Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/6

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 262-290).

VI

BROUILLÉS

Ils étaient au plus mal.

Monsieur avait grondé doucement, à propos d’une note de couturière qui lui était tombée entre les mains par hasard. Une fois la fin décembre, les fournisseurs envoient leurs relevés ; c’est assez maladroit, mais, que voulez-vous ?…

Il y avait surtout une certaine robe de satin paille, avec une petite tunique en bourre à grosses scabieuses brochées en relief… un bijou, une œuvre d’art que cette toilette qu’on venait d’apporter et qui avait beaucoup plu à Monsieur dans le premier moment, — sa petite femme y était ravissante d’ailleurs, — mais qui lui plaisait moins maintenant que, le relevé de l’artiste sous les yeux, il constatait que ce chef-d’œuvre lui coûtait 3, 000 francs.

Il n’avait pu s’empêcher de faire quelques réflexions.

« C’était ruineux ! Madame ne comptait donc pas ?… 3, 000 francs pour une robe qu’on mettrait deux fois ! Quelle fortune pourrait subvenir à de semblables dépenses !… Eh ! 3, 000 francs ! Combien de gens vivaient toute une année, et très convenablement, avec ce revenu-là ! — Non, sans reproches, c’était trop ; il fallait pouvoir se modérer. Où irait-on avec un pareil système ? »

Madame avait fait remarquer, non sans raison, que Monsieur tenait beaucoup à ce que sa femme fût bien mise : « On ne pouvait pas se montrer dans le monde vêtue comme une carmélite ! »

Monsieur avait dit alors que, puisque le monde coûtait si cher, il préférait qu’on n’allât plus dans le monde.

Ce à quoi Madame avait répondu qu’à vingt-deux ans elle ne consentirait pas plus, et sous aucun prétexte, à s’enfermer toute seule chez elle pour y vivre en recluse qu’à se couvrir de bure… Sérieusement, le sacrifice ne la tentait point ; elle ne se sentait pas de vocation pour ce genre de renoncement, pas la moindre !

Et elle avait avancé les lèvres, en une petite moue diabolique, pour ajouter que « bien des gens seraient en droit de trouver bizarre une telle éclipse après trois années de mariage. »

Monsieur s’était senti piqué par je ne sais quel serpent mauvais à ces derniers mots. Il s’était levé et, d’un ton rogue, dogmatique, de l’air, toujours fâcheux, d’un jaloux qui prend la mouche, avait déclaré que ce qu’il avait dit précédemment était l’expression exacte de ses volontés et qu’il désirait qu’on en tint note.

Ah ! bien, oui, des volontés !

Madame ne prétendait pas qu’on lui imposât des volontés… des désirs, passe encore, mais des volontés, jamais !

« Elle n’était plus d’âge à se laisser intimider par les mines de Croquemitaine dont Monsieur la favorisait ; non, oh ! non… » Et son pied qui frappait le parquet avec violence disait cela éloquemment. « Quand bien même Monsieur continuerait ainsi à prêcher (ce qui n’était guère intéressant, il fallait qu’il le sût), elle n’en ferait qu’à sa guise. »

Puis, d’un mouvement de défi, Madame s’était regardée dans la glace, comme pour la prendre à témoin qu’un aussi joli visage ne pouvait rester dans l’ombre… qu’il y aurait cruauté à priver tous les yeux du plaisir de le contempler. Et, tandis que Monsieur, blessé au vif par ce titre de Croquemitaine, qu’il trouvait grotesque et particulièrement offensant, achevait son exorde d’une voix de plus en plus aigre, le considérant avec une candeur tranquille, elle s’était bouché les oreilles.

On avait déjeuné après cela silencieusement, en tête à tête. Madame n’avait pas dit une parole : elle boudait ; Monsieur n’avait rien mangé. Le repas n’avait pas pris un quart d’heure. Au bout de ce temps, Madame s’était levée de table ; elle avait fait venir sa cuisinière et, après un long conciliabule avec celle-ci, avait résolu que le menu du dîner se composerait d’une purée crécy, — Monsieur abhorrait les carottes, — d’un plat de croquettes au macaroni ; Madame recommanda qu’elles fussent bien dorées : « Il y avait une éternité qu’on n’en faisait plus, et c’était bon, cela. » Monsieur se mordit les lèvres : l’odeur seule des fritures lui causait des haut-le-cœur.

— Comme poisson, on aurait… Tiens, quel poisson pourrait-on bien donner ?

Madame prit un petit air réfléchi, profond ; elle méditait une vengeance.

— De l’esturgeon ? conseilla la bonne. — Monsieur l’aime.

Madame leva les bras au ciel :

« De l’esturgeon ! Mais il était d’un prix inabordable… À quoi pensait cette fille ? De l’esturgeon lorsqu’il gelait ! Où irait-on à se passer ainsi ses caprices ? Il fallait de l’économie… » Et Madame, lançant un regard en dessous à sa victime, avait déclaré qu’on se contenterait tout modestement d’un éclefin en sauce blanche.

Monsieur demeura impassible ; le coup était rude cependant il haïssait l’éclefin.

Comme rôtis, on aurait un râble de lièvre et du veau ; comme entrée, Madame se décida pour des côtelettes de mouton aux tomates.

Monsieur poussa un soupir ; il était gourmet et venait de reconnaître qu’il lui faudrait se passer de dîner ce jour-là, attendu que tout ce qu’on lui servirait lui était antipathique au dernier point.

À la vérité, rien ne l’obligeait à manger chez lui ; il pouvait parfaitement aller au premier restaurant venu et se faire donner ce qui lui plairait… Oui, mais c’était se mettre dans son tort ; c’était fuir devant l’ennemi, c’était briser les vitres… et Monsieur ne voulait pas briser les vitres. Il se résignerait au macaroni, à l’éclefin, même aux tomates. Il mangerait de tout, mais il prétendait ne rien perdre de son autorité.

« Quant au dessert, continuait Madame de sa voix railleuse, on s’en passerait dorénavant ; il n’en fallait pas. C’était du superflu et tout superflu était rayé de son programme. Elle voulait une réforme complète ! — Donc, plus de dessert, si ce n’était une crème, pour M. Paul. »

Et Madame, congédiant son cordon bleu, s’était mise à fredonner insolemment cette bouffonnerie des Pirates, de Giroflé-Girofla. Monsieur décachetait son courrier. Elle avait sonné sa femme de chambre ; elle avait quitté la salle à manger, disant, sans s’adresser à personne, qu’elle allait chez sa mère.

Et Madame s’était habillée, très simplement, en robe noire, avec sa grande pelisse de loutre et certain chapeau gros vert, à passe large, qui mettait son minois frais et malicieux au fond d’une ombre sournoise, l’enveloppant de cette grâce vague, mystérieuse, aimable, des roses du Bengale perdues dans leur feuillage sombre.

Elle était si charmante ainsi que Monsieur, qui la regardait par la fenêtre de son bureau, n’avait pu s’empêcher de sourire en la voyant traverser le boulevard, élégante, l’air aisé, paisible, ses moindres mouvements empreints de cette grâce infuse qui révèle la femme du monde, où qu’elle soit, aux gens même les moins habiles ; et très modeste : les pointes de ses petites bottes souples passant sous sa jupe de cachemire, sa voilette noire, à pois, bien tendue sur le chapeau et découvrant la lèvre inférieure et le menton… « L’adorable charmeuse que ce petit lutin-là ! »

Elle marchait vite, à pas menus, avec une sorte de braverie hautaine, sans regarder derrière elle, en femme qui devine un rideau levé tout près.

Le valet de chambre de Monsieur était tout de suite descendu à l’office, pour dire :

« Qu’il y avait eu une scène ! »

La camériste de Madame avait pris parti pour sa maîtresse ; elle s’était fâchée toute rouge et avait déclaré carrément :

« Que Monsieur était un ladre ! »

Madame était allée chez sa mère ; Monsieur travaillait dans son cabinet, et le bébé se promenait au Parc, avec sa bonne.

On était à la veille de Noël ; vers trois heures, Madame, qui avait raconté ses peines à sa mère, sans trouver en celle-ci l’approbation ni l’appui sur lesquels elle comptait, s’était rappelée tout à coup que le petit mettrait son soulier dans la cheminée, le soir ; et elle s’était dirigée du côté de la rue de la Madeleine ; elle était entrée au Père Étrenne.

Il fallait un polichinelle ; l’enfant en rêvait.

« Un grand polichinelle ! »

Comme Madame en choisissait un, superbe, à bosses bleues et roses, la porte du magasin s’ouvrit et Monsieur entra. Madame détourna la tête d’un air indifférent, comme si elle n’eût pas vu Monsieur ; et elle fit sauter gaiement le pantin, en s’écriant :

— C’est bien cela ; Paul sera content !

Elle paya son emplette, adressa son plus gracieux salut à la demoiselle de comptoir, s’attarda quelques minutes encore devant les étalages, achetant un cerceau, une balle élastique, des bagatelles, tout en jetant, de temps à autre, un ironique coup d’œil à son mari qui, à dire vrai, se trouvait assez embarrassé de son personnage ; puis elle se disposa à quitter le magasin.

Monsieur la suivit longtemps des yeux, avec un regard de détresse qui eût attendri le cœur le moins sensible. Elle ne tourna pas la tête ; elle continua à avancer vivement, de son pas léger, glissant à travers la foule, bien plutôt comme une divinité qui effleure des nuages que comme une mortelle qui se fraye un chemin sur l’asphalte boueux et gras d’un trottoir très encombré.

Dire l’ennui de Monsieur serait chose impossible. Lui aussi entrait au Père Étrenne, avec l’idée bien arrêtée d’acheter un polichinelle à son fils… Fallait-il justement que Madame en prît un ?

Le petit voulait un polichinelle. Là s’arrêtait toute la science de Monsieur… Que faire, à présent ? Peut-être l’idée du cerceau et de la balle élastique lui serait-elle bien venue, à lui aussi ; c’était si simple ! — Il y eût pensé ; il en était certain : « Oui ; à défaut de polichinelle, le choix de Monsieur se fût arrêté au cerceau et à la balle élastique… »

Hélas ! Madame avait acheté ces objets que, sous aucun prétexte, Noël ne pouvait avoir la niaiserie d’offrir en double !

Jamais stratégiste ou mathématicien devant un problème compliqué ne fut plus déconcerté que Monsieur, là, dans cette foire aux joujoux, entre le polichinelle qui lui faisait la nique et la demoiselle de comptoir qui lui souriait, la bouche en cœur, ne se lassant pas de demander :

— Quel article il fallait servir à Monsieur ?

— Mon Dieu, mademoiselle, dit-il, en désespoir de cause, vous allez m’être d’un grand secours, certainement : il me faut un joujou…

— Quel genre de joujou, Monsieur ?

— Voilà justement la difficulté, je ne sais trop…

— Est-ce pour une petite fille ?

Monsieur se redressa :

— C’est pour mon fils.

— Ah ! bien un fusil ?

Monsieur secoua la tête ; cette idée de Bébé armé en guerre le stupéfiait.

— Il est trop petit, dit-il, en souriant.

— Quel âge a donc monsieur votre fils ?

« Monsieur le fils avait deux ans ! »

— Ah ! parfait, parfait… J’ai l’affaire de monsieur : la dame qui sort d’ici vient d’acheter un polichinelle pour un petit garçon de deux ans ; il paraît que l’enfant n’a pas d’autre désir un polichinelle… Nous en possédons un choix bien remarquable et, si Monsieur veut se donner la peine de voir…

Ah ! l’enfant n’avait pas d’autre désir ! C’était vraiment bien nouveau pour lui, cela !

Monsieur toisa, d’un air de dédain, le pauvre pitre aux vêtements mi-partie roses et bleus, étendu sur le comptoir et tout prêt à être emballé.

— Non, fit-il, d’un ton bref, mon fils a un goût tout différent : il ne les aime pas.

La marchande avança les lèvres ; elle réfléchissait. Que donner à un garçon de deux ans qui n’aime pas les polichinelles ? — « Monsieur le fils était décidément bien difficile ! et monsieur, le père, bien lent à faire son choix. La veille de Noël, on se dépêche un peu plus que cela !

— Si chaque acheteur devait hésiter ainsi, que deviendrions-nous ? songeait-elle.

Et, devant son magasin plein de chalands, elle se hâtait, faisant tout son possible pour expédier Monsieur.

— Un cerceau ?

— Non.

— Une balle élastique ?

Monsieur secoua la tête négativement.

— Faut-il que les gens soient bêtes ! se disait-il ; ma petite femme, qui n’est pas dans la partie, a trouvé tout de suite, elle !

Il était furieux.

La demoiselle, de plus en plus pressée, tournait la tête de droite à gauche, citant à mesure les divers objets qui lui passaient devant les yeux :

— Un cheval à bascule ?

— L’enfant en a.

— Une toupie ?

— Non.

— Un théâtre ?

— Pas encore.

— Ah ! j’y suis… voilà, voilà !… Un jeu de patience !

La jeune personne avait complètement oublié l’âge du petit.

Je ne sais quel conseil saugrenu la lassitude de ces énumérations poussa soudain à Monsieur ; il dit :

— Eh bien ! oui ; va pour un jeu de patience !

Il fallait bien acheter quelque chose, à la fin ! Monsieur était résigné.

La demoiselle faisait l’article :

— C’est cela… Combien je suis heureuse d’avoir trouvé ce qu’il faut au jeune homme ! Voilà : très instructif… les cinq parties du monde, un véritable atlas !

Et elle étalait les patiences.

Monsieur était navré, mais calme. Le plus à plaindre dans tout cela c’était son héritier. Cher petit fanfan ! Les cinq parties du monde !… De la patience et de la géographie, à vingt mois ! Eh ! bien, c’est lui qui allait rire… Pauvre Bébé ! Et… pauvres patiences !

Décidément, choisir des hochets n’était pas l’affaire des papas ; ils n’y entendaient rien !

Et, à toutes les exclamations de la marchande, Monsieur approuvait silencieusement, très surpris lui-même, étant venu avec la ferme intention d’acheter un pantin, de s’en aller avec un jeu de patience.

Il entendait déjà les sarcasmes de Madame, qui ne l’épargnait guère, ordinairement :

« Sont-ils lourds, les hommes ! Acheter des cartes géographiques à un bébé ! »

Il fit envelopper la boîte, qui était énorme, et il s’en alla tristement avec son cadeau sous le bras. Il évitait de donner son adresse : cela eût prêté aux commentaires ; Madame s’était fait envoyer ses emplettes, et il n’était pas utile qu’on sût que le ménage s’était rencontré là sans s’adresser la parole.

Oh ! ce jeu de patience ; il le souhaitait au diable !

En vérité, avait-on jamais rien imaginé de plus absurde que ce divertissement ? Reproduire exactement une image à l’aide d’une multitude de petits bois découpés s’emboîtant les uns dans les autres… un travail de bénédictin !

Et il voyait déjà les grands yeux surpris que ferait l’enfant à ce jeu d’un nouveau genre ; il voyait ses menottes roses courant dans le tas de patiences, les dispersant, les jetant au loin, tout d’un coup, avec son bon rire d’innocent qui ne sait pas.

La drôle d’imagination que ce jeu de patience offert à ce petit enfant !

— Bah ! pensait-il, pour se consoler et en manière d’excuse, mon fils s’en amusera plus tard. Il ne faut pas toujours acheter des futilités, aussi !

Plus tard… Dans dix ans !

C’était un triste raisonnement, il n’y avait pas à dire.

— Que portez-vous là ? demanda à Monsieur un de ses amis qui le croisait devant le passage Saint-Hubert.

— La Noël de mon garçon.

— Vous le gâtez… le paquet est de taille !

— Un jeu de patience, les cinq parties du monde…

— Ah ! bien ! Voilà un cadeau utile, au moins… Mais, il est tout petit, tout petit, votre fils ?

— Vingt mois.

— Diable ! Vous vous y prenez à temps pour lui inculquer de solides principes. Si le gamin n’est pas pétri de sciences géographiques un jour, ça m’étonnera fort. Quelle idée vous a pris ?

Et l’ami continua son chemin, en riant.

Monsieur allait chez Ritte ; des bonbons, au moins, cela se mange à tout âge, pourvu qu’on ait des dents… et, grâce à Dieu, sous ce rapport, son Paul n’avait rien à envier à personne. On ne pouvait pas rêver de petites dents plus mignonnes, plus blanches, plus gourmandes que les siennes, pointues et acérées comme celles d’un jeune chat… et régulières, et transparentes !… Et qui croquaient glorieusement les dragées, sans remords ! C’était plaisir à entendre.

Aussi, il en aurait, des bonbons ! Et il en croquerait, le cher petit ! Monsieur était décidé à en acheter des tas, des montagnes, à en remplir la cheminée. — Quant à cela, Noël ferait bien les choses !

Et Monsieur s’accrochait à cette idée d’une avalanche de bonbons éblouissant l’enfant, comme l’homme qui se noie s’accroche aux brins d’herbe de la rive.

Beaucoup de sucreries, une averse faisant grand tapage !

C’était gentil, cela, c’était naïf, c’était « bébé » autant que le pantin de Madame !

Au moment où il entrait chez le confiseur, Madame en sortait… satisfaite, toujours souriante, les mains cachées frileusement dans un manchon imperceptible, ses cheveux clairs, à larges ondulations, encadrant amoureusement son fin profil d’un dessin noyé, très pur, de mondaine coquette.

— Pardon, monsieur, lui dit-elle, comme il s’effaçait pour la laisser passer.

Il s’inclina gauchement.

Monsieur… Elle l’avait appelé monsieur !

Qu’elle était forte, tout de même, cette méchante petite femme-là ! Le jouait-elle assez consciencieusement, son rôle !

Lui, il se trouvait tout bête, tout renversé.

Elle passa, indifférente, sans le regarder, comme s’il eût été pour elle le premier étranger venu, un monsieur quelconque ; très digne d’ailleurs, très princesse, avec quelque chose de résolu, de victorieux dans la démarche, de railleur et d’impitoyable dans le pli des lèvres qui semblaient dire :

« Cela t’apprendra ! »

Et toute la grande colère du mari se fondait, disparaissait, s’évaporant au loin, bien loin, comme dans un brouillard. Il se sentait déjà lassé par cette bouderie de quelques heures. Non, décidément, ça n’était pas gai.

Madame avançait toujours, s’éloignant.

— La jolie personne ! s’écria un acheteur, en la suivant des yeux, par les glaces de la boutique.

Elle gagnait le trottoir d’en face.

Monsieur se retourna vivement, l’œil ardent, les sourcils froncés, furieux, hors de lui… Il se calma aussitôt rien à faire, hélas !… C’eût été burlesque.

Et il étouffa un cri de rage.

Croyez-vous que ce soit vexant d’entendre faire une semblable réflexion, tout haut, devant soi, et de ne pas pouvoir dire :

« C’est ma femme, cette jolie femme ! »

De la voir traverser la rue toute seule, en butte aux admirations exclamatives du plus imbécile galantin qui la croiserait, et d’être retenu par on ne sait quel sentiment de fausse dignité qui vous empêche de courir après elle et de lui crier, en passant son bras sous le vôtre :

— Allons, viens, nous deux ; j’ai été mauvais, bourru, misérable !… Pardonne !

Monsieur souffrait la torture.

« N’oubliez pas les marrons glacés, » avait insisté Madame avant de quitter le magasin.

— Allons, s’était-il dit, c’est bon à savoir : elle a acheté des fruits glacés ; il n’en faut pas. Et il choisit un sac de pralines.

Il y avait bien sur le comptoir le même sac de satin cerise rempli et tout préparé, avec une petite note volante, sur laquelle étaient inscrites la commande entière et une adresse… mais, Monsieur était, certes, à mille lieues de supposer que c’était pour sa femme, justement.

Il fit une râfle de dragées, de bonbons fondants, fourrés, grillés, confits, acceptant des boîtes de toutes tailles et de toutes formes… Il aurait pris la boutique entière sans marchander ; ces friandises jolies et roses, aux mines tendres, l’exaltaient. Pour le coup, il avait réussi : l’enfant serait joyeux. Eh ! ne serait-ce pas jouer de malheur que de ne rien trouver qui lui plût, dans le tas ?

— Où faut-il envoyer, lui demandait-on.

— Chez moi.

Il donna son adresse :

— Boulevard du Régent…

Tant pis ; il ne pouvait pas se promener chargé comme l’âne de saint Nicolas, non plus. C’était déjà trop qu’il eût cet énorme jeu de patience. On ferait telles réflexions qu’on voudrait bien, chez Ritte ; il s’en moquait.

La marchande le pria de redire son numéro et « si c’était bien boulevard du Régent ? » Puis, elle regarda ses demoiselles, assez étonnée.

— Oui, boulevard du Régent.

Monsieur était sur des charbons.

Les demoiselles avaient baissé les yeux, d’un air discret, tandis qu’un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres pincées.

Et la marchande, tout en ficelant les boîtes moirées, à faveur multicolores, répétait de sa voix fade :

— Si monsieur nous laissait le paquet qu’il a déjà et qui doit l’embarrasser ? Ce serait bien simple le garçon porterait tout en même temps.

Elle avait raison, cette dame ; Monsieur lui confia le malencontreux jeu de patience, paya sa commande et quitta le magasin.

— Oh ! les femmes, les femmes, quelles infernales cervelles ! songeait-il.

Se trouver deux fois face à face, sans s’être donné le mot ; et lui, le mari, le maître ! arriver toujours trop tard, après… C’était humiliant.

Infernales… oh ! certes : elle avait un infernal esprit, cette petite femme de vingt ans ! — De quel air impertinent de pitié dédaigneuse elle avait jeté les yeux sur ses pauvres patiences géographiques ? Et ce n’était rien encore, cela : elle ignorait absolument ce que recélait le papier d’emballage bien tendu et dissimulant la sotte emplette de Monsieur. Que serait-ce lorsqu’elle connaîtrait la vérité, et que c’était là le hochet qu’on offrait à son pauvre mignon ?

Monsieur se sentait vaguement ridicule.

En passant par les Galeries du Roi, il entra chez sa bouquetière, il y commanda des roses.

Ils étaient invités tous les deux à un réveillon, et, bien certainement, Madame, dans sa dignité, se refuserait d’y paraître… Monsieur la connaissait bien !

L’absence de fleurs et l’ennui d’en faire chercher en hâte serait un prétexte tout trouvé ; Monsieur réduisait cette défaite à rien en en commandant lui-même.

— Pas mal joué ! se disait-il, en rentrant à son hôtel.

Il était tout glorieux d’avoir pensé à cela.

Il monta à la salle à manger. Madame y était déjà, assise au coin du feu, les pieds sur les chenets, très à l’aise, une petite attitude dégagée : chez elle !

Elle brodait.

Monsieur déploya un journal et prit place, vis-à-vis de sa femme, à l’autre coin du feu. Elle ne leva pas la tête de dessus son ouvrage.

À peine Monsieur était-il installé que la bonne entra avec les jouets du Père Étrenne.

Madame se leva, eut un sourire pour le polichinelle, le tapota, d’un geste doux, lui fit exécuter une révérence ; puis elle emporta les paquets et les enferma dans sa chambre.

Comme elle rentrait à la salle à manger, on apportait les commandes de chez Ritte.

Madame étala sur la table, l’un après l’autre, les divers articles deux sacs de satin cerise identiques, des fruits glacés, des cornets, des boîtes de toutes couleurs et de toutes tailles, des massepains, des dragées, des sucres d’orge dans des capsules d’argent… et enfin, le jeu de patience.

Elle considéra longuement ce dernier objet, le tourna et le retourna entre ses menottes ; puis, gravement, d’un ton surpris :

Ceci n’est pas pour moi, dit-elle à sa servante, en lui remettant les patiences et toute la formidable emplette que Monsieur avait faite chez Ritte, il y a maldonne.

Monsieur se leva, rouge et assez penaud :

— C’est moi qui ai acheté cela, fit-il.

— Ah ! bien ; Julie, laissez.

Madame n’en dit pas davantage ; elle grignota une aveline et emporta ses achats chez elle, tandis que ceux de Monsieur demeuraient pitoyablement échoués sur un meuble.

On entendit soudain la voix de l’enfant, au dehors ; il rentrait. Monsieur sauta précipitamment sur ses cadeaux ; il suivit sa femme dans la chambre à coucher :

— Paul est là, expliqua-t-il, serrez donc ceci ; il ne faut pas qu’il voie.

— C’est juste.

Madame souriait finement. Elle jeta un malicieux regard sur l’énorme boîte de patience.

Le dîner se passa comme le déjeuner, silencieusement Monsieur de plus en plus gauche ; Madame, très digne, indifférente.

L’éclefin, le macaroni, le veau, les tomates et les côtelettes à la Soubise passèrent, sans que Monsieur risquât une observation ; seulement son visage s’allongeait, s’allongeait, prenait une expression de détresse… Il mangea de tout.

Madame eut l’air de ne rien voir.

Monsieur poussa un soupir.

Elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

Au moment de desservir, on apporta Bébé. Il promena quelque temps sur la table et entre les plats ses petons chaussés de peau blanche, allant de l’un à l’autre, vif comme un oiseau, souriant avec des mines exquises, sans parvenir à égayer Monsieur ou à lasser Madame.

Quand sept heures sonnèrent, celle-ci lui dit :

— Embrassez papa, mon amour.

Il embrassa papa.

Et, le prenant dans ses bras de l’air sérieux et entendu d’une vieille matrone expérimentée, elle emporta son fils.

La bonne petite mère de famille, cependant !

Monsieur enrageait.

Madame jouait décidément à la femme profondément offensée. Par quel stratagème arriverait-il à lui parler de cette fête où il voulait la conduire ? Fallait-il aussi que cela tombât justement ce jour-là !…

Et Monsieur, fort perplexe, tortillait sa moustache fébrilement, cherchant une inspiration.

Comment n’avait-il pas réfléchi à cela, lui, le matin, avant de se lancer tête baissée, dans cette scène absurde ? Maintenant que dire, que tenter ? Il s’était mis dans son tort, ah ! incontestablement, oui ; il avait été brutal, grossier, maladroit. Sa petite femme dépensait beaucoup d’argent, certes. Pouvait-il en être autrement, avec le train qu’ils menaient ? Elle était une des reines de la mode, on parlait de ses toilettes, de ses diamants, de son goût incomparable, de sa grâce sans pareille ; partout où elle posait le pied, un murmure d’admiration l’accueillait. Cela n’était-il pas flatteur pour un mari ? — Non… eh ! bien, non… Là était la vérité il déplaisait à Monsieur de voir Madame si fort admirée.

Il avait paru avare ; il n’était que jaloux. — Jaloux ?… Ah ! fi, le vilain défaut !

C’était injuste et laid, un jaloux. Raisonnablement, pouvait-on, parce que Monsieur était jaloux, exiger de Madame qu’elle se vêtît de mousseline et s’enfermât chez elle, pour y vivre de privations ? — Non, cela eût été de la tyrannie, du despotisme. Monsieur le comprenait de reste.

Il baissa la tête, extrêmement confus.

Eh ! ils étaient riches, après tout ; qu’importaient les quelques milliers de francs que Madame dépensait annuellement pour sa toilette ? — Misère que cela !

En vérité, il avait joué un personnage odieux, le matin. Il s’en repentait. On n’est pas plus ridiculement mesquin. Allons, la jalousie était une mauvaise conseillère ; il avait eu tort, tort, cent fois tort ! Madame était la plus pure des épouses ; Monsieur le savait bien. Comment s’était-il ainsi laissé piquer par ce vil serpent hargneux et mauvais ?

Lui, il haïssait le monde, c’était une vieille rancune ; fort bien fallait-il pour cela en priver Madame ? Et, celle-ci y paraissant, pouvait-elle se dispenser de faire de la toilette ?

Impossible. Dès lors, pouvait-elle ne pas dépenser d’argent ?… Comment donc, mais tout cela était banal à force de logique.

Y avait-il, au monde, quelqu’un à qui la parure seyait mieux qu’à elle ? Non, personne. Et c’était un crime de lui avoir reproché quoi que ce fût. Eh bien ! il lui ferait un intérieur agréable, si ces sortes de remontrances devaient se renouveler souvent ! — Pauvre petite femme, va ! Tout cela n’avait que trop duré…

C’était effrayant, de penser que leur maison si riante et si paisible pourrait devenir ainsi, du soir au lendemain, un séjour maussade, plein de dissensions et d’aigreurs.

Et Monsieur, s’encourageant à l’action, monta bravement jusqu’à la chambre du bébé.

Celui-ci dormait. Madame, assise auprès du berceau, travaillait à sa broderie. Dans la cheminée, le profil anguleux et grotesque du polichinelle se dessinait confusément, entre la balle, le cerceau et l’un des sacs cerise. Au fond, on apercevait la bottine de l’enfant retournée et toute petite. La lampe éclairait ces choses de sa pâle et douce lumière voilée. C’était un adorable tableau d’intérieur ; Monsieur se sentit laid, déplacé, ridicule au milieu de cette grâce ; son pas résonnait, lourd et effaré, dans la silencieuse sérénité qui régnait là. Il fut au moment de se mettre à genoux devant sa femme.

Était-elle assez bien ce qu’elle devait être, ainsi, veillant son fils ! Quelle bouche profane avait jamais articulé un grief à l’adresse de tant de perfection ?

Monsieur s’inclina, comme au seuil d’un temple.

— Lucy, pensez-vous à vous habiller pour ce bal ? demanda-t-il à voix basse, presque timidement.

— Quel bal ?

— Mais, le bal des Reiberg ; vous savez bien. Nous avons formellement promis d’y aller.

— Le monde coûte trop cher ; j’y renonce.

— Lucy, c’est de l’enfantillage… tu as accepté cette invitation… va t’habiller.

— Non, non ; je n’irai pas.

— Sérieusement, j’y tiens, je t’assure ; nous passerons là une charmante soirée.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

Il lui retira l’ouvrage qu’elle avait aux mains et, l’attirant vers une causeuse, il l’embrassa dans les cheveux, très doucement ; il murmurait :

— Allons, ma femme, assez bouder ; fais-toi belle puisque je t’en prie et viens chez Reiberg.

Madame secoua la tête :

— Non, dit-elle d’une voix ferme.

Au fond, elle en mourait d’envie.

— Mais, Lucy, ce n’est pas raisonnable.

— Au contraire c’est très raisonnable.

— Voyons, mon enfant, sois gentille.

Madame fit une pause, puis avec un geste mignon des épaules :

— D’abord, je n’ai rien à mettre…

Monsieur ne put retenir une exclamation stupéfaite :

— Rien à mettre !

Les yeux de Madame faisaient « non » catégoriquement.

— Et cette robe superbe, brochée, brodée, lamée qu’on t’a portée ce matin même ?

— Ah ! je croyais que vous la trouviez trop élégante…

— Très élégante, oui ; pas trop.

Il ajouta tendrement :

— Peut-il y avoir quelque chose de trop élégant pour ma petite femme ?

— Et puis, il n’y a pas de fleurs ici.

— J’en ai commandé, on les portera.

Monsieur était rayonnant.

— Quelles fleurs ?

— Des roses.

Madame fit la moue, une toute innocente petite moue :

— J’aurais préféré des tubéreuses.

— Veux-tu que j’aille t’en chercher ?

— Tu es trop bon.

Elle jeta machinalement les yeux sur la fabuleuse boîte de patiences que Monsieur venait de monter :

— Qu’est-ce que tu as acheté là, pour le petit ?

— Un jeu de patience, les cinq parties du monde… Ça sera très instructif.

— Mon pauvre petit enfant !

Madame regardait son mari bien en face, comme elle eût regardé un animal rare et particulièrement étrange. Puis, riant gaiement, de son fin petit rire perlé :

— C’est fou ! s’écria-t-elle. Un jeu de patience, les cinq parties du monde… à Paul !

Monsieur l’aurait embrassée pour cet éclat de rire.

— Et cela ! ajouta-t-elle, en désignant la masse de bonbons, rien que cela ? Ah ! Dieu, que les hommes sont maladroits !

— C’est tout fini, n’est-ce pas ? disait Monsieur, en serrant sa petite femme dans ses bras.

La physionomie de Madame devint plus austère, plus impénétrable que celle d’un des grands juges de la Sainte-Inquisition et, tandis que les lèvres de Monsieur se posaient à la dérobée sur ses tempes, elle lui fit demander pardon et promettre de ne plus jamais recommencer.

— Je le jure ! s’écria Monsieur.

— Alors, sincèrement, tu tiens à aller à ce bal ?

— Comment donc !

Elle plia son ouvrage lentement, comme quelqu’un qui se résigne, donna un baiser à l’enfant et, marchant sur la pointe des pieds, parlant bas, un doigt sur la bouche :

— C’est bien ; j’irai.

— Grande toilette, n’est-ce pas ?

Madame eut un imperceptible sourire ; elle triomphait, remportant la victoire avec les honneurs de la guerre.

Deux heures plus tard, quand Monsieur la vit tout habillée, sentant bon les fleurs, la longue traîne de ses jupes glissant sur les tapis avec un frissonnement doux :

— Oh ! que ma femme est jolie ! lui dit-il tout bas à l’oreille… Un chef-d’œuvre, décidément, cette robe !

— Oui, mais 3, 000 francs ! remarqua Madame, d’un air soucieux.

— Bah !… que veux-tu ?

Il rendait les armes et faisait amende honorable.