Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/3

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 238-242).

III

LES CERISES

Le cerisier était énorme, perché au bord d’une roche, avec l’Ourthe en dessous de lui et l’immensité du ciel s’étendant au-dessus de sa tête. Ainsi placé, ce cerisier avait tout ce qu’il faut pour se bien porter et produire beaucoup.

En mai, il fut superbe tout épanoui, et d’un rose !… Ses grosses branches penchaient sous le poids des fleurs, et il prenait, en se mirant dans la rivière, du haut de sa montagne, je ne sais quel air stupéfait de potiche ventrue dans laquelle on aurait mis un bouquet de bal et qui se serait sentie gauche, un peu embarrassée de cette coquette parure.

Puis, les pétales étaient tombés, emportés par le vent les uns glissant dans l’eau, les autres s’enroulant aux branches amoureusement, leur faisant comme une collerette de tulle rose qui passa bientôt, se dessécha, tandis que les premiers bourgeons éclataient.

Alors, quand toutes les fleurs eurent passé et que les petits calices, pas plus gros que des pois chiches, commencèrent à se dessiner, serrés deux par deux au long des rameaux, Madame voyant tout ce fruit déjà noué, sentant bon la sève, battit des mains :

« Eh bien ! on en aurait, des cerises ! »

Elle les couperait elle-même, toute seule ; elle prétendait que personne ne touchât à ce qu’elle appelait d’avance sa récolte.

Et, chaque matin, elle allait voir si la récolte faisait des progrès.

« Les cerises seraient hâtives, certainement ; on les mangerait dans les premiers jours de juin… La bonne chose que de goûter les produits de son jardin !… De beaux fruits qu’on aurait vu mûrir !… Les pauvres gens restés en ville ne connaissaient pas cette volupté-là. — Ah ! justement : les plaisirs de la campagne ! »

En juin, la récolte sensiblement diminuée commençait à prendre couleur, d’un côté seulement ; vers la mi-juillet il y eut une bourrasque, un formidable coup de vent qui allégea encore le vieil arbre d’une partie de sa charge.

Maintenant, les branches étaient très feuillues et les fruits semblaient vouloir se cacher dans la verdure. On en apercevait fort peu.

Au reste, l’erreur avait été reconnue : c’était la cerise royale ; cette espèce ne donnait qu’à l’arrière-saison. Et, tout bien considéré, on trouva cela préférable : « Puisqu’on en aurait encore lorsqu’elles seraient finies partout ! »

En août, cependant, Madame jugea que le temps était venu de songer à la cueillette. Elle s’arma de ses ciseaux à broder ; Monsieur, très amusé, prit la corbeille à ouvrage, et ils allèrent au cerisier.

Quand on fut dessous, Madame découvrit tout de suite une superbe cerise, grosse comme une pomme d’api, rosée et vernie, se balançant, très haut, dans les feuilles.

Tu vois, tu vois, s’écria-t-elle, il y en a tout plein, j’en suis sûre ; voici la première, les autres se cachent, mais nous les trouverons !

Monsieur regarda longuement :

Oui, il devait y avoir énormément de fruit, là. »

L’enthousiasme de Madame montait, montait…

D’un bond, elle fut dans l’arbre ; deux fortes branches, en retour de chaque côté du tronc, formaient un siège assez commode ; elle s’y installa.

Et c’était charmant de voir ce grand flot de mousseline se tassant dans le feuillage, avec la gaze blanche du chapeau de campagne qui ondulait sous une gloire de soleil.

Les roses étaient en fleurs, dans le jardin, et des nuées d’abeilles couleur d’or dansaient autour ; loin, à travers les arbres, on distinguait le petit château noyé de lumière, les volets clos, comme endormi sous la grosse chaleur du jour, et du haut en bas des roches, dans la mousse brûlée, les premières framboises faisaient des taches sanglantes.

Le vieux cerisier n’eut jamais l’air plus balourd, plus piteux.

Madame fourrageait dans les feuilles, impitoyablement, avec une impatience fébrile ; tout à coup, elle leva les yeux en l’air… Puis, son visage, assez désappointé, passa entre les deux branches :

— Georges, viens un peu.

Dans tout cet arbre énorme on ne trouva… qu’une seule cerise !

Malgré cela, ce fut très glorieusement que les ciseaux se mirent à couper la queue flexible de ce spécimen unique ; ce fut avec des respects inouïs que Madame en essuya la poussière du coin de son mouchoir : « Pensez donc un fruit pareil, une cerise royale, et la seule, la seule ! »

Monsieur voulait que sa femme la mangeât bien vite, mais Madame ne l’entendit pas ainsi on partagerait.

Elle sauta lestement à terre. Monsieur eut un sourire :

— Partager une cerise !

— Eh ! oui.

Pour prouver que c’était très possible, elle la mit entre ses lèvres et, la tête renversée, d’un geste joli, avec une petite voix drôle, un peu gênée par l’obstacle :

— Goûte… veux-tu ?

Il goûta.