La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 14

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 317-343).
LETTRE XIV


Mâcon, Vineville, 7 mai 1850.

Non, je ne suis point partie pour Savannah au jour fixé, mais j’ai fait une excursion dans laquelle je t’invite à me suivre sans te dire où nous allons. Nous montons dans une voiture qui nous conduit au chemin de fer, nous entrons dans un waggon, madame Rowland, un jeune homme fort agréable et moi. — Je te présente M. Richards ; — tu viens avec nous, n’est-ce pas ? Nous allons à travers champs à dix-huit milles de Charleston : l’après-dînée est avancée, il fait très-chaud. Nous nous arrêtons au milieu d’une forêt, elle est partout, on ne voit aucune habitation ; nous sortons du waggon et nous avançons dans cette forêt de pins. Après avoir marché un moment dans des sentiers non frayés nous voyons la forêt s’animer. Elle fourmille de gens, surtout de noirs marchant dans toutes les directions entre les arbres à haute tige. Au centre de la forêt est un endroit découvert, au milieu de celui-ci un grand et long toit reposant sur des pieux et sous lequel se trouvent une foule de bancs, de couloirs et assez d’espace pour contenir quatre à cinq mille personnes. Au centre de ce tabernacle est une estrade élevée, et au centre de celle-ci une espèce de tribune ou grande chaire. Autour du tabernacle (j’appelle ainsi le toit posé sur les pieux) sont dressées, formant un grand cercle, des centaines de tentes et boutiques de toutes couleurs et formes : il y en a de semblables bien avant dans la forêt ; partout, de près ou de loin, on voit des groupes de créatures humaines, la plupart noires, près des petits feux où ils font bouillir et rôtir leurs vivres. Les enfants courent à l’entour ou sont assis auprès des feux ; les chevaux sont debout et paissent près des véhicules. C’est un camp complet, un camp avec sa vie variée et bigarrée, mais sans militaires ni armes. Ici tout est pacifique, tout a un air de fête, on ne peut pas dire qu’elle soit précisément gaie. On se réunit peu à peu sous le tabernacle, les blancs d’un côté, les noirs de l’autre, ceux-ci en bien plus grand nombre que les blancs. L’air est étouffant ; des nuées orageuses couvrent le ciel, quelques gouttes de pluie commencent à tomber ; ce n’est pas, il faut en convenir, une perspective agréable pour la nuit, car il faut, mon Agathe, que nous la passions dans cette forêt sauvage. Il est impossible de faire autrement. Grâce à l’éloquence de M. Richards, une tente s’ouvre, et nous y sommes accueillis par une bonne famille de libraire. Le chef de cette famille est méthodiste, il a un air fort grave, sa femme est agréable et très-bonne. On nous donne du café et nous trouvons ici à souper.

Après ce repas, je sors pour voir un peu ce qui se passe et suis surprise par un spectacle que je n’oublierai jamais. La nuit est noire d’orage ; mais la pluie a cessé, quelques lourdes gouttes seulement tombent çà et là ; toute la forêt paraît en feu. Sur huit petits autels, ressemblant à de hautes tables dressées sur des pieux à l’entour du tabernacle, flambent des bûchers en pin inflammable qui sont très-résineux, et de tous côtés, jusque dans les coins les plus reculés de la forêt, des feux plus ou moins grands brûlent devant les tentes ou ailleurs et éclairent les troncs élevés des pins, qu’on pourrait prendre pour les piliers immenses d’un temple naturel consacré au dieu du feu. Le dôme est sombre, et l’air si calme, que les flammes des feux montent droites et lancent des clartés sauvages sur les couronnes des pins et les nuages obscurs. Sous le tabernacle, une foule énorme, quatre ou cinq mille personnes assurément sont réunies. Elles chantent des hymnes : ce chœur est magnifique ! — Le bruit en est plus fort du côté des nègres, dont le nombre est triple de celui des blancs ; leurs voix sont naturellement belles et pures. Dans la tribune dressée au milieu du tabernacle on voit quatre prêtres qui, dans l’intervalle des hymnes, parlent au peuple avec des voix fortes, exhortent les pécheurs à se convertir, à devenir meilleurs. Pendant tout ceci la foudre gronde, de grands éclairs brillent à travers la forêt ; on dirait les coups d’œil de quelque puissance invisible et puissante. Nous entrons sous le tabernacle et nous mêlons à l’auditoire du côté des blancs. Autour de l’estrade où se trouve la chaire est une table-autel formant un grand carré. En dedans de cette table et du côté des blancs, sont assis sur des bancs et au pied de la tribune les prêtres méthodistes, de belles et hautes figures pour la plupart, avec fronts larges et sérieux, et du côté des noirs leurs guides et solliciteurs spirituels ; plusieurs de ceux-ci sont mulâtres ; leur physionomie est remarquable, énergique. À mesure que la nuit avance, la disposition des esprits s’échauffe. Les hymnes courtes, mais brûlantes, s’élancent ; on dirait des soupirs mélodieux et ardents ; elles sont chantées de temps à autre par des milliers de voix harmonieuses. Le zèle des prédicateurs augmente ; deux sont tournés du côté des blancs, deux du côté des noirs ; ils étendent les mains, invitant les pécheurs à venir : « Arrivez tous à cette heure, qui est peut-être la dernière, la seule qui vous reste pour vous approcher du Sauveur, et — éviter la damnation éternelle. » Minuit approche, les feux ont moins d’éclat, mais l’exaltation grandit et devient générale. Les hymnes de la résurrection se mêlent aux appels des prêtres, aux exhortations des solliciteurs, aux soupirs et aux cris de l’auditoire. Des jeunes filles, des jeunes hommes se lèvent, sortent des rangs des blancs, et se posent comme s’ils étaient brisés devant la table-autel. Ils y sont reçus par des prêtres qui se baissent vers eux, reçoivent leur confession, les exhortent et les consolent. Dans les rangs des noirs, il y a grand tumulte et de grands cris. Les hommes rugissent, les femmes crient comme les porcs quand on va les tuer. Plusieurs ont des convulsions, sautent, frappent autour d’elles, on est obligé de les contenir, cela ne ressemble pas mal à une mêlée ; les spectateurs plus calmes rient. On entend une foule de cris d’angoisse, mais seulement ces mots : « Je suis un pécheur ! » ou bien : « Jésus ! Jésus ! » Pendant tout ce vacarme, le chant continue avec énergie et bien ; le tonnerre gronde par moment.

Tandis que les rangs des nègres présentent ce spectacle nous voyons parmi les blancs une scène plus calme. Des personnes qui s’étaient agenouillées près de la table-autel s’en sont éloignées ; quelques-unes restent encore, et les prêtres paraissent leur parler en vain. Une jeune fille soulevée par ses parents est en extase. On l’étend à terre, la tête appuyée sur les genoux d’une femme en deuil d’un certain âge ; son jeune et joli visage est tourné vers le ciel ; elle est roide et sans connaissance, à ce qu’il paraît. La dame en deuil et une autre en deuil également agitent doucement leurs éventails sur la jeune fille et la contemplent avec gravité, tandis que dix ou douze femmes, la plupart jeunes, l’entourent en chantant une hymne bas et avec suavité ; toutes regardent la jeune fille endormie, convaincues qu’il se passe quelque chose de grand en elle. Cette scène au milieu d’une nuit orageuse et à la clarté des feux allumés, était réellement belle.

Au bout d’une heure, l’exaltation commençant à se calmer, et le point culminant de la nuit paraissant passé, nous retournâmes, madame Howland et moi, dans notre tente pour nous reposer. Elle était située à l’extrémité du camp des blancs, et, par curiosité, je fis un bout de chemin au delà dans la partie la plus obscure de la forêt. Il y avait ici un tintamarre épouvantable, produit non par des hommes, mais par des grenouilles et autres bêtes. Elles aussi paraissaient avoir une grande assemblée, bourdonnaient, riaient, toussaient, soufflaient, produisaient des sons, des cris bizarres ne ressemblant à rien, et comiques au plus haut degré. Je n’ai jamais entendu un pareil concert ; on aurait dit la parodie du spectacle auquel nous venions d’assister. Il faisait étouffant dans la tente ; on y était serré, malgré toute la peine que notre bonne hôtesse se donna pour que nous fussions bien. Madame Holland ne s’inquiétait que de moi. Ne pouvant goûter aucun repos, je voulus au moins, une fois encore, avant de me coucher, jeter un regard sur le camp. Il était plus de minuit ; l’air éclairci était si suave, le spectacle si beau, que je rentrai pour le dire à madame Holland. Elle s’habilla sur-le-champ et sortit avec moi.

Les feux des autels étaient bas, sombres, et la fumée roulait en arrière vers la forêt. Au-dessus du camp, le ciel était clair et la lune se levait ; l’étoile de la force (Jupiter) brillait sur le tabernacle. On chantait encore des hymnes, quoique plus faiblement, les solliciteurs exhortaient encore, la jeune fille dormait toujours, les femmes attendaient son réveil et l’éventaient. Quelques âmes oppressées, courbées encore sur la table-autel, écoutaient les discours et les chants consolants des prêtres. Peu à peu les personnes réunies sous le tabernacle se dispersèrent dans la forêt ou se retirèrent dans leurs tentes ; la jeune fille endormie s’éveilla enfin, et fut emmenée par les siens. M. Richards était venu nous rejoindre, et nous entreprîmes avec lui de faire le tour du camp du côté des noirs. Ici, tout était encore animé d’une vie religieuse exaltée ; nous en vîmes une scène nouvelle dans chaque tente. C’était un homme ou une femme en prières dans l’une, et donnant de l’air à ses nouveaux sentiments, entourée de pieux auditeurs ; dans une autre, des noirs en prières, vêtus de blanc, se frappaient la poitrine, et parlaient avec le plus grand pathos ; dans une troisième, les femmes dansaient la danse sainte devant l’une des nouvelles converties. Cette danse a cependant été défendue par les prêtres, et cessa bientôt après notre entrée dans la tente. Je ne vis que les mouvements balancés de ces femmes, qui se tenaient par la main et formaient une chaîne en chantant. Dans une quatrième, on entendait un chant pieux en canon et parfaitement exécuté. Dans la cinquième, une grosse négresse allait et venait seule en soufflant ; elle était enrouée, soupirait, et s’écriait en se parlant à elle-même : « Oh ! combien je voudrais pouvoir me sanctifier ! » Auprès de quelques tentes, on s’était réuni autour des feux, et ici il y avait visites, saluts, causeries amicales et gaies, avec des voix d’une tendresse mélodieuse, et en même temps un esprit calme, affectueux, que nous retrouvâmes partout où nous nous arrêtâmes pour échanger quelques mots. Les noirs ont quelque chose de bon et de chaud qui me plaît infiniment ; on voit qu’ils sont enfants d’un soleil ardent. On était beaucoup plus calme dans le camp des blancs. Des familles étaient assises à des tables bien servies. Enfin, nous retournâmes dans notre tente, où nous nous couchâmes sur des matelas étendus à terre, ma bonne hôtesse, sa fille de treize ans et moi. Grâce à quelques petites pilules blanches de Downing, j’achevai parfaitement cette nuit fiévreuse.

Au lever du soleil, j’entendis quelque chose de semblable au bourdonnement d’une immense guêpe prise dans une toile d’araignée. C’était une trompe donnant le signal de se mettre en marche. À cinq heures et demie, j’étais levée et dehors. Les hymnes des nègres, qui avaient continué pendant toute la nuit, se faisaient encore entendre. Le soleil était chaud, l’air étouffant et la forêt très-animée. On faisait la cuisine, on déjeunait près des feux, et l’on commençait à se réunir sur les bancs du tabernacle. À sept heures, nous eûmes sermon du matin et service divin. J’avais remarqué que les prêtres évitaient de trop exalter les sentiments du peuple ; eux-mêmes paraissaient dépourvus d’entraînement. Ce matin-là, ils me semblèrent faibles et dépourvus surtout d’éloquence populaire. Ils prêchaient la morale, mais on ne doit pas le faire dans les moments où il s’agit de conquérir les âmes ; il faut alors parler le langage chaud du cœur et des merveilles de la vie spirituelle. J’éprouvai une véritable satisfaction lorsque les prêtres si froids, qui avaient parlé ce matin-là, cédèrent la place à un homme plus âgé, d’un extérieur animé et enjoué, qui sortit de la foule des auditeurs, monta à la tribune et se mit à parler d’un autre ton, c’est-à-dire familier, intime et gai. C’était quelque chose dans le genre du père Taylor, que j’aurais voulu entendre parler ici ; mais tous les nègres, je le crains, en seraient devenus fous ! Le nouvel orateur annonça qu’il était étranger (évidemment Anglais), et présent par hasard à cette réunion. Mais il éprouvait le besoin de dire à ceux qui la composaient : « Mes amis, » et combien il était content de ce qu’il avait vu la nuit précédente (il s’adressait particulièrement aux noirs) ; il voulait leur faire connaître sa pensée sur l’Évangile et ce qu’il enseigne relativement à Dieu. « Voyez-vous, mes amis (telles furent à peu près ses paroles), quand un père a fait son testament, quand ses enfants sont assemblés pour l’ouvrir et connaître ses dernières volontés, ils ignorent les dispositions qu’il a jugées à propos de prendre, et plus d’un pourrait penser : « Il n’y a peut-être rien pour moi ! » Mais, lorsqu’à la lecture du testament ils voient que cet acte contient quelque chose pour John, quelque chose pour Mary, quelque chose pour Ben, en un mot pour chacun ; que tous ont une part égale du bien de leur père ; qu’il a songé à tous avec une égale tendresse, ils voient alors qu’il les a aimés également. Eh bien, mes amis, — si nous étions ces enfants, et si nous avions eu chacun une part d’héritage dans la maison paternelle, — est-ce que nous n’aimerions pas tous ce père, est-ce qu’en vue de son amour nous ne suivrions pas ses commandements ? »

« — Oui ! oui ! oh ! oui ! Gloire, gloire à Dieu ! amen ! » s’écria l’auditoire les yeux rayonnants et avec un ravissement visible !

L’orateur continua à leur peindre avec la même simplicité la vie et la fin heureuse d’un chrétien pieux, d’un véritable enfant de Dieu. Il avait été témoin de la mort d’un pareil homme ; et, quoique ce fût un matelot sans éducation, qui se servait seulement des termes de son état, ils n’en prouvaient pas moins une vie spirituelle si nette, que ces expressions en rendraient encore témoignage devant cette assemblée. Très-malade de la fièvre, il avait perdu sa connaissance et paraissait au moment de rendre l’âme. Sa famille, debout autour de son lit, croyait qu’elle n’entendrait plus sa voix et attendait son dernier soupir ; il était comme en léthargie. Tout à coup il ouvrit les yeux, leva la tête et cria d’une voix forte et joyeuse : « Terre en avant ! » Sa tête retombe : on crut que c’était fini de lui ; mais il ouvrit encore une fois les yeux et s’écria : « Tournez ! laissez aller l’ancre ! » Il redevint silencieux : l’on crut que c’était pour toujours ; mais il ouvrit encore les yeux avec lucidité et calme en disant : « Tout est bien ! » — Et alors il fut en paix.

« — Amen ! amen ! Gloire, gloire à Dieu ! » s’écria l’auditoire, et je n’ai jamais vu une expression de joie et de ravissement comparable à celle qui rayonna sur les visages des enfants de l’Afrique ; les « solliciteurs » surtout étaient hors d’eux ; ils battaient des mains, riaient, et des flots de lumière s’élançaient de leurs jeux. (Quelques-unes de ces figures sont gravées dans ma mémoire comme ce que j’ai vu de plus expressif et de plus énergique. Pourquoi les artistes du Nouveau Monde n’essayent-ils pas de peindre de telles scènes, de telles figures ?) Le ravissement causé par le récit de l’orateur aurait pu devenir convulsif dans quelques parties de l’auditoire si le principal guide de la réunion, M. Martin, n’avait pas fait signe de la tribune, avec la main, pour contenir ses auditeurs, ce qui calma sur-le-champ la fermentation. Pendant la nuit, il avait déjà engagé l’auditoire à se garder des explosions convulsives, comme mauvaises et troublant les effets de l’esprit sur eux et sur les autres. Le prédicateur wesleyen quitta la tribune, tandis que les expressions du ravissement de l’assemblée duraient encore.

Le sermon principal du jour eut lieu vers onze heures du matin et fut prononcé par un légiste de l’une des villes des environs, homme grand, maigre, ayant des traits fortement marqués, tranchants, des yeux profonds et brillants. Il parla du jugement dernier, en fit une description très-vive : les flammes fendues comme des fourches, le fracas, le bouleversement de toutes choses, n’y manquaient pas. « Je n’ai pas encore, il est vrai, senti la terre trembler sous mes pas ! s’écria-t-il, elle paraît encore solide (il frappa rudement du pied dans la tribune) et je n’entends pas encore rouler la foudre du jugement ; mais n’importe, tout cela peut être proche, » etc., etc. C’est pourquoi il engageait ses auditeurs à se convertir et à faire pénitence.

Malgré l’importance et la gravité du sujet, l’énergie de l’expression, ce discours avait quelque chose de sec, était tellement dépourvu d’âme, qu’il manqua son effet sur l’assemblée, car le prédicateur ne paraissait pas croire ce qu’il disait et prêchait. On entendit bien quelques exclamations, des soupirs ; quelques pécheurs s’avancèrent, mais le reste des auditeurs resta calme et ne fut pas ému par les foudres du jugement dernier. Comme auparavant, les hymnes étaient ferventes et belles dans le camp des noirs. Les nègres paraissent fort accessibles aux plus beaux préceptes religieux et savent surtout fort bien les appliquer. Leurs facultés musicales sont remarquables. La plupart ont des voix pures et chantent aussi facilement que d’autres parlent.

Après cet office arriva le dîner, et dans l’intervalle je visitai plusieurs tentes dans le camp des noirs ; les tables étaient couvertes de viandes de toutes espèces, de puddings, de tartes ; il y avait surabondance de mets et de boissons. Plusieurs tentes aussi étaient ornées comme des chambres, avec des lits dressés, des glaces, etc., etc.

Les nègres paraissaient gais, contents et pacifiques. Ces « camps religieux » sont les saturnales des noirs. Pendant leur durée, ils se laissent aller à leur gloutonnerie naturelle sous le rapport du corps et de l’âme. On dit que, dans ces derniers temps, ces assemblées ont beaucoup gagné en fait de tenue morale, et les maîtres permettent à leurs esclaves d’y assister, soit comme partie de plaisir, soit parce que souvent il en résulte beaucoup de bien ; je n’y ai rien remarqué de blessant ou d’inconvenant, excepté, si on le veut, les extases convulsives. J’en ai causé avec le directeur de l’assemblée, M. Martin, prêtre méthodiste estimable et bon ; il les désapprouve, ainsi que je l’avais déjà ouï dire : « Mais ces violentes expressions, dit-il, semblent faire partie de la nature impulsive nègre, et ces soudaines conversions qui proviennent de l’émotion du moment ont cela de bon, que l’individu ainsi converti s’attache ordinairement aux prêtres et à l’Église, devient membre de ce qu’on appelle une « classe, » où il reçoit une instruction régulière sur les vérités de la religion, y apprend les chants religieux, les prières, et devient souvent un bon chrétien, un membre rangé de la société.

Dans le « Grand-Ouest, » comme on dit ici, et partout où la société est encore non civilisée, ce sont les méthodistes et les baptistes qui commencent à défricher le terrain religieux, en agissant sur les sentiments et les sens des enfants de la nature. Ensuite viennent les calvinistes, les luthériens et autres qui parlent davantage à la raison. Les missionnaires rassemblent le peuple et lui parlent en plein air ; quand ils savent profiter de tout ce que le moment, la nature et la liberté de leur position leur met sous la main, ils produisent les plus grands effets ; on m’a raconté des choses remarquables sur leur capacité pour toucher la foule, et sur ce qu’il y a de contagieux dans l’exaltation qui surgit quelquefois. Ces « camps religieux » durent de trois à sept jours. Celui-ci devait être levé le lendemain, et l’on s’attendait que la nuit suivante il y aurait une foule de conversions. Cependant elles paraissent dépendre de circonstances imprévues, et surtout peut-être d’un prédicateur entraînant.

Nous passâmes encore quelques heures à voir les scènes matérielles et religieuses de ce camp, à nous promener dans la forêt, à botaniser. M. Richards a cueilli pour moi plusieurs plantes que je ne connaissais pas, entre autres une jolie petite fleur jaune appelée fleur de safran. À trois heures de l’après-midi nous reprîmes la route de Charleston avec un cortége de deux mille personnes assurément, dont deux tiers de noirs. Ils chantèrent tout le long du chemin et étaient fort animés.

Le lendemain matin j’étais en route pour Savannah avec un petit panier de bananes et des biscuits, que mon amie, madame Howland, avait faits pour moi. Je suis partie seule avec ces fruits et un bouquet de madame Holbrook. La journée était magnifique. En remontant la Savannah, qui forme en serpentant des milliers de coudes, nous passâmes entre des rives verdoyantes, basses, mais ornées de jolies portions de bois et de plantations avec leur corps de logis principal et de petits villages d’esclaves fort propres. Ce fut pour moi une récréation continuelle. Les villages d’esclaves ne sont pas une vue gaie ; mais ayant, jusqu’à présent, rencontré plus de noirs contents que malheureux, leurs habitations ne me faisaient point éprouver un sentiment pénible. L’équipage de mon petit bateau à vapeur se composait uniquement d’esclaves nègres et mulâtres. Le capitaine me dit qu’ils étaient fort heureux, fidèles, capables. « Celui-ci, ajouta-t-il en me désignant du regard un mulâtre plus âgé que les autres, qui avait une figure remarquablement belle, mais, à ce qu’il me semblait, mélancolique, celui-ci est mon serviteur le plus intime, et je n’en souhaite pas d’autre comme garde-malade et ami près de mon lit de mort. » L’équipage avait l’air d’être bien nourri et bien soigné. Une belle et grasse mulâtresse me dit à demi-voix, lorsque nous fûmes seules : « Que dites-vous de l’institution de l’esclavage dans le Sud ? — Il me semble, répliquai-je, que les esclaves, en général, ont l’air heureux et bien traités. — Oui, dit-elle, ils en ont l’air mais… » et elle lança de grands coups d’œil significatifs, comme si elle eût voulu dire : Tout ce qui reluit n’est pas de l’or… « Vous pensez qu’ils ne sont pas bien traités ? demandai-je. — Quelques-uns le sont assurément, mais… » et les coups d’œil recommencèrent. J’aurais désiré qu’elle m’en eût dit davantage, mais cette femme appartenait au bateau, je n’ai pas voulu l’interroger. Je ne suis pas un espion, ma nature s’y oppose ; quand je n’apprends pas une chose par ma propre expérience, ou par hasard, — je ne la sais pas. En tout cas, la mulâtresse ne m’aurait rien dit que je ne susse déjà : il y a de bons maîtres, il y en a de mauvais ; il y a des esclaves heureux, il y en a de malheureux, et l’institution de l’esclavage est — un grand mensonge, surtout dans le Nouveau-Monde, où règne la liberté.

Il se trouvait à bord beaucoup de personnes que je connaissais, entre autres mademoiselle Mary Plumb, très-vive et toute âme ; elle est de l’État de New-York et passe les hivers à Savannah pour cause de santé. Sa poitrine étant délicate, les hivers du Nord la font beaucoup souffrir. L’air méridional et surtout celui de Savannah la ranime. Je faisais société le moins possible, et jouissais en silence du plaisir de naviguer sur la Savannah, de cette belle journée, de cette nature paisible et lumineuse, si différente de celle du camp religieux. Quand le soleil fut couché et la nuit venue, je vis tout à coup, — comme cela arrive dans cette latitude, — une lueur blanche s’élever de la partie sud du ciel vers le zénith. On me dit que c’était la lueur tropicale. Elle n’était pas flamboyante, de diverses couleurs et parée comme le sont presque toujours nos aurores boréales, mais paisible, douce et fort transparente. Un monsieur sérieux, d’un certain âge, en compagnie duquel je regardais les constellations sur le tillac, m’a dit que, plus avant dans l’été, on pouvait apercevoir à l’horizon la Grande-Croix, et même l’étoile de première grandeur du navire l’Argo. Tu le vois, de nouvelles lumières, de nouvelles constellations se lèvent maintenant sur ma tête ; je leur souhaite la bien venue. Au milieu de l’obscurité une barque s’approcha du bateau à la rame, elle contenait plusieurs noirs et un blanc qui, après avoir pris congé amicalement des esclaves, vint à bord, et une voix sortie de la barque lui cria : « Ne vous oubliez pas trop longtemps là-bas, Massa ! — Non, non, » répliqua celui-ci. Nous n’arrivâmes qu’à onze heures et demie à Savannah. Je me rendis en voiture avec mademoiselle Plumb, sa sœur et leur médecin au plus grand hôtel de la ville, Pulasky-House, appelé ainsi en souvenir d’un guerrier polonais qui a pris part à la guerre de l’indépendance américaine, et y est mort. Son monument, joli obélisque en marbre blanc, est sur la place devant l’hôtel et entouré d’arbres magnifiques.

Le lendemain à sept heures du matin j’étais sur le chemin de fer de Mâcon, — long et très-fatigant voyage d’une journée, surtout par la chaleur avec la fumée et la poussière qui remplissaient les waggons. La route passait à travers une contrée maigre et sablonneuse couverte de forêts de pins et presque sans habitations, excepté aux stations du chemin de fer, où l’on commençait à élever des maisonnettes, à faire le commerce, à cultiver ce maigre sol. À plusieurs de ces stations, je descendis pour botaniser dans la forêt, et trouvai plusieurs orchidées jaunes. La partie plaisante du voyage fut un gros monsieur à l’air jovial, en casquette, et redingote grise, qui ressemblait assez de sa personne à un sac de farine sur lequel aurait été placée une tête mobile. Il parlait politique, exhalait sa colère contre feu Tom Jefferson (le président auteur de la Déclaration de l’indépendance américaine), lui donnait à haute voix les plus vilains surnoms, en se tournant vers un militaire grand, sec, d’un extérieur noble, assis sur l’autre banquette du waggon, et qui paraissait à demi amusé par les expressions de son épais interlocuteur, tout en cherchant à le calmer. Mais c’était jeter de l’huile sur le feu. « Monsieur ! s’écria le gros homme d’une voix de stentor, dans un endroit où le convoi s’était arrêté ; monsieur, je dis que sans Tom Jefferson, l’Union aurait une avance de cinq cents ans, et la Caroline du Sud de mille au moins. — Ah ! vous le croyez ? dit le militaire en souriant. — Oui, je le dis, Tom Jefferson a été le pire des hommes qui ont gouverné un peuple ; il a fait plus de mal que tous les présidents ses successeurs n’ont pu faire de bien. — Cependant il a écrit notre Déclaration d’indépendance, dit le monsieur maigre. — Il l’a volée, monsieur ! s’écria le gros homme, il l’a volée, volée, je puis vous le prouver. Il existe, » etc., etc. Maintenant vint la preuve ; il y eut discours et réponses entre les deux champions ; je ne les suivais pas bien. À la fin, le gros homme se leva vivement, s’avança vers l’autre, saisit les deux bras du siége et s’écria le visage rouge et gonflé comme s’il soufflait dans un cornet à bouquin : « Monsieur, je considère Tom Jefferson comme un composé de tout ce qu’il y a de voleur, de méchant, de vil, de traître, » etc., etc. Ce torrent d’injures dura bien trois minutes et se termina par ces mots. « Oui, je le dis, monsieur. — Ce langage est fort, reprit l’officier, toujours calme et en souriant à demi. — Monsieur ! s’écria l’autre derechef en se soulevant de son banc, Tom Jefferson, avec son embargo, a fait perdre à mon père cinquante mille dollars. » Et il s’assit rouge comme un coq d’Inde, et comme si l’on ne pouvait plus lui faire d’objection. La compagnie du waggon fut prise d’un rire général, quoique sans bruit, et lorsque l’ennemi de Tom Jefferson descendit immédiatement après, le monsieur maigre se tourna de mon côté en disant : Voilà la chose ! Assurément Jefferson a été un homme mauvais, mais c’était un patriote. »

Une bande de cent jeunes gens de la milice de Charleston, faisant partie de ce convoi, allait rendre visite à la milice de Géorgie, à Mâcon. Ils étaient bien de leur personne, gais, et avaient un extérieur bon. À chaque station, ils descendaient pour se rafraîchir et rentraient dans les waggons avec précipitation ; mais cela se faisait avec autant d’ordre que de jovialité. Les seules choses remarquables de cette route furent une couple de tombeaux indiens antiques ; ils ressemblent aux nôtres, mais ils sont beaucoup plus grands et plus plats au sommet.

Nous arrivâmes à Mâcon au coucher du soleil. Le pays avait pris un autre caractère ; on voyait de vertes collines, des vallons, et sur les hauteurs, de jolies et blanches maisons de campagne avec jardins ; partout de beaux et grands arbres. Nous traversâmes plusieurs petites rivières, dont les eaux étaient d’un rouge chocolat et les rives boisées. La ville, comme enveloppée dans une forêt d’arbres à feuilles rondes, a un aspect jeune et romantique ; à moitié cachée dans le vallon, elle s’étendait sur des hauteurs dégagées. Mâcon me plut, j’étais contente d’y être, et j’éprouvais en outre une petite joie sauvage de me trouver seule, inconnue, de pouvoir demeurer à l’auberge. J’ai pris une chambre à « Washington-House, » où j’ai trouvé une hôtesse fort jolie, amicale, et j’ai éprouvé une satisfaction réelle à laver la poussière de mon visage, à changer de vêtements, à boire un verre de lait excellentissime, à me reposer, et à voir la vie et l’animation du marché sur la plus grande place de la ville, où l’hôtel de ville est situé.

Vingt-cinq ans auparavant, le terrain sur lequel la ville a été bâtie et ses environs étaient encore un territoire indien. À l’endroit où ces sauvages dansaient ou tenaient leurs assemblées, est aujourd’hui Mâcon, avec ses six mille habitants, des boutiques, des ateliers, des hôtels meublés, des maisons. Sa population augmente tous les ans, et au milieu de sa grande place est l’Hébé de Canova, sur une fontaine.

La milice de la Caroline et de la Géorgie s’est promenée ce soir au clair de lune, avec grande musique militaire, par les rues et les places ; toutes les fenêtres s’ouvraient, et les nègres se précipitaient hors des maisons pour voir passer ces jeunes gens.

Je me levai de bonne heure le lendemain, car la matinée était magnifique ; le monde paraissait jeune et frais, et je me sentais bien portante comme lui. Je sortis pour faire un voyage de découvertes, avec deux bananes seulement dans mon petit sac de voyage. La ville était encore tranquille, tout avait un air neuf et vigoureux : je pressentais la vie jeune de l’Ouest. La pâle demi-lune descendait lentement dans un brouillard qui, ressemblant à de la fumée, enveloppait l’horizon à l’occident ; mais, au-dessus de moi, le ciel était du plus bel azur. Les arbres et l’herbe, couverts de rosée, étincelaient au soleil levant. En suivant des rues bien plantées, je sortis de la ville et arrivai sur une grande route ; de chaque côté était une forêt épaisse, sombre. Je marchais seule, mais mon cœur chantait. Ce que j’avais désiré pendant toute ma jeunesse, en ayant moins que tout autre l’espoir de l’obtenir, — la connaissance vivante des formes si variées de la vie, — était maintenant mon partage dans une mesure immense. Est-ce que je ne me promenais pas en toute liberté dans le vaste et libre Nouveau-Monde, pouvant y voir ce que je voulais voir, apprendre tout ce que je voulais savoir ? N’étais-je pas libre et légère comme un oiseau ? Mon âme avait des ailes, et le monde entier m’appartenait. C’est précisément parce que je suis seule, parce que je marche seule dans ce vaste monde, à la garde de Dieu, que je fais société avec lui, et c’est ce qui me donne un sentiment inexprimable de vigueur et de joie, en ne sachant pas où je vais, où aboutiront mes courses solitaires et de découvertes.

Cette fois, cependant, je ne marchais pas tout à fait sans but ; je savais que, dans un endroit quelconque, en dehors de Mâcon, devait se trouver un nouveau cimetière appelé « Rose-Hill, » et j’avais mis dans ma tête de le découvrir. Mais, la route que je suivais me paraissant aboutir à l’océan Pacifique, je me décidai à demander des renseignements dans une maison que je vis sur une colline, à peu de distance du chemin. C’était l’une de ces petites fermes en bois, blanches, bien construites et agréables, que l’on rencontre si souvent dans les campagnes américaines. Je frappai à la porte, elle me fut ouverte par une personne qui faillit m’effrayer ; c’était une jeune femme, passablement jolie, mais qui avait un air de mauvaise humeur si épouvantable, que — cela me fit mal. Elle paraissait profondément dépitée, triste, et me dit de marcher tant que durerait la route, ou à peu près. Je continuai donc ma course, presque surprise de trouver, par un si beau matin, dans une nature si belle, si empreinte de jeunesse, un esprit humain non harmonique. Hélas ! les défauts de caractère sont toujours les mêmes et peuvent partout, répandre l’amertume sur la vie, fermer de nouveau les portes du paradis.

Mais les impressions tristes ne voulaient pas séjourner en moi ce matin. Je continuai à m’avancer sur cette route, qui gravissait maintenant une colline. « Quand je serai montée, je me retournerai, » pensai-je. Arrivée au sommet, je vis à droite une grille et un beau parc bien soigné ; j’essayai d’ouvrir la grille, elle céda sans résistance, et je fus bientôt dans un parc charmant, avec collines, vallons, allées, sentiers, partout de grands arbres, des bosquets, des buissons, des plantes en fleurs et odoriférantes. Il se passa assez de temps avant que je me fusse aperçue, par différents monuments, que je me trouvais dans un lieu consacré aux morts, et que mon petit lutin de voyage m’avait probablement conduit à mon but, le cimetière de Rose-Hill.

En errant dans ce parc silencieux et solitaire, j’arrivai sur le bord d’une rivière qui formait, en serpentant, de moelleux contours entre ses belles et verdoyantes rives. Sur celle où je me trouvais, les monuments de marbre blanc que l’on apercevait dans les bosquets faisaient connaître qu’on était dans la « ville des morts. » Çà et là, de grands arbres s’inclinaient au-dessus de l’eau. De grands et jolis papillons aux ailes brillantes, et dont j’ignorais le nom, voltigeaient lentement d’une rive à l’autre. Cette scène était pour moi le symbole vivant des plus beaux pressentiments de la race humaine sur les mystères de la mort. Ici était la ville du trépas ; près d’elle coulait une eau vivante, sortie de sources invisibles, parlant à voix basse, dans le champ des morts, de la vie et de la résurrection ; ici étaient les arbres, cette magnifique vie de la nature, dont le feuillage avait servi « d’abri aux païens. » Sur l’autre bord étaient les champs des bienheureux, « où il n’y aura ni infortunes ni douleurs, rien de maudit, où la lumière de la face de Dieu éclairera tout. » Les papillons étaient des âmes qui, délivrées de leur chrysalide terrestre, étaient portées sur leurs ailes d’une rive à l’autre et libres de sucer toutes les fleurs des champs !

Je m’assis sur un rocher qui descendait dans la rivière avec des recoupements commodes, et près duquel croissaient de belles plantes sauvages. Je bus à grandes gorgées l’élixir de vie que l’esprit et la nature me présentaient. J’ai souvent pensé qu’on ferait bien de placer le champ de repos sur les bords des eaux courantes ou de les y faire passer ; ce symbole serait beau et frappant. La rivière que je voyais ici était la « Ocmulgee, » mot indien qui signifie « la belle. » La teinte chaude et rougeâtre de ses eaux paraît appartenir à presque toutes les rivières du Sud, depuis Rio-Colorado, dans le Nouveau-Mexique, jusqu’à la Savannah, la Péedee et autres de l’Est. Cette couleur provient, dit-on, de la terre sablonneuse rougeâtre, commune à tous les États du Sud ; elle tranche d’une manière particulièrement agréable avec la riche verdure des plantes vert clair des rives. L’Ocmulgée est, du reste, une rivière rapide, a des eaux abondantes, et se montre digne en tout de son nom. On ne voyait ici, tant que la vue pouvait s’étendre, ni hommes ni maisons. La solitude était profonde.

Je serais volontiers restée un jour de plus à Mâcon et dans ses beaux environs ; mais, lorsque je revins dans mon hôtel, un monsieur comme il faut et honorable, qui devait aller au séminaire de Montpellier pour y chercher sa fille, me proposa de faire le voyage dans sa voiture. Ne sachant pas si M. Eliott était prévenu du jour de mon arrivée à Mâcon, désirant lui éviter la peine de m’envoyer chercher (il n’y a pas ici de chemin de fer ni de diligence pour Montpellier), et ce monsieur me paraissant, du reste, très-bien, j’acceptai sa proposition avec reconnaissance, en demandant à la maîtresse d’hôtel la permission de laisser mon coffre chez elle, et je fus bientôt assise dans une grande et commode voiture fermée, où il y avait de l’air. Nous avions à peine couru deux heures, que nous rencontrâmes une poudreuse calèche de voyage, dans laquelle se trouvait le professeur Sherbe, attaché maintenant au séminaire de Montpellier. Il venait me chercher pour me conduire chez M. Eliott. Je retournai donc avec lui à Mâcon ; il s’y reposa ainsi que les chevaux, et nous employâmes le reste de la journée à nous rendre à Montpellier par une grande chaleur, par des chemins dont tu dirais : « Cela n’a pas de nom ! » et qui bravent toute description. Je croyais à chaque instant que nous allions verser, et les ponts me semblaient faits exprès pour jeter voiture et gens dans les précipices ou dans les rivières ; car ils étaient faits de pièces et de morceaux. On était ici dans un pays sauvage et nouvellement conquis ; mais, auprès de la jolie campagne de M. Eliott, tout était soigné, beau ; c’était une continuation des environs romantiques et splendides de Mâcon. J’ai appris à connaître, dans la personne de M. Eliott, l’un des plus beaux exemplaires de la vieille souche des cavaliers qui ont donné le ton et l’empreinte à la vie plus relevée des États du Sud : beauté et dignité personnelle, manières des plus distinguées, ennoblies par une grande gravité chrétienne.

Il paraît que, dans sa jeunesse, M. Eliott aimait beaucoup la société, la danse, les dames, et était le grand favori du monde joyeux. Sa conversion a été, dit-on prompte et tranchée ; maintenant il passe pour l’un des membres les plus pieux du clergé d’ici, et sa beauté, son amabilité gagnent tous les cœurs. Il a aussi conquis le mien ; mais nous en parlerons tout à l’heure. Le soir de mon arrivée, j’étais assise avec lui et sa famille devant sa maison, regardant les mouches luisantes qui répandaient la clarté dans l’air, entre les arbres et sur l’herbe, dans tout le parc. Ces petits insectes présentent un spectacle qui me ravit pendant ces sombres soirées et les nuits. Ils sont un peu plus grands et surtout plus longs que nos vers de bois ; lorsqu’ils volent, ils répandent une lueur vive qui s’allume et s’éteint avec la rapidité de l’éclair : c’est un feu d’artifice incessant dans l’air et sur la terre à cette époque de l’année. Si on tourmente ces petits insectes, et même si on les écrase, ce que j’ai vu arriver par accident, ils lancent de la lumière, brillent tant qu’il leur reste une étincelle de vie, et cette lumière ne s’éteint pas tout d’un coup avec leur existence, elle lui survit un bon moment.

Madame Eliott est petite, agréable, pleine de vie, spirituelle, véritablement musicienne, et joue du piano comme chantent les oiseaux ; elle paraît être redevable à sa nourrice indienne d’une délicatesse et d’une perfection d’organes extraordinaires. Son mari en parle souvent en badinant. Ils ont beaucoup d’enfants ; le plus jeune, joli et bon petit garçon, courait librement partout sans bas ni souliers. Du reste, la disposition de la famille n’était pas gaie pour l’instant, et le bon évêque portait visiblement un poids oppressif ; il n’en a pas moins été extrêmement aimable pendant les courts moments qu’il pouvait donner à la société et à la conversation. J’ai trouvé en lui beaucoup de ce sentiment du beau et de la vérité qu’on rencontre chez Émerson, mais dépouillé de sa sévérité critique et traversé par un courant d’amour chrétien ressemblant à un beau zéphyr d’été. M. Eliott est l’un de ces hommes rares dans le Sud qui fixent un regard limpide, exempt de préjugés, sur l’institution de l’esclavage des noirs. Il croit à sa destruction dans les États-Unis et se fie, pour cette œuvre de délivrance, au christianisme. « Il travaille déjà, me dit-il, à donner plus d’élévation à la vie des nègres. Leur position s’améliore d’année en année, moralement et physiquement. Ils seront bientôt nos égaux sous le rapport moral, et alors ils ne pourront plus être des esclaves. Leur premier pas vers l’émancipation sera de recevoir des gages comme serviteurs. Je connais plusieurs personnes qui traitent déjà leurs esclaves de cette manière. » Cet entretien m’a réjouie, car je suis persuadée que la manière de voir de M. Eliott sur ce sujet est la vraie.

Les examens du séminaire étaient presque terminés, et une grande partie des jeunes filles, ces fleurs des États du Sud, déjà parties. J’en ai vu cependant quelques-unes, j’ai entendu leurs compositions en vers et en prose. Presque toutes les maîtresses venaient des États du Nord, la plupart de la Nouvelle-Angleterre. Elles furent réunies chez M. Eliott le soir du dernier jour de l’examen. Je me sentais un peu malheureuse, par suite de la chaleur, parce que je me portais mal (toujours cette faiblesse fiévreuse), et parce que je craignais de faire société et les devoirs que cela impose. Mais, saisie tout à coup par l’esprit scandinave’, j’établis un jeu qui mit toutes ces jeunes personnes, un peu guindées, en mouvement, et le rire le plus joyeux éclata ; le bon évêque se mit de notre jeu, en fut tellement amusé qu’il rit aussi de tout son cœur. Quand nous nous reposâmes, il en commença lui-même un autre plus tranquille, mais fort ingénieux, dans lequel la spirituelle madame Eliott se distingua aussi bien que son mari. La soirée se passa ainsi gaiement, et j’avais oublié ma fatigue, mon malaise.

Je devais me mettre en route le lendemain avec l’évêque et une couple de jeunes personnes. Nous nous réunîmes tous pour la prière du matin. Combien je fus ému lorsque, les prières ordinaires achevées (nous étions tous à genoux), j’entendis M. Eliott prier — pour l’étrangère en « visite chez lui ! » Sa prière pour moi fut fervente et belle ; on aurait dit qu’il lisait au fond de mon cœur, qu’il en comprenait les luttes secrètes, le but qu’il se proposait, et la prière incessante, intime de mon esprit. Je n’ai pu ensuite que serrer sa main entre les miennes, en répondant des larmes.

Je suis repassée avec M. Eliott et les deux jeunes personnes par les mauvaises routes du désert qui conduisent à Mâcon, où nous descendîmes dans une jolie maison appartenant à l’adjoint de l’évêque, M. S… Il nous reçut parfaitement, ainsi que sa femme. M. Eliott n’avait pas voulu me permettre de retourner à mon hôtel, comme je l’aurais désiré. Mais, à l’ombre des jeunes chênes qui croissent près de cette petite maison, j’ai eu avec M. Eliott une conversation sur les épreuves qu’un chrétien peut rencontrer dans les rapports habituels du monde, qui restera gravée dans ma mémoire. Bon nombre des choses dont mon âme avait été traversée avaient également traversé la sienne, et j’ai vu que lui aussi portait sa croix, mais il était plus grand, plus patient que bien d’autres. Le jour suivant, qui était un dimanche, il prêcha dans l’église épiscopale de Mâcon (petit, mais joli édifice) ; plusieurs communiants s’approchèrent de la sainte Table pour la première fois. Le discours de M. Eliott leur était adressé, il les initia à la voie des confesseurs chrétiens, à ses devoirs, ses épreuves, sa grandeur, leur fit connaître la couronne d’épines et la couronne de gloire. Ce discours était parfait. Point d’aphorismes brillants, éblouissants et vrais à demi ; mais la lumière la plus pure, qui éclairait parce qu’elle était pure ; parfaite parce qu’elle exprimait la vérité entière. J’espère revoir M. Eliott dans l’Ouest, où il se rendra en automne pour assister à une grande assemblée ecclésiastique. Il revenait dans ce moment d’un voyage que ses fonctions l’avaient obligé de faire dans la Floride en remontant la belle rivière de Saint-John, et me parla de le magnificence de la vie naturelle de ses bords, de la beauté de ses fleurs, de ses oiseaux. Je quittai M. Eliott en m’affligeant de ce que des soucis terrestres accablaient un homme si bon, si noble et si digne d’être aimé.

Si tu veux voir où je suis sur le globe terrestre, cherche au centre de la Géorgie un petit point portant le nom de Mâcon. Près de lui est un joli village composé de maisons de campagne et de jardins, appelé Vineville ; je suis dans l’une de ses plus jolies habitations, avec une aimable, une estimable famille de banquier du nom de Munroe, qui est venue après le service divin m’offrir l’hospitalité. Je m’étendrai davantage sur son sujet en écrivant à ma mère. Partout dans ce pays, au sud comme au nord des États-Unis, je trouve la même cordialité, la même et incomparable hospitalité. Mon petit lutin est continuellement avec moi, il arrange tout pour le mieux, et si quelque chose a l’air d’aller mal, je l’accepte comme le mieux. Je compte me mettre en route après demain pour retourner à Savannah. Je ne puis pas aller à l’ouest jusqu’à Alabama, comme je l’avais désiré, à cause de la saison et de la chaleur. Il faut que je me dépêche d’arriver à Washington avant que je sois complétement fondue.

Le 8.

Quand je pense revenir en Suède ? Ce sera, ma chère Agathe, quand ma mère et toi vous le désirerez. Mes projets sont un peu vastes depuis quelque temps, il est vrai ; mais faciles à abandonner. Je désire passer encore un hiver dans cette partie du monde, pour en voir certaines parties, certaines choses, ce qui ne pourrait avoir lieu autrement ; je voudrais apercevoir aussi une lueur de la magnificence des tropiques à Cuba. Mon état maladif de l’hiver dernier a paralysé ma vie, au moins pendant trois mois, durant lesquels je n’ai vécu qu’à demi. Mais je suis prête à renoncer à tout au moindre souffle venu de la maison. Un mot seulement de toi, de ma mère, et… je vole vers vous.