attitude à la fois aimable et respectueuse :
— Cher maître, vous nous donnez Madame, à ma sœur et à moi, pour ce soir ?
« Leur donner Madame ? » — Ah ! mais, non, non ! Il ne leur donnait pas Madame.
Le mot fit beaucoup rire.
Le flot de tulle rose était entré tout à fait, maintenant on boutonnait les longs gants souples, on attachait les porte-bonheur autour des poignets, par-dessus ; et on bavardait, bavardait…
« Ça serait très gai, ce raout, il y aurait X…, le petit secrétaire d’ambassade, et Jules M***, le peintre, et les demoiselles B… toujours excentriques… Était-ce dommage que Monsieur fût si ours ! — On se serait en allé ensemble, comme cela… »
Et Madame, gentiment, passait son bras nu sous celui de Monsieur ; et, tandis que l’antique glace à biseau les reflétait tous les deux, en pied elle, radieuse, pimpante, si jeune sous ses bandeaux dorés, sa tête exquise ressortant folâtre et naïve de ce flou vaporeux, couleur d’aurore, avec l’éblouissement de ses belles épaules découvertes, la grâce de son sourire, l’éclat de ses longs yeux bleus ; lui, très pâle, les cheveux hors des tempes, la grande redingote indiquant sa taille trop mince et déjà légèrement voûtée, les lèvres incolores, l’œil atone, les traits lassés, détendus : — sa physionomie des jours d’audience, il fut pris soudain d’un désir fou de ne plus la lâcher, de la suivre et de s’en aller « comme ça, avec elle. »
Alors toute la mer de paperasses gronda, avançant, en grandes vagues murmurantes :
— Non ; il ne pouvait pas quitter. Il lui fallait en finir, vaincre l’envahissement de cette terrible marée.
Il lui mit sa pelisse, lentement, comme à regret, avec des douceurs maternelles. Elle riait ; il retint ce mot qui lui montait aux lèvres :
— Reste !
Il ne le dit pas.
Le flot rose quitta le vaste bureau, dans un bruissement d’étoffes frôlées et de voix claires continuant une conversation :
— Oh ! moi, le cavalier des dames, toujours ! Trop heureux qu’elles consentent à m’accepter.
— Ce d’Alliane, la crème des bons jeunes gens, le modèle des frères !… la Providence des pauvres petites femmes qui ont des maris noyés dans la chicane ! Pouah ! pouah ! un vilain métier, cela ! Comme on allait monter en voiture, lui, le mari, il posa furtivement ses lèvres sur le front de Madame et, très vite, dans un élan :
— Je t’adore.
Il s’enfuit ; il remonta dans son bureau où un peu du parfum tiède était resté, un peu du charme de cette gracieuse vision, l’écho de son rire et de son insouciance.
— Quelle enfant ! fit-il, en se rasseyant dans son fauteuil.
Elle était une enfant… C’était une enfant qu’il avait épousée une petite femme, enfant.
Cependant, il y avait quelqu’un qui insinuait bien autre chose… — Bah ! la tante Berthe, n’est-ce pas ? Elle était si vipère, si envieuse des gens heureux ! Ce mot, qu’elle disait, n’existait qu’au fond de sa méchante cervelle et ne pouvait nullement s’appliquer à Madame… Non, non, non.
Et, tandis que Monsieur, qui feuilletait un gros in-quarto, secouait la tête, se répondant : — Non, à lui-même, le perfide tic tac de l’horloge eut bien l’air de dire : « Eh ! on ne sait pas. »
Je crois qu’elle ne se hasarda plus jamais à recommencer, cette mauvaise langue d’horloge. Monsieur s’était levé tout d’une pièce, comme frappé de je ne sais quelle affreuse pensée, et il se tenait là, droit devant elle, menaçant, les traits crispés, le visage blanc, des gouttes de sueur perlant à son front.
Si, il savait. Il savait, lui ; et c’était faux, tout cela… Ceux qui disaient le contraire en avaient menti !
Cette tante Berthe… quel mal elle lui avait fait !
Il retomba dans son fauteuil, anéanti, brisé, se sentant impuissant à chasser la cruelle hallucination qui le hantait.
« Mon cher garçon, prends bien garde à ta femme, surveille-la ; ou, retiens ceci : elle te fera voir des choses auxquelles tu ne t’attends pas. »
C’était cela, ces paroles venimeuses. Il les avait retenues exactement, et jusqu’à l’intonation, jusqu’aux gestes qui les accompagnaient.
Pour son malheur il les avait trop bien retenues.
Surveiller sa femme, lui !
Voyez-vous ce mari qui n’aurait pas confiance, qui douterait… Et de quoi, d’abord ? — Un soupçon, ça s’appuie sur quelque chose, au moins.
Là était l’erreur, justement ; le soupçon ne s’appuie sur rien de solide, il s’empare tout à coup d’une imagination, despotiquement ; et puis, c’est très vague, très indécis, on dirait d’une demi-clarté traînant dans l’air, à peine perceptible.
Du jour où il lui arriverait de soupçonner il ne surveillerait pas, non, il n’épierait pas sa femme : c’était odieux cela. Il en finirait tout de suite. Il la tuerait.
À quoi allait-il donc penser là ? — Il se battait contre des moulins à vent, son esprit courait la poste, faisait un chemin de tous les diables sans une apparence de raison. Il ne soupçonnait point.
Alors, pourquoi cette tête pouponne et bellâtre, pommadée, rasée, éternellement souriante du petit d’Alliane revenait-elle obstinément s’encadrer là, devant lui, dans la porte, au beau milieu des battants d’ébène ?
Pourquoi sautillait-elle si sottement à travers ses liasses de dossiers, pourquoi avait-elle cette expression de fatuité énervante, je ne sais quoi de glorieux, de satisfait dans sa manière d’aller et de venir, dans la fébrile gaucherie de ses mouvements désordonnés ?…
« Le cavalier de ces dames, toujours ! »
Était-ce un homme, cela ?
En même temps que cette phrase de galanterie banale lui revenait brusquement aux oreilles, tout le personnage du petit d’Alliane se reconstituait aux yeux de Monsieur. Il lui apparaissait en entier, du haut en bas, avec l’illusion parfaite et l’exactitude de dessin d’une image reflétée dans un miroir.
Il haussa les épaules :
« Pouvait-on se torturer l’âme pour un pareil oiseau ! »
Il eut un grand éclat de rire ; il comprit qu’il avait été absurde. Et, quand l’horloge recommença ses cancans, il se boucha les oreilles…
Il avait bien autre chose à faire, bon Dieu ! que de s’arrêter aux commérages grognons dont l’assommaient tous ces gens-là !
À l’aube, le flot montant de papiers noircis se trouvait endigué.