Lady Fauvette/Histoire d’un ménage/1

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 217-222).

HISTOIRE
D’UN MÉNAGE



I

VIEILLE CHANSON

« Soyez heureux ! »

Tels étaient les derniers mots qu’ils avaient entendus.

Un colis qu’on hissait sur la voiture… ; un refrain de chansonnette avec accompagnement de piano qui descendait, hardi et scandé, de la salle du banquet, par les fenêtres entr’ouvertes où de lourdes tentures en velours couleur d’ocre se gonflaient, comme les voiles d’un navire sous les rafales du vent… ; deux mains tendues, en signe d’adieu, et qu’ils avaient secouées cordialement, sans trop savoir à qui elles appartenaient… ; la robe blanche à guirlandes de bruyères d’une des demoiselles d’honneur soudain entrevue et bientôt masquée par le battant de la grande porte cochère… Le rire très polisson et très insupportable du petit Waldeim qui croyait avoir fait beaucoup d’esprit quand il avait montré toutes ses dents, fort belles, du reste… Un bouquet de violettes jeté vivement par la portière et qui était tombé vis-à-vis d’eux, sur la banquette, sans que ni l’un ni l’autre y fit attention. Le coup de fouet victorieux du cocher qui gagnait son siège ; un brusque mouvement des roues, la sonnerie aiguë des grelots de cuivre… et les chevaux qui partaient bravement, au galop !

Une intime et exquise impression de calme. Des rangées de grands hôtels sombres qui fuyaient avec une rapidité invraisemblable… çà et là, des personnages lilliputiens, grotesques et menus, errant dans une atmosphère neigeuse et qu’on eût dits enfarinés ; de vagues horizons blancs étoilés de masses grises qui passaient, dans le vent, bizarres, informes, très droites, et qui faisaient penser à de fantastiques cortèges d’ombres chinoises se déroulant sur un mur crépi à la chaux… des armées d’arbres aux branches maigres frangées de minces cristaux à pendeloques délicates, — comme si l’on eût mis des lustres en verre filé tout au long de l’avenue Louise, le son perdu d’un orgue de Barbarie qui égrenait, du fond de quelque cabaret de faubourg, la mélodie démodée et plaintive d’une vieille romance de Méhul, lentement, note à note ; puis, par instant, une lueur qui trouait l’obscurité, comme un gros œil curieux armé de lunettes et clignotant.

La neige était gaie ce soir-là ; elle avait l’air de rire silencieusement, et elle glissait vive, légère, si fine et si nombreuse que c’était à croire que le bon Dieu effeuillait toutes les pâquerettes de son royaume pour en faire une parure à la terre. On gagnait Vleurgat ; les chevaux s’envolaient, au galop, avec un doux petit tapage de harnais entrechoqués et de sabots battant les chemins durcis ; les glaces des portières, froncées et opaques, semblaient étamées par le grésil qui y traçait, comme au burin, des figures confuses, extravagantes.

La nuit tombait, enveloppant d’ombre cette blancheur ouatée, moelleuse à la vue, et la campagne se faisait muette. Le tohu-bohu, le mouvement vertigineux de Bruxelles que la voiture venait de quitter s’éteignit ; à peine si l’on distinguait encore une sorte de murmure, de brouhaha monotone, d’écho assourdi arrivant des boulevards extérieurs, par bouffées ; tout s’immobilisait dans un assoupissement serein et profond.

Ils étaient eux deux, tout seuls, mariés du matin.

Lui, singulièrement ému à l’idée que le joli être frêle qu’il avait là, à ses côtés, était à lui désormais ; un peu gauche, embarrassé devant ce premier tête-à-tête si impatiemment attendu devant le premier mot qu’il allait dire et qu’il craignait de dire mal.

Elle, recueillie, très grave… les yeux fixes et semblant suivre, par un coin de la glace que le verglas n’avait pas atteint, quelque féerie attirante, bien loin, à travers les brumes du dehors ; sa main dégantée broyait machinalement les violettes du bouquet jeté dans la voiture au départ. Elle s’oubliait à songer. Les années radieuses de sa vie de jeune fille défilaient une à une devant elle, souriantes et paisibles, toutes pleines de puérilités, avec de gros chagrins vite venus, vite évanouis, et des volées d’éclats de rire. Elle quittait cette vie pour une autre. Que serait l’autre ?

Des minutes passèrent.

Sous la capote de velours fuchsia sa blonde tête d’enfant mutin se détachait, pensive, et ses yeux interrogeaient obstinément ce tout petit, tout petit espace libre, comme si elle eût été bien certaine de trouver là, dans le noir, la réponse à cette question qu’elle se posait : — Vivre ensemble, toujours !… Et l’avenir est là, béant, insondable ! « Mais que sera-t-il, enfin, cet avenir ? »

Ses paupières se relevèrent lentement ; son pur regard s’arrêta sur l’homme dont elle portait le nom depuis le matin, et un sourire effleura ses lèvres.

« Soyez heureux ! »

Cette phrase résonnait encore à son oreille, tendre, remplie de promesses, passant, joyeuse comme une fanfare, dans le tumulte bruyant de cette journée de fête. Que de gens qui leur avaient fait le même souhait !

« Soyez heureux ! Soyez heureux ! »

Elle l’entendait maintenant dans le tintement des grelots, dans les soupirs du vent qui chassait la neige à la façon d’un balais, dans le petit bruit sec de l’attelage rasant le sol. Il semblait que la nature entière, cette morne et pâle nature de février, chantât un hymne en leur honneur où revenaient constamment ces mêmes mots.

Et rassurée, elle avait foi… Elle entrevoyait l’avenir rayonnant, sans un nuage.

Ils seraient heureux, certes !

Eh ! — Qui sait ?…

Bien d’autres avaient ébauché le même rêve au seuil de la vie et bien d’autres avaient dû l’abandonner forcément pour pouvoir avancer, tant le passage est difficile, tant est étroite la route que l’homme traverse avec ses illusions ; le plus souvent il n’y a place que pour lui seul et elles s’envolent à la première halte, effarées, inquiètes, comme des oiseaux devant le danger.

Ce qu’ils se dirent ?… je ne sais pas. Les chevaux allaient toujours plus vite, plus vite ; la neige continuait à tomber et le paysage se perdait, uniformément blanc, dans les fuites du lointain et de l’ombre.