Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/2

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 223-237).

II

UN NUAGE… DE FUMÉE !

Cette année-là, le printemps eut des sourires caressants, d’une grâce tendre, qu’on eût dits faits exprès pour eux.

L’herbe poussait drue et haute dans les prairies ; un couple d’hirondelles vint établir son nid sous le toit de leur grenier dès avril… Le ciel était rose ; l’Ourthe égrenait des perles dans son lit de schiste et des coins de rochers s’y miraient, très graves ; les sapins sentaient bon.

Ils faisaient de grandes promenades, tous les deux, dans les montagnes, sans rencontrer un être humain. C’était délicieux ; on ne pouvait rêver une solitude plus complète. Ils avaient des joies d’enfants pour un caillou glissant et faisant ricochet dans la rivière ; pour les clairs échos des gorges qui redisaient après eux : « Je t’aime ! » d’une voix profonde, avec des modulations lentes, presque solennelles ; pour un oiseau apeuré qui s’envolait en les frôlant ; pour ces grands insectes, hauts sur leurs pattes, qui marchent dans les bruyères majestueusement, et que leur approche mettait en déroute. Une fois, ils découvrirent un coquelicot, le premier de la saison, tout seul, perdu au bord d’un champ. Ce fut un triomphe. Ils se regardaient, charmés, en extase :

— Qui le cueillerait ?

On hésita longtemps ; c’était considérable. Puis, comme Monsieur, ayant coupé la fleur la lui attachait au chapeau, Madame éclata de rire, en disant :

— Sommes-nous bêtes !

Ce fut l’affaire d’un instant : le coquelicot s’effeuilla.

Ils eurent un gros chagrin.

Ces puérilités exquises, ces riens murmurés tout bas dans le grand silence, ces courses folles à travers la campagne emplissaient leur vie depuis trois mois.

Ils s’adoraient.

— Trois mois ?… Eh ! oui, tant que cela… Toute une éternité !

Monsieur avait emporté sa petite femme en Ardennes bien peu de temps après les noces, et ils habitaient là, dans un étroit château bâti sur un pan de rocher d’où l’on découvrait l’Ourthe, les collines noires de mousse, la vallée et les longues prairies humides piquées de jacinthes et de renoncules. Leur vie était comme un bon rêve ; ils ne se quittaient pas. Madame tenait en conscience son rôle de maîtresse de maison, elle s’occupait de tout, même du ménage on faisait des repas invraisemblables durant lesquels on avait l’air de jouer à la dinette… Monsieur trouvait cela parfait.

Ils ne voyaient personne.

Un vieux garde-chasse et sa fille, qui habitaient à deux pas, une cassine au bord de l’eau, les servaient tant bien que mal. On n’avait pas d’exigences ; le tête-à-tête était si bon… et puis, à la campagne !

La maison avait des douceurs de nid ; quelque chose de gai, d’aimable, de séduisant passait dans son silence ; un air de félicité discrète gagnait les choses. Jamais séjour ne fut mieux fait pour abriter une lune de miel.

Les profondes fenêtres en ogive, toutes chargées de clématites et de lilas perse, avaient enthousiasmé Madame aussitôt ; l’escalier de chêne, avec ses longs couloirs pleins d’ombre et sa rampe en fer forgé représentant des chimères et des monstres qui grimpaient les uns par-dessus les autres, en un entrelacement désordonné, pêle-mêle excentrique de jambes velues et de gueules menaçantes, lui causa une terreur indicible, qu’elle ne voulut pas s’avouer à elle-même.

Au reste, le petit salon Louis XVI, or et blanc, lui plut tout à fait ; la serre, construite à son intention, acheva de l’éblouir, et elle déclara qu’elle serait la femme la plus heureuse de l’univers dans ce triste manoir effrité, dans ce pays perdu où le printemps mit bientôt des senteurs tièdes, je ne sais quoi d’épanoui, de suave et de jeune… comme un grand sourire d’enfant qui se réveille ; où le soleil des premiers jours de mai faisait éclater les bourgeons dans leur capsule vert tendre et fleurir les églantines au long des haies, tandis qu’on entendait sourdre la sève au fond de l’herbe, qu’il neigeait partout des pétales de seringat et que les violettes levaient la tête curieusement sous les feuilles.

Et, en effet, Madame était heureuse ; heureuse comme une enfant volontaire et fantasque que le ménage amusait à la façon d’un joujou neuf et qui daignait aimer bien son mari dont elle était adorée à genoux.

— Sais-tu, Georges, que nous devenons un vieux, vieux ménage ? Il y a trois mois que nous sommes mariés, fit-elle remarquer, le matin de cet anniversaire.

— Vieux, vieux, vieux !… Tu m’aimes toujours, au moins ?

Je ne jurerais pas qu’il y eût un baiser après cela ; cependant, j’ai de forts bonnes raisons pour le penser.

Madame continua, sur un ton d’ironie très fine :

— Trois mois que vous n’avez plus fumé, monsieur mon maître ! Car tu ne fumes plus, n’est-ce pas, Georges ? Plus jamais… même quand je ne suis pas là ?

— Enfant !… Mais non, je ne fume plus. Tu sais bien, puisque je te l’ai juré.

— Pauvre cher ami. Alors, c’est fini, bien vrai ?… Tu as renoncé à cette passion-là ? Aussi, c’était vilain, sérieusement. Fumer !… Pouah ! j’abhorre ça.

— Tu es un ange.

La veille de son mariage, Madame s’était contentée de dire :

« Tu sais, Georges, j’abhorre ça ! Et puis, ça sent mauvais. »

Et Monsieur, idolâtre de ce petit démon d’ange, avait juré qu’il ne fumerait plus jamais, jamais !

Aussi Madame était-elle extrêmement glorieuse de l’empire qu’elle exerçait sur son mari, un grand garçon réfléchi et froid que l’amour avait transformé. Aussi, pendant qu’elle lui demandait « si c’était bien vrai qu’il ne fumait plus… » elle se répondait à elle-même, d’avance, « qu’il n’oserait point ! »

Et le ciel était toujours rose, et l’Ourthe était toujours bleue ; et on s’adorait toujours, profondément, absolument, quoiqu’on fût un vieux, vieux ménage de trois mois, et qu’on n’eût pas autre chose à faire.

Un jour, je ne sais quel souffle mauvais passa sur le pays : les sapins frissonnèrent des pieds aux cimes, la rivière se fâcha soudain et se mit à rouler des flots sombres, d’un air menaçant. Le soleil disparut ; les roches s’allongeaient, découpées en géants formidables sur le ciel couleur de suie. Un frémissement de tempête courut par la vallée et les hautes herbes se couchèrent lentement, craintives ; les feuilles, à peine sorties de leurs bourgeons, s’envolaient en tourbillonnant, déchiquetées, hachées, semblables à de minces fils de soie de nuance indécise, que l’air portait.

Les deux hirondelles du toit ne chantaient plus. Un morne silence tomba… tout s’inclinait comme stupéfié. Brusquement, un éclair raya le ciel, le petit château fut secoué sur sa base de schiste et le tonnerre gronda. Alors, ce fut terrible on eût dit que la nature entière tremblait et suppliait ; des blocs de pierre dégringolaient en cascades sinistres, un mélèze fut déraciné, et le paysage s’engloutissait sous les trombes de sable fin passant avec un rauque sifflement de révolte. Puis, le ciel blanchit, se crispa, sembla rouler des gazes molles qui ondulaient, glissant l’une sur l’autre ; un immense déchirement se produisit et une pluie lourde, pressée, bruyante, mêlée de grêlons se jeta du haut des nues.

Il faisait sombre ; le tonnerre grondait toujours, se rapprochant. Madame, assise dans son salon, près de la fenêtre, poussa un petit cri effaré et appela :

— Georges !

Personne ne répondit.

— Tiens, où donc est Georges ? reprit-elle, au bout d’une seconde.

Et, se levant vivement :

— Oh ! mais… j’ai peur, moi ! — Georges ! Georges !

Elle promena, autour de la chambre que les ténèbres envahissaient, un regard perdu. Monsieur n’était pas là.

— C’est mal de me laisser ainsi toute seule, par un pareil temps ! murmura Madame d’une voix apitoyée.

La foudre retentit au loin. Elle se boucha les oreilles.

Une vague inquiétude s’emparait d’elle ; sa pauvre petite âme se sentait toute déconcertée, tout étourdie par ce brusque orage éclatant au beau milieu d’un jour serein.

— Où es-tu donc, Georges ? répétait-elle avec impatience. Et elle se dirigea vers la porte.

Au moment d’en tourner le bouton, elle s’arrêta, hésitante.

« Oh ! l’horrible couloir sombre qu’il lui fallait traverser, la rampe fantastique qui grimaçait… Et par ce temps affreux, avec ces longs éclairs flamboyants !… »

— Non, je n’oserai jamais ! fit-elle.

Et elle ajouta, dans sa candeur d’enfant ignorante de la vie :

— Que je suis malheureuse !

Elle se rapprocha de la fenêtre, s’y accouda machinalement, sans penser ; elle trouvait je ne sais quel apaisement à voir les gouttes d’eau s’allonger et descendre en s’aplatissant sur les vitres.

Tout à coup, elle eut une exclamation de surprise, en même temps que son visage se rassérénait :

— Enfin ! le voilà, s’écria-t-elle. Et elle se disposa à ouvrir la fenêtre. Mais presque aussitôt, elle recula, pâlit ; ses deux mains arrêtées à l’espagnolette s’y crispèrent :

— Que va-t-il faire là-bas ?… murmura-t-elle.

La voix de Madame avait pris une expression âpre, presque dure, tandis que ces mots lui tombaient des lèvres, un à un, vibrants.

Et elle regardait par cette fenêtre, avidement, sans pouvoir en détacher les yeux.

Elle venait de reconnaître Monsieur qui traversait la grande allée du jardin, sans chapeau, sous la pluie, pour entrer dans le pavillon du bord de l’eau, au seuil duquel la fille du garde-chasse l’attendait.

Cette fille était belle, d’une beauté plantureuse et rustique, à la manière d’une grande Hébé de village insouciante et bonne enfant… Monsieur allait beaucoup au petit pavillon depuis quelque temps.

Les premières fois, Madame avait plaisanté doucement. Monsieur s’était contenté de sourire : il alléguait certaines conférences très urgentes avec son garde, à propos de la prochaine saison de la chasse… Et tout s’était borné là.

Ce qui n’empêchait pas Madame de se sentir vexée et comme mécontente d’être servie par cette superbe créature.

— Elle est trop belle pour une paysanne ! disait-elle quelquefois.

Ce voisinage lui déplaisait.

Madame n’était pas absolument jalouse, non… Seulement, elle eût bien voulu que cette fille fût plutôt laide et que Monsieur n’allât pas aussi souvent chez son garde-chasse.

Ce jour-là, Madame, déjà mal disposée, rendue nerveuse par toute l’électricité qui était dans l’air, voyant son mari passer sous ses fenêtres, sans même lever les yeux, rapidement, ainsi que quelqu’un qui se hâte ou qui se cache, et traverser le jardin malgré l’averse, se sentit mordue par je ne sais quelle pensée amère ; sa jalousie prenait un corps, s’accentuait, s’arrêtait à un fait palpable : Monsieur affrontait la pluie pour se rendre « là-bas ! »

Elle s’appuya au dossier d’une chaise : elle défaillait ; ce qu’elle venait de voir lui brûlait les yeux.

— Mon Dieu, mon Dieu ! soupirait-elle lentement, d’un air égaré.

C’était comme un douloureux effondrement, une certitude brusque : — Il aimait donc cette fille ? C’était vrai !

Oui, c’était vrai ; Madame en était convaincue, en eût juré. Au reste, qu’allait-il faire là chaque jour ? Elle s’éloigna de la fenêtre et, sans réfléchir davantage, très vite, automatiquement, elle traversa le petit salon or et blanc, ouvrit la porte et se trouva dans le couloir. Les personnages monstrueux de la rampe ne l’effrayaient plus ; elle n’y pensait pas.

— Trompée ! trompée ! se redisait-elle, tandis que la fièvre lui battait aux poignets.

Alors, c’était comme cela on jurait à une jeune fille de l’aimer toujours, de n’aimer qu’elle, de lui vouer sa vie… Et, après trois mois, on jetait au vent toutes ces belles protestations, on faisait fi de la dignité du mariage, de ses devoirs, de ses serments… pour reprendre sa liberté de célibataire, sans plus de remords.

Oh ! mais chez elle, chez elle !… Sous son toit… Et sa servante !… — Non, c’était odieux !

On ne se doute point de ce que peut élaborer de fou et d’extrême, en dix minutes, une tête de femme impressionnable et qui se croit offensée. Maintenant l’idée du divorce se présentait à l’esprit de Madame comme une délivrance ; elle pensait à son mari avec un sentiment de mépris ; elle ne voulait plus avoir rien de commun avec cet homme. Vivre dans l’air qu’il respirait était déjà trop.

— Le misérable ! Il serait donc venu à elle tranquillement, une heure après, si elle ne l’avait pas démasqué, il aurait posé ses lèvres sur son front… Il lui aurait dit encore qu’il l’aimait, et elle, elle l’aurait cru. Infamie !

Elle était si vraiment malheureuse à présent qu’elle oubliait d’en faire la remarque. Et elle courait sous la pluie, ses pauvres petits pieds dans la boue, songeant au jour de leur mariage, à leur départ furtif, le soir, par un soir de neige… à leur arrivée là, une semaine après, dans ce joli château mystérieux qui leur souriait, à leurs chères promenades dans les bois, eux deux…

— Rêve, rêve que tout cela !… C’était si bon de s’aimer, pourtant ! Bah ! il n’y fallait plus penser ; tout se brisait, tout s’écroulait… Il n’y avait au monde que mensonge et trahison.

— Alors, ils divorceraient ?

— Eh bien… oui.

Et ce oui tombait, triste comme une larme sur le marbre froid d’un sépulcre.

Hélas ! si jeunes… Après trois mois. Quel désenchantement !

Mais elle l’aimait, ce Georges, elle l’aimait…

C’était fini ; elle ne voulait plus.

Et la pluie redoublait, fine et serrée ; les branches de lilas s’affaissaient, écrasées par l’averse ; l’Ourthe avait des mugissements graves de cataracte, les roches ruisselaient, lavées, toutes luisantes, avec des gouttes d’eau qui s’arrêtaient aux pics…

Le soleil ne brillerait donc plus jamais ?

Il sembla à Madame qu’une voix méchante répondait :

— Non, plus jamais.

Elle était arrivée au petit pavillon ; devant la porte elle s’arrêta. Et, soudain, son cœur cessa de battre ; il lui sembla que sa grande colère s’apaisait.

Qu’allait-elle faire ?… Que dirait-elle si… si elle s’était trompée ?… Pourquoi était-elle venue là ?

— Pour les surprendre.

Certes… elle voulait le confondre, lui montrer qu’elle n’était pas sa dupe ; qu’elle savait. Et à cette idée de lui dire « qu’elle savait » tout son être sincère et droit, toute sa délicate nature de brave petite femme aimante se révolta. Combien c’était dur, pourtant, ce rôle d’espion !

Elle était tout contre une fenêtre ; elle se haussa sur la pointe des pieds et regarda. D’abord elle ne distingua rien. Tout était très confus. Par un effort de volonté elle obligea ses yeux à voir derrière les vitres, à pénétrer les êtres au logis.

C’était la cuisine, une cuisine confortable, très propre, de paysans. Des ustensiles de cuivre brillaient dans l’ombre ; le feu jetait des étincelles, par instants… Vis-à-vis de la cheminée, contre le mur, il y avait une grande horloge, dont le balancier allait de droite à gauche, régulièrement.

Tout cela avait l’air calme, honnête.

La surexcitation de Madame était à son comble ; elle se sentait près de défaillir.

Et comme elle regardait, elle eut un brusque mouvement de recul ; un petit sourire indéchiffrable, consterné et ravi tout à la fois, glissa sur ses lèvres ; sans plus hésiter, elle se précipita vers l’entrée de la maisonnette : elle venait de découvrir son mari fumant tranquillement au coin du feu.

Tout s’expliquait.

Monsieur, ne pouvant fumer dans les appartements de sa femme « qui abhorrait ça », venait là, lorsque la tentation était trop forte, et fumait en cachette.

— Oh ! Georges, Georges… j’ai eu bien peur ! s’écria Madame, en se jetant dans les bras de son mari.

Il souriait.

— Mais, quoi, petite femme ?… qu’y a-t-il ?… Pourquoi viens-tu ainsi, par un pareil temps ? Que s’est-il passé ?

Une grande confusion serrait Madame à la gorge. Elle n’en laissa rien paraître ; elle reprit :

— Non, tiens, vois-tu… c’est mal de fumer quand tu m’avais juré que plus jamais, plus jamais…

Pris en flagrant délit, Monsieur ne songea pas à discuter.

— J’ai eu tort, je l’avoue… Pardon ! fit-il.

Et il serra sa petite femme contre son cœur, tandis qu’elle sanglotait :

— C’est affreux, j’ai bien souffert… Je te cherchais… pense donc !… Voilà le premier nuage…

Il était à cent lieues de tous les soupçons qui avaient brouillé la cervelle de Madame ; il ne comprit pas, crut qu’elle faisait allusion à son grand crime de fumeur et, jetant son cigare au feu, il dit :

— Oh ! un nuage de fumée !