La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 15

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 343-350).
LETTRE XV


Mâcon, Vineville, 8 mai.

Ma mère chérie ! j’ai appris avec infiniment de peine que l’hiver a été, pour vous et Agathe, plus difficile à passer que d’habitude. Dieu soit loué de ce qu’il est fini et que le beau côté du soleil est arrivé avec des perspectives plus gaies !

Vous avez vu par mes lettres précédentes combien je me trouve heureuse au milieu des excellents habitants de ce pays ; je parcours l’Amérique de famille en famille, et partout je suis reçue, traitée comme l’enfant de la maison. En outre de ce que ceci a de bon pour la vie de l’âme et du corps, j’y trouve l’occasion de connaître l’intérieur, la vie intime des familles du Nouveau-Monde, comme aucun voyageur, peut-être, n’a pu le faire ; et c’est précisément ce que j’ai voulu apprendre en venant ici. Mais j’étais loin de prévoir avec quelle bienveillance ce peuple viendrait au-devant de moi. La manière dont les foyers domestiques sont disposés dans ce pays et même dans les villes est quelque chose à part. Toute famille jouissant d’un peu d’aisance habite une maison entière, à laquelle est jointe ordinairement un petit jardin, ou du moins son emplacement. La maison a un ou deux salons, une salle à manger, une cuisine et un rez-de-chaussée. Toutes les chambres à coucher sont au premier, où il y a toujours aussi une ou deux et même plusieurs chambres d’amis ; c’est chose aussi certaine que dans nos campagnes en Suède. Toute maison de ville ou de campagne, en Amérique, doit avoir une chambre pour recevoir un étranger. Et lorsqu’une étrangère, complétement seule, est arrivée ici d’un pays lointain, il n’a pas été fort embarrassant de la recevoir dans la chambre d’ami ; c’est ce qui a eu lieu pour votre fille. En me trouvant à l’aise comme dans mon propre foyer, en trouvant des maîtresses de maison maternelles, des sœurs, des frères, avec lesquels j’ai vécu, causé à cœur ouvert, aussi intimement qu’avec les miens, — j’ai compris que le royaume des cieux n’était pas fort éloigné de la terre, ou du moins de ses foyers ; sans cela, comment me serais-je trouvée en relation avec des personnes qui nous sont complétement étrangères, sur le même pied de franchise et d’abandon qu’avec les anges de Dieu ?…

Dans ce moment encore, je vous écris au milieu d’une famille bonne et heureuse, où se trouvent trois générations. M. Monroe et sa femme, beaux vieillards, encore verts, leur fils unique, banquier fort estimé de Mâcon, sa femme, agréable et douce, et leur enfant. Cette famille est remarquablement cordiale, grave et pieuse, comme le sont souvent les familles de ce pays. On y fait matin et soir la prière en commun, ce qui me plaît infiniment, quoique parfois ces prières me semblent un peu longues. Les deux filles ainées sont jolies, agréables et chantent mieux que ne le font d’ordinaire les femmes de ce pays. Un chagrin silencieux repose encore sur cette famille qui vient de perdre une fille, une sœur chérie. Cette mort a surtout frappé le cœur maternel. La maison est au milieu d’un grand jardin qui contient une foule de belles plantes rares, et le moqueur chante tous les matins devant mes fenêtres. Il est fort amusant à écouter, mais plus bizarre que ravissant.

Il y a plusieurs choses de la vie de famille américaine que je voudrais voir plus généralement établies dans nos foyers suédois ; entre autres la prière en commun, et la simple prière avant le repas, que récite le père ou la mère de famille : « O mon Dieu ! bénissez ces dons que vous nous donnez afin qu’ils nous profitent et nous rendent propres à vous servir. » Chez nous, c’est ordinairement le plus jeune enfant qui récite la prière avant le repas, quand elle est prononcée à haute voix. C’est bien aussi ; mais il est rare qu’elle soit dite alors dans son véritable esprit. Souvent elle se borne à un salut silencieux pendant lequel on ne pense à rien, sinon au dîner.

Mais je préfère, sous d’autres rapports, nos usages de table à ceux des Américains. Chez nous, on peut se livrer à la conversation et ne songer aux mets que pour les manger. Le service se fait silencieusement par les serviteurs et dans l’ordre prescrit. Sur un signe de la maîtresse de maison, on offre une seconde fois, toujours en silence ; les mets sont présentés aux invités au moment donné, puis on vous laisse en repos. Il en est autrement ici. On questionne et offre continuellement ; en y ajoutant la nécessité de choisir et de répondre, il est impossible de jouir du repas et encore moins de la conversation. Il n’est pas permis non plus de se servir soi-même ; mais le maître ou la maîtresse de maison, un oncle, une tante ou toute autre personne polie, ou bien un domestique, — toujours un nègre dans le Sud, — sert sur votre assiette, il est donc rare d’avoir ce qu’on veut, et que ce soit placé comme vous l’entendez. Par exemple, on demande : « Voulez-vous du beurre ? — Oui, merci. » Il vous en arrive sur la pointe d’un couteau, on le dépose sur le bord de l’assiette, et je suis toujours tourmentée par cette pensée : « C’est là, sans doute, qu’a été le pouce du serviteur. » Ensuite : « Voulez-vous du poisson ou de la viande… du poulet, du dindon ? — Du poulet, s’il vous plaît. — Y a-t-il un morceau que vous préférez ? » Et puis : « Voulez-vous des conserves au vinaigre — Non, merci. » (Silence et calme pendant deux minutes.) Une personne à ma gauche découvre que je n’ai pas de conserves, et il m’en arrive de ce côté : « Puis-je vous offrir… — Non, merci, pas pour moi. » Au bout d’une couple de minutes, une personne à ma droite s’aperçoit que je n’ai pas de conserves, et s’empresse de me tendre l’assiette ; « Est-ce que vous ne voulez pas de conserves ? Non, merci ! » J’ai commencé une conversation intéressante avec mon plus proche voisin ; au moment où je vais lui adresser une question importante, une personne en face de moi s’est aperçue que je n’ai pas de conserves, et l’assiette qui la contient m’arrive en travers de la table, me provoque à une défense légitime et m’oblige de répéter : « Non, merci. » Je continue ma conversation ; mais, à l’instant où j’écoute une réponse du plus haut intérêt, arrive le domestique avec l’assiette de conserves au vinaigre, la passe sur ma tête, l’abaisse entre moi et le voisin avec lequel je cause, et je vois avec effroi la conserve sur le point d’envahir mon assiette ; cette persécution finit par me désespérer et me désoler. Ce mouvement de service continue pendant toute la durée du repas et m’en ôte le plaisir. L’inquiétude et l’impatience finissent par me donner un véritable battement de cœur. C’est bien en partie ma faute, — la faute de ma faiblesse, et aussi celle des usages de ce pays qui ne s’accordent pas très-bien avec les exigences d’une civilisation plus raffinée.

Mais un rapport sous lequel les foyers du Nouveau-Monde me semblent surpasser ceux de tous les pays, l’Angleterre exceptée, c’est la propreté. Les maisons les mieux tenues en Suède le sont rarement aussi bien que les habitations ordinaires ici. Tout y est arrangé proprement, depuis la chambre à coucher jusqu’à la cuisine ; et l’on maintient les domestiques dans la même propreté, le même arrangement de costume que la maîtresse de maison et ses filles. Une maison américaine est, à beaucoup d’égards, l’idéal du foyer (en exceptant les dispositions de chauffage dans les États du Nord). On y trouve tout ce qui peut rendre la vie agréable et commode, depuis la salle de bain jusqu’au petit jardin (à la ville comme à la campagne) avec ses arbres, quand même ils ne seraient pas nombreux, son joli banc de gazon et ses plantes vertes, ordinairement grimpantes, que l’on dirige le long du mur, d’où leurs fleurs exhalent un parfum que le vent fait monter vers les fenêtres. Si les maîtresses de maison de ce pays, surtout dans le Sud, ont plus de facilité que les nôtres sous le rapport du ménage proprement dit (on a ici des vivres et des légumes frais pendant toute l’année, tandis que nous sommes obligés de sécher, saler, fumer et confire dans la saison vivante pour la saison morte), elles n’en sont pas moins très-occupées par la surveillance qu’exige le bon état et la beauté intérieure de la maison, surtout dans le Sud, où tous les serviteurs sont des nègres négligents et peu propres de leur nature. Aussi ai-je admiré les maîtresses de maison que j’y ai vues.

Je voudrais, d’un autre côté, que les jeunes filles fussent un peu plus actives dans l’intérieur du foyer ; qu’elles vinssent en aide à leurs mères. Mais ce n’est pas l’usage, et, par une tendresse mal entendue, les parents ne veulent pas que leurs filles fassent autre chose que s’amuser, jouir de la liberté et de la vie autant que possible. Elles seraient plus heureuses, je crois, si elles savaient se rendre plus utiles. Les rapports de famille entre parents et enfants me semblent en général fort beaux, surtout du côté des parents. Chez la femme américaine, le sentiment de la maternité est inné, surtout pour ce qui se rapporte à sa cordialité, son intimité ; et je n’ai vu nulle part des pères de famille meilleurs et plus tendres que les Américains. Ils ont surtout une ravissante faiblesse pour leurs filles : que Dieu les bénisse pour cela ! et j’espère que leurs filles sauront le reconnaître complétement.

Il faut que je vous quitte maintenant pour aller avec la famille Munroe visiter quelques tombeaux indiens, sorte de tumulus gigantesques maintenant couverts d’arbres. Ce sont les seuls souvenirs qui restent des premiers habitants du pays, en outre des noms qu’ils ont donnés aux rivières, aux montagnes, et que l’on a presque tous conservés, car ils sont symboliques et le plus souvent harmonieux. Il n’y a pas plus de vingt ans que les dernières tribus indiennes de la Géorgie en ont été chassées à main armée ; cette scène m’a été racontée par un témoin oculaire. Un matin elles furent obligées d’abandonner leurs tentes, leurs foyers fumants, leurs tombeaux : hommes, femmes, enfants, tous furent chassés comme un troupeau sans défense ; ils remplirent l’air de leurs gémissements… Il n’y a plus d’Indiens dans la Géorgie et la Caroline ; mais, dans l’Alabama (État voisin à l’ouest), on trouve encore les tribus des Chactas et des Chiekasani. De joyeux pique-niques, de joyeuses parties de plaisir ont lieu maintenant sur les antiques tombeaux indiens. Je pars demain pour Savannah.

Savannah, 11 mai.

Et m’y voilà, chère maman, après avoir dit un adieu cordial à l’aimable famille de Vineville, qui a eu infiniment de bonté pour moi. Je me suis débarrassée promptement, hier au soir, d’une migraine occasionnée par une journée de voyage fatigante en chemin de fer, à la chaleur, la fumée, la poussière, et pendant laquelle mon petit panier de bananes a été mon unique consolation, mon soutien. Vivent les bananes ! Aujourd’hui j’ai reçu des visites, des fleurs, et, parmi ces dernières, un magnolia grandiflora, fleur de luxe aussi noble que belle, enfant de la lumière primordiale… et, parmi les visites, celle d’une jeune femme piquante qui s’est laissée enlever à quatorze ans (elle n’en a que dix-sept maintenant, et paraît en avoir plus de vingt) ; elle veut m’enlever cet après-dîner pour faire une promenade à Bonaventura, site romantique.

Plus tard.

Visite du plus grand collecteur d’autographes du monde, M. Tefft ; il m’offre amicalement sa maison à Savannah ! — Voici mon professeur suisse qui veut parler poésie, religion et de l’esprit des choses. C’est l’heure du dîner ; il faut que je songe à mon corps ; toutes ces raisons m’obligent de finir ma lettre. Mais d’abord un baiser… sur le papier, et en esprit à tous les miens !…