La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 13

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 280-317).
LETTRE XIII


Charleston, 12 avril 1850.

Je vois une beauté méridionale reposant mollement sur un lit de fleurs ondoyant, à l’ombre des nectaires, entourée d’esclaves prêts à la servir, apportant, au moindre signe fait par elle, les parures, les fruits les plus précieux de la terre. Mais sa beauté, l’éclat de ses yeux, la délicate rougeur de ses joues, la magnificence qui l’entoure, ne peuvent cacher son défaut de santé et de force ; le ver qui la ronge intérieurement. Cette beauté molle, fastueuse, c’est — la Caroline du Sud.

Et cependant elle est belle ; j’ai joui d’une manière inexprimable de sa beauté spéciale si riche, si suave, si nouvelle pour moi.

Je suis à Charleston depuis quinze jours, et, quoique le temps ait été presque toujours pluvieux (il l’est encore), il y a eu cependant des journées où j’aurais souhaité que la partie souffrante de l’humanité, et toi surtout, mon Agathe, vous pussiez être transportées ici pour respirer cet air, voir la splendeur ravissante du ciel et de la terre, et vous rétablir comme par l’effet d’une baume de vie. Je comprends que les navigateurs qui atteignirent des premiers ce rivage, sentirent ces zéphyrs, respirèrent cet air doux, crurent avoir trouvé la source d’une jeunesse éternelle.

Pendant ces délicieuses journées, j’ai fait des excursions dans les environs avec madame Howland et autres connaissances. Partout, après avoir fait un bout de chemin dans des sables profonds, — on commence à établir des routes en bois sur lesquels il est fort agréable de rouler — on arrive dans la forêt. Et la forêt ici, c’est une espèce de désert, de paradis enrichi d’une foule d’espèces d’arbres et de plantes qui m’étaient inconnus. Rien n’y est rangé, ordonné ; les végétaux y croissent avec une magnificence sauvage ; le myrte et le pin, le magnolia et le cyprès, l’orme et le chêne, s’enlacent, et il en est de même des arbres dont je ne connais pas le nom.

Le plus magnifique de tous et le plus abondant est le chêne-vert, arbre immense ; de ses branches tombent en lourdes draperies des masses de lianes d’un vert gris : leur effet est des plus pittoresques, et dans les endroits où ces arbres sont plantés avec un peu d’ordre, ils forment de magnifiques églises gothiques naturelles avec de belles arcades, des portiques à voûtes élevées. Sous ces patriarches à longues barbes fleurissent une foule d’arbres plus petits, des buissons, des plantes sarmenteuses, surtout des vignes, qui embaument l’air et brillent dans les haies, à la cime des arbres, où elles élancent leurs rameaux sauvages et riches de fleurs, entre autres le jasmin jaune sauvage, la rose cherokée blanche qui croît aussi à l’état sauvage et avec la plus grande abondance ; les jolies plantes grimpantes s’enlacent à tous les arbres ; plusieurs d’entre elles sont, dit-on, vénéneuses. Le magnolia est l’un des plus beaux arbres de ces forêts, laurier de haute taille, vert foncé, dont les fleurs blanches sont citées comme les plus belles du Sud ; elles ne fleurissent qu’à la fin de mai.

La ville est en pleine floraison. Les jardins resplendissent de roses de toute espèce. L’air est embaumé par la fleur d’oranger, et le moqueur, le rossignol de l’Amérique du Nord, appelé par les Indians l’oiseau aux cent langues, parce qu’il a la faculté d’imiter tous les sons, chante en cage aux fenêtres ouvertes ou au dehors. Dans le jardin de madame Howland je vois des nectaires et des figuiers nouer leurs fruits, et le colibri s’élancer comme un petit esprit ; il va et vient sur les fleurs rouges du chèvrefeuille, suçant leur miel dans son vol. C’est charmant, et je suis heureuse d’être ici.

J’ai reçu une foule d’invitations et de visites amicales, et parmi les premières je dois citer une personne à laquelle je suis redevable de quelques-unes des plus belles heures que j’aie passées en ma vie. Comme mon hôtesse actuelle, madame Hollbrook (la femme du naturaliste de ce nom), m’a plu dès le premier jour ! J’ai été ranimée et comme réveillée par la vie fraîche, intelligente, qui parlait chez cette jeune femme. Rien de commun, de conventionnel dans sa personne : tout y est net, original, spirituel et bon en même temps. Elle me produit l’effet d’un breuvage, d’un élixir renouvelé de la vie. Le lendemain de notre connaissance, j’ai dîné chez madame Hollbrook, dans son élégante demeure où le vent rafraîchissant de la mer jouait à travers les rideaux ; sa mère, sa sœur, trois jolies et gracieuses petites filles, ses nièces, et trois hommes fort bien composaient la société. (M. Hollbrook fait dans ce moment avec Agasiz une excursion scientifique près des grands marais d’Éverglades.) Après un dîner recherché nous sommes allés en voiture à la « Batterie, » promenade fashionable de Charleston, où l’on va et vient en cercle, de sorte qu’on voit et revoit toutes les personnes connues ou non qui s’y promènent. Je ne supporterais guère ceci qu’une fois par an tout au plus, quand même il s’agirait de respirer le bon air de la mer. Cette espèce de promenade ne paraissait pas non plus très-fort du goût de madame Hollbrook. En général, les habitants du Nouveau-Monde aiment beaucoup à être en société et dans la foule. Après un thé fort agréable, pris en bonne compagnie, madame Hollbrook me ramena chez moi. Telle a été une journée de la vie fashionable à Charleston ; mais celle que j’ai passée à la campagne seule avec madame Hollbrook dans sa terre de Belmont, à quelques milles de la ville, a été encore meilleure.

Elle vint me prendre un matin avec une petite voiture, et nous passâmes ensemble, et seules, la journée entière à errer dans les bosquets de myrte, à botaniser, à lire (madame Hollbrook m’a fait connaître le poëte anglais Keats), à causer, et le temps s’écoula comme un rêve doré, ou plutôt comme la plus délicieuse réalité. Tu sais combien je me fatigue vite de causer, et combien un effort prolongé dans ce sens m’est antipathique ; et cette fois j’ai parlé toute la journée avec la même personne, sans effort ni lassitude. C’était délicieux, amusant, amusant, amusant. L’air était la suavité même ; madame Hollbrook une source permanente, fraîche et perlée ; n’importe le sujet qu’on traitait, il devenait intéressant, soit par sa critique, soit par la perspective que ses paroles ouvraient. Nous voltigeâmes ainsi dans le monde entier, pas toujours d’accord, mais en bonne intelligence ; et cette journée dans les bosquets embaumés de Belmont, sur les bords de l’Ashley, a été charmante. J’ai appris ici à connaître l’arbre à ambre et autres, ainsi que plusieurs plantes nouvelles pour moi, dont madame Holbrook me disait les noms et les qualités. La science de la nature lui a fait voir plus en grand la vie de la terre, sans détourner son regard de la vie du ciel. Pour elle, la terre est un poëme qui, dans ses diverses formes, rend témoignage de son auteur et créateur ; cependant ce n’est pas dans la vie naturelle que madame Hollbrook voit ce témoignage, mais dans la haute et calme figure qui, une fois sortie des ombres de la vie, s’est présentée à ses regards et, en liant le temps avec l’éternité, lui a rendu la vie lumineuse et grande. Madame Hollbrook est un penseur de l’école de Platon, qui sait voir (et c’est rare) des choses dans le systeme du monde, des rapports différents aboutissant à un centre commun. Nous sommes tombées parfaitement d’accord sur l’éducation des femmes dans ce pays (et partout). On leur donne une foule de connaissances spéciales, et non pas de système. Beaucoup de latin, de mathématiques, de physique, etc., etc., et pas de point central philosophique sur lequel ces sciences puissent s’appuyer, nulle application de celles-ci à la vie, et aucune occasion, le temps de l’école fini, de faire usage de ces connaissances d’une manière pratique. Aussi disparaissent-elles de l’âme comme des fleurs ou des feuilles sans racines arrachées à l’arbre de la science, quand les jeunes élèves passent de l’école dans la vie. Ou bien, si elles se souviennent de ce qu’elles ont appris, ce n’est qu’une œuvre de mémoire, et non pas une séve pénétrante, la force végétale de la vie. Ce qui manque à l’instruction scolaire, en grand comme en petit, c’est — un peu de philosophie platonique. Nous fûmes aussi d’accord sur d’autres sujets, et le charme dont madame Hollbrook se sert est celui de l’esprit, des expressions neuves et stimulantes, surtout au sujet des questions qui traitent de la correspondance de l’esprit et de la vie naturelle.

Cette belle journée finit pour moi lorsque le soleil descendit dans la rivière et que nous retournâmes à la ville. Je reviendrai à Belmont pour y passer quelques jours avec son bon génie ; c’est chose convenue ; mais… en aurai-je le temps ? Madame Hollbrook appartient au monde aristocratique de Charleston, et elle est connue comme étant l’une des plus intellectuelles et des plus charmantes femmes de cette ville.

La Caroline du Sud est généralement appelée l’État des Palmettes ; je m’attendais à trouver partout cette espèce d’arbre à demi tropical, et fus blessée de n’en voir aucun dans et hors de Charleston. Ils ont été vandalement arrachés pour en faire des pilotis et des vaisseaux, leur bois étant, à ce qu’il paraît, impénétrable à l’eau. J’ai vu enfin, il y a quelques jours, cet arbre officiel de la Caroline (le sceau de l’État porte une palmette) dans l’île de Sullivan, grand banc de sable dans la mer, en face de Charleston ; les habitants de la ville y ont des maisons de campagne, pour jouir de l’air de la mer et des bains ; on voit encore des groupes de palmettes dans plusieurs jardins. Représente-toi une tige droite, ronde, à petits nœuds, et de l’extrémité de laquelle sort une grande branche chargée d’éventails verts formés par des rayons séparés larges d’un doigt, allant dans toutes les directions sur de longues queues, et tu auras une idée des palmettes, essai et précurseur du palmier.

M. et madame Gilman m’avaient invitée dans l’île Sullivan à un pique-nique ; c’est le mot usité ici pour les excursions à la campagne où l’on va manger et s’amuser en joyeuse compagnie ; ce genre de plaisir est fort goûté, surtout de la jeunesse, et mainte alliance tendre et sérieuse remonte à un joyeux pique-nique. Celui auquel je viens d’assister avait lieu en grande compagnie ; la jeunesse et un couple amoureux n’y manquaient pas non plus ; mais la température étant fraîche, cette partie de plaisir me paraissait plus fatigante qu’agréable ; cela m’arrive souvent dans les choses arrangées d’avance avec l’intention de s’amuser. Mais j’ai véritablement joui d’une course faite un autre jour avec madame Gilman le long du rivage de la mer, où l’on roule sur une dune ferme et fine, tandis que les vagues écumantes roulent et tournent jusque sous les pieds des chevaux. Ce spectacle avait une vigueur sauvage à laquelle se joignait l’air le plus souple et le plus suave. M. et madame Gilman sont des natures poétiques ; elle chante la beauté de la vie calme et pieuse, lui des sujets nationaux. Son magnifique chant patriotique,

« Est-ce en vain que le sang de nos pères a coulé, »

écrit avec une chaude inspiration dans un moment où l’Union était menacée de se dissoudre par suite de l’amertume des partis, a été chanté avec ravissement dans les États-Unis, et a peut-être plus contribué à ranimer l’esprit national que quelques-unes des mesures politiques qui, dit-on, sauvèrent l’Union. M. Gilman est un prêtre fort estimé à Charleston ; c’est un bel homme d’un certain âge, et dont la noblesse, la gravité intérieure, sont fidèlement exprimées par son extérieur.

Hier au soir, j’ai assisté à un mariage ; on m’avait invitée à la bénédiction nuptiale, qui devait être donnée à l’église. Ce mariage avait lieu entre une catholique et un membre de l’Église épiscopale anglicane. Les époux étaient convenus de faire bénir leur union par le prêtre de la paroisse unitaire de Charleston, M. Gilman. Les parents et amis devaient seuls assister à la cérémonie ; elle se fit le soir, aux lumières. La mariée était jolie comme une rose blanche à demi-éclose, petite, frêle, habillée en blanc avec guirlande et voile, en un mot fort bien. Le marié était un homme grand, maigre, avait un air bon et loyal ; on le dit fort riche et fort amoureux de son bouton de rose. Leur tour de noce sera un voyage d’agrément en Europe. Après la cérémonie, qui fut célébrée avec dignité par M. Gilman, la compagnie sortit des bancs pour féliciter les nouveaux époux. Une vieille négresse, telle qu’une éclipse sombre et silencieuse, se tenait assise près de l’autel ; c’était la nourrice et la bonne de la mariée, qui ne pouvait supporter la pensée d’en être séparée, ce qui arrivera cependant. Ces servantes noires sont soignées avec la plus grande tendresse dans les familles blanches jusqu’à leur mort, et le méritent ordinairement par leur affection et leur fidélité.

Comme tu le présumes, sans doute, les conversations sur l’esclavage ne manquent pas ici. Je ne les provoque pas ; mais, lorsqu’on m’attaque, ce qui arrive souvent, je m’exprime à cet égard avec autant de franchise et de douceur que possible. Une chose qui me surprend et me tourmente ici, à laquelle je ne m’attendais pas, c’est de trouver à peine homme ou femme voulant regarder franchement et loyalement cette question en face. On l’évite de toute manière ; on se sert des arguments parfois les plus contradictoires pour se convaincre que les esclaves sont les gens les plus heureux du monde, ne désirent pas une autre position, d’autres rapports que ceux où ils se trouvent. Pour un grand nombre, et à certains égards, ceci est vrai et peut avoir lieu plus souvent qu’on ne veut le croire dans les États du Nord ; mais les rapports malheureux ne manquent pas, et il y a dû en avoir assez pour faire haïr l’esclavage. J’ai eu sur ce sujet quelques entretiens qu’on peut résumer ainsi :

L’HABITANT DU SUD. — Mademoiselle Bremer, le bruit court que vous êtes abolitioniste.

MOI. — Oui, je le suis, et vous l’êtes probablement tous comme moi.

L’habitant du Sud écarquille les yeux.

MOI. — J’ai la certitude que vous souhaitez la liberté et la félicité de l’espèce humaine.

L’HABITANT DU SUD. — Ou… ou… oui… oui… mais… mais.

Et alors viennent une foule de mais destinés à prouver la difficulté, l’impossibilité de rendre la liberté aux nègres esclaves. J’accorde volontiers la difficulté, mais non pas l’impossibilité. Évidemment il faut une préparation ; elle a été longtemps négligée. Il y a dans cette ville un homme aux nobles sentiments, qui pense comme moi sur ce sujet, et prépare l’émancipation en initiant les nègres au christianisme. Autrefois leur instruction a été scandaleusement négligée, ou plutôt arrêtée ; les lois de l’État défendent d’apprendre à lire et à écrire aux esclaves, et même pendant longtemps il a entravé leur instruction religieuse. Mais des temps meilleurs sont déjà venus et paraissent encore venir. Dans les familles, on apprend souvent à lire aux esclaves des plantations parcourues par les missionnaires (la plupart méthodistes) qui prêchent l’Évangile.

La partialité et l’aveuglement volontaire de la société civilisée de Charleston me surprennent en vérité et m’affligent. Et les femmes, les femmes sur la droiture morale et le penchant inné pour ce qui est vrai et bon desquelles j’ai tant compté, — les femmes me causent le chagrin d’être complétement aveugles, plus irritables et plus violentes encore que les hommes sur ce sujet. Et cependant ce sont les femmes qui devraient surtout se sentir profondément blessées par l’immoralité et l’absurdité de cette institution qui réduit la famille à rien, sépare la femme du mari, les enfants de leur mère ! Je suis frappée tous les jours d’une sorte de stupeur en voyant les petits nègres, et en me disant : Ces enfants n’appartiennent point à leurs parents. La mère qui les a mis au monde avec douleur, qui les a allaités, soignés, dont ils sont la chair et le sang, n’a aucun droit sur eux. Ils ne sont pas à elle, ils appartiennent à celui qui a acheté leur mère, et en même temps tous les enfants qu’elle pourrait avoir, qui peut les vendre quand bon lui semblera. C’est en vérité extraordinaire !

Le sentiment public, dit-on, réprouve de plus en plus, lors de la vente, la séparation des familles, des petits enfants de leur mère ; dans les ventes publiques d’esclaves, cela ne peut plus avoir lieu. Mais, dans les États du Nord comme dans ceux du Sud, on entend parler de scènes déchirantes causées par ces séparations, et que l’institution de l’esclavage rend inévitables ; les meilleurs propriétaires d’esclaves ne peuvent pas toujours les éviter.

Les esclaves me paraissent ici fort bien traités dans l’intérieur des familles, et j’ai vu des maisons où leurs chambres (chaque serviteur ou servante a la sienne) sont jolies, et bien mieux que celles des domestiques libres dans notre pays. Les rapports entre maîtres et serviteurs me paraissent également, la plupart du temps, bons et cordiaux ; les anciens serviteurs d’une famille me semblent surtout dans des relations affectueuses avec elle, ce qui annonce une situation patriarcale comme celle qu’on rencontre ordinairement dans nos bonnes familles, avec cette grande différence cependant que chez nous ces rapports sont libres ; — c’est un engagement entre personnes raisonnables, et qu’elles peuvent rompre à leur gré. On trouve également ici de ces engagements libres ; mais ils sont alors une victoire remportée sur l’esclavage et les rapports qui en résultent. Il me semble qu’on ne sait jamais exactement ici à quoi s’en tenir à cet égard, et si le dévouement du côté des serviteurs est vrai ou non.

En attendant, il est certain que la race nègre a l’instinct très-prononcé de l’attachement et du respect ; on le voit à ses yeux, ils ont une expression particulière de bonté, de fidélité, de chaleur qui me plaît, et me rappelle la jolie expression de ceux du chien ; il est certain aussi que les nègres ont un penchant naturel à se soumettre à la race blanche, à la supériorité de son intelligence, et les mères blanches, comme les servantes noires, rendent témoignage de l’amour exclusif qu’ils ont pour les enfants des blancs. Il est impossible d’avoir de meilleures nourrices et bonnes d’enfants que les négresses, et, en général, de meilleurs gardes-malades que les noirs, tant hommes que femmes ; ils sont naturellement bons et dévoués. Si les maîtres blancs sont bons également, les rapports entre maîtres et serviteurs, surtout quand ces derniers sont un peu avancés en âge, sont véritablement bons et tendres. Mais les exemples du contraire ne manquent pas non plus. Les tribunaux et la meilleure partie de la société de la Caroline ont la mémoire encore fraiche de cruautés commises envers des esclaves de maisons ; elles rivalisent avec les plus affreuses abominations du paganisme. Quelques-uns de ces crimes les plus grossiers ont été commis par — des femmes, des femmes de la haute société de Charleston !… Un riche planteur de la Caroline du Sud a été condamné tout récemment à deux années de travaux forcés dans une maison de correction pour traitement barbare envers un esclave. Quand on songe que les tribunaux ne s’occupent de ce genre de cruautés que lorsqu’elles sont trop horribles ou trop publiques pour être passées sous silence : quand je cite aux patrons et aux patronnes de l’esclavage ces faits connus, ils répondent : « Dans votre pays comme partout, les maîtres sont souvent durs envers leurs domestiques. » Et quand je réplique : « Mais ces derniers peuvent les quitter, » ils prennent alors un air d’humeur.

Hélas ! la malédiction de l’esclavage, phrase usitée dans ce pays, ne repose pas seulement sur les nègres, mais encore plus peut-être sur les blancs dans ce moment ; car elle fausse leur esprit de vérité, abaisse leur moral. La position des noirs et la manière dont ils sont traités s’améliorent réellement d’année en année, tandis que les blancs ne paraissent faire aucun progrès dans la civilisation. Mais je veux écouter et voir encore avant de prononcer. Peut-être que les amis des ténèbres se sont abattus principalement sur cette ville. « Charleston est un nid de hiboux, » a dit une femme spirituelle de la Caroline.

Je vais te parler un peu de l’intérieur dans lequel je vis et me trouve si bien, si heureuse. La maison et le petit jardin sont situés dans une des rues les plus campagnes de la ville, — celle de Lynch ; d’un côté elle a vue sur les champs et la rivière, et il lui vient de là un air des plus délicieux, les zéphyrs les plus frais. Des plantes grimpantes, des roses blanches, des chèvrefeuilles rouges s’élancent vers la terrasse supérieure et y forment le plus joli verand. Je m’y promène souvent, et surtout le matin et le soir. À l’étage supérieur est ma chambre, jolie et bien aérée ; les appartements de réception sont au premier, et le soir on se réunit sur leur terrasse, ou bien on sort, pour se promener, avec la compagnie qui vient ordinairement.

Tu connais déjà un peu madame Howland, mais on n’a véritablement de la considération pour elle qu’après l’avoir vue dans la vie journalière, dans sa maison. Elle ressemble on ne peut davantage à nos mères de famille suédoises par son extérieur calme, soigneux, par la bienveillance maternelle, qui trouve toujours quelque chose à faire et ne craint pas de mettre la main à tout. (Dans les États à esclaves, on regarde ordinairement les travaux grossiers comme quelque chose d’avilissant, et on les fait faire par les esclaves.) Madame Howland est occupée paisiblement du matin au soir, tantôt de ses enfants, tantôt des repas en aidant ses serviteurs à mettre le couvert ou à resserrer ce qui doit être enfermé, en veillant à l’ordre (ce qui est fort nécessaire avec les nègres ; car ils sont, par nature, dépourvus de soin) ; tantôt elle taille des vêtements et les coud, tantôt elle habille et approprie les petits nègres de la maison. Dans le jardin, elle plante des fleurs, redresse celles qui tombent, attache et remet en place les sarments qui s’égarent ; elle reçoit des visites, expédie des messagers, etc., avec cette raison calme, cette dignité pleine de bonté qui sied si parfaitement à une maîtresse de maison et lui fait porter avec aisance le fardeau du foyer, dont elle est l’appui et l’ornement. Le soir surtout… Mais je veux d’abord te raconter comment se passe ma journée.

De bonne heure, le matin, Lettis, la servante au teint d’un noir brun, entre dans ma chambre avec une tasse de café ; une heure après, le petit Willis frappe à ma porte et vient me chercher pour déjeuner. Appuyée sur l’épaule de mon petit cavalier, et quelquefois marchant entre lui et la petite Laura, je descends au rez-de-chaussée, où se trouve la salle à manger. La famille y est réunie, madame Howland distribue café, thé, et une foule de bonnes choses ; car, ici comme dans le Nord, les déjeuners sont trop abondants. L’un des principaux mets du Sud, c’est le riz cuit à l’eau ; les grains, à peine gonflés, n’en sont pas moins tendres et d’un goût excellent. On le mange ordinairement avec du beurre frais et froid ; bien des gens y mêlent des œufs cuits à la coque. On sert en outre du lard et du poisson frit, des patates, du homouny, du pain de maïs, des œufs, du lait glacé, etc., etc. L’un des plats de fonds pour les déjeuners, dans le Sud, se compose de crêpes de sarrasin ou de blé, qu’on mange avec de la mélasse. C’est véritablement une surabondance de bonnes choses. Pendant tout le repas, un petit nègre ou une petite négresse se tient debout et chasse les mouches avec un balai de plumes de paon. Après le déjeuner, on va un peu sur la terrasse ; les enfants courent et se pourchassent dans le jardin ; deux petites négresses, Georgia et Atilla, enfants de Lettis, courent, sautent dans la maison et les escaliers avec la vivacité et l’adresse des lutins. Ensuite, je monte chez moi, on m’y laisse en paix toute la matinée. À midi madame Howland m’envoie mon second déjeuner, du pain, du beurre, un verre de lait glacé, des oranges et des bananes. Tu vois que je ne cours pas le danger de mourir de faim. On dîne à trois heures, et il y a de temps à autre quelques convives. Dans l’après-dîner, ma bonne hôtesse fait avec moi des excursions qui me sont agréables de toute manière. Cependant c’est le soir qui est la fleur de la journée dans cette maison ; dans combien d’autres n’en est-il pas la plus lourde partie ? On allume les lampes dans les salons, on vous appelle pour le thé. Madame Howland, si bonne, si agréable, est assise sur le canapé, ayant devant elle une grande table couverte d’une foule de bonnes choses, on place les petites tables à l’entour (la mienne est toujours près du canapé), et le spirituel petit nègre Sam, grand favori de madame Howland, porte des rafraîchissements à l’entour. Trois ou quatre jeunes gens, fils de familles aisées, quelques jeunes filles arrivent, et la jeunesse danse gaiement au piano. Les enfants de la maison sont fort aimables les uns pour les autres, ils dansent souvent ensemble, comme nous le faisions le soir, mais ils sont plus heureux que nous, car je leur joue presque toujours, pendant un moment, des valses et des contredanses. Il y a aussi des visites qui vont et viennent. Puis on va sur la terrasse, on s’y promène, on s’y assoit, on cause ; je préfère cependant m’y promener en silence, en jouissant de l’air balsamique de la nuit, en regardant par les portes ouvertes dans les appartements où les jolis enfants gambadent avec une joie juvénile et sont gracieux sans le savoir. M. Monefelt, le frère de mon hôtesse, vient tous les soirs ; c’est un causeur et conteur amusant. Mais il n’est personne avec qui je me trouve si bien qu’avec la bonne et raisonnable madame Howland.

Le 13 avril.

Nous avons eu hier au soir grand spectacle de tonnerre et d’éclairs ; je n’ai jamais rien vu de pareil en Europe, quoique je me souvienne d’une nuit de juin en Danemark, où l’atmosphère était pour ainsi dire en feu. Ici les éclairs ressemblaient à des courants de lave enflammée ; les coups de tonnerre y répondaient. Pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé comme une espèce de crainte de la foudre, et cependant je jouissais de cette scène sauvage. Je partirai dans une couple de jours pour aller chez M. Poinsett, autrefois ministre de la guerre aux États-Unis et leur envoyé à Mexico. Il vit maintenant en particulier dans ses plantations. C’est, dit-on, un homme des plus intéressants et des plus aimables, qui connaît beaucoup la vie et le monde ; c’est pourquoi j’ai accepté avec infiniment de plaisir l’invitation qu’il m’a faite de venir chez lui, près de Georgetown, à une journée d’ici. J’en suis redevable à M. Downing. Je passerai probablement quelques jours chez M. Poinsett, et reviendrai ici pour aller en Géorgie. Je veux mettre le temps à profit ; car, après le 1er mai, la chaleur, à ce qu’il paraît, devient forte dans le Sud, et tous les planteurs se retirent dans les plantations pour éviter les fièvres dangereuses de ce moment. Tout blanc qui passerait une nuit durant les mois d’été dans les rizières est sûr, dit-on, de mourir, tandis que les nègres souffrent peu ou pas du tout du climat, à ce qu’on prétend.

Je suis en train de peindre (d’après un tableau à l’huile) le portrait d’un chef indien appelé Oseconehola, qui, à la tête de la tribu des Séminoles, s’est battu bravement pendant cinq ans contre les Américains, lorsque ceux-ci cherchèrent à chasser les Indiens de la Floride pour les faire émigrer vers l’Ouest dans l’Arkansas. La partie de la Floride méridionale possédée par les tribus sauvages des Séminoles et des Creeks, et d’où ils inquiétaient sans cesse les colons blancs, a des forêts presque entièrement composées de Pinus Australis, sorte de pin très prompt à s’enflammer, à raison de son bois résineux ; il est de taille moyenne, on l’abat facilement. L’Arkansas, qui est sur la rive occidentale du Mississipi, a surtout des forêts de chênes, il touche aux steppes sauvages (séjour actuel des Indiens de l’Amérique du Nord), son climat est rude. C’est pourquoi Oseconehola, la chef des Séminoles, répondit aux propositions et aux menaces qu’on lui fit, ainsi qu’à sa tribu, de la part du gouvernement des États-Unis : « Mon peuple est habitué à l’air chaud, aux lacs et aux rivières de la Floride, au pin inflammable et facile à abattre ; il ne pourra pas vivre dans un climat glacé où il n’y a que des chênes, et, ne pouvant pas abattre ces grands arbres, il mourra de froid. » Lorsque enfin on lui donna le choix entre une guerre ouverte avec les États-Unis, ou de signer le contrat qui le chassait, ainsi que son peuple, de la Floride, Oseconehola enfonça son poignard dans cet acte en disant : « Je brave les États-Unis pendant cinq ans ! » Et la lutte entre les Indiens de la Floride et l’armée américaine dura cinq ans ; beaucoup de sang fut répandu de part et d’autre. Les Indiens étaient toujours en possession du pays ; il leur appartiendrait peut-être encore si Oseconehola n’avait pas été fait prisonnier contre le droit des gens et par trahison. Il était venu, sous la protection du drapeau blanc, parlementer avec le général espagnol Hernandez. Cette trahison est bien le fait des Espagnols, mais il paraît que les officiers américains ne l’ignoraient pas ou ne lui étaient pas contraires. Oseconehola fut conduit d’abord à Saint-Augustin, puis à Charleston, au fort Moultrie dans l’île de Sullivan. À partir de ce moment, son courage parut l’abandonner. Les personnes qui l’ont visité dans sa prison (entre autres M. Monefelt) disent n’avoir jamais vu un regard aussi mélancolique, aussi sombre. Cependant il ne se plaignait pas et se bornait à parler souvent, avec amertume, de la manière dont il avait été fait prisonnier, de l’injustice commise à l’égard de son peuple en le contraignant à quitter sa terre natale pour aller habiter une contrée froide, « où l’on ne trouvait pas de pin inflammable. »

Sa beauté, le son mélodieux de sa voix, ses yeux noirs pleins d’un sombre feu, sa bravoure et sa destinée excitèrent l’intérêt général, et les femmes surtout ne rêvaient qu’au beau chef séminole, lui faisaient des visites, des présents. Mais, indifférent à tout, il devint de plus en plus silencieux, et du moment où il fut mis en prison, sa santé déclina sans qu’il parût malade. Oseconehola mangeait fort peu et ne voulait prendre aucun médicament. L’aigle captif ne pouvait plus vivre depuis qu’on l’avait privé de la vie et de l’air pur de ses forêts.

Deux de ses femmes, l’une jeune et jolie, l’autre vieille et laide, le suivirent dans sa prison. Cette dernière le servait et le soignait, c’était celle qu’il paraissait aimer le plus. Toujours occupé de cette unique pensée, la mort certaine de son peuple dans le pays froid où il n’y avait pas de pin inflammable, aigri, silencieux, il dépérit insensiblement et mourut un mois après son arrivée au fort Moultrie. Le pin inflammable de sa vie était épuisé. Un saule pleureur s’incline sur le marbre qui couvre sa tombe en dehors du fort, sur le rivage de la mer. Sa mort ne date que d’une couple d’années. Sa vie, comme sa lutte, est l’histoire abrégée du sort de sa nation dans cette partie du monde. C’est pourquoi, et aussi à cause de l’expression de son beau visage, j’ai voulu emporter une copie de son portrait afin que tu le voies. Bien des personnes ici m’en ont parlé. Au fond, je n’ai guère de faible pour les Indiens, malgré les vertus isolées et le beau caractère individuel dont les romans modernes aiment à les parer. Ils sont très-cruels dans leurs guerres entre eux, et habituellement durs envers leurs femmes, qu’ils traitent en bêtes de somme et non comme des semblables.




Casa Bianca, 16 avril.

Je t’écris maintenant d’un ermitage situé sur le bord de la petite rivière de Péedée. C’est une demeure isolée, paisible, tellement solitaire et tranquille, que je suis presque surprise de la trouver dans cette partie du monde, si pleine de vie, de mouvement, chez ce peuple qui aime la société. M. et madame Poinsett, couple âgé et respectable, vivent ici seuls au milieu d’esclaves nègres, de plantations de riz, de forêts sauvages et sablonneuses. Il n’y a pas un serviteur blanc dans la maison. Le surveillant des esclaves, qui habite toujours près de leurs cases, est le seul blanc que j’aie vu ici hors de la maison. M. et madame Poinsett me paraissent aussi en sûreté chez eux que nous le sommes dans notre Orsta, et s’inquiètent peu de savoir si la porte de la maison est fermée la nuit. Cette demeure, ses meubles, ses appartements, antiques relativement à la jeunesse de ce pays, bien entendu, rendent témoignage d’un bon goût et comfort aristocratique. La maison est entourée d’un parc ou grand jardin ; on y trouve ce qu’il y a de plus beau dans le pays en fait d’arbres, de buissons et de plantes, le tout planté par M. Poinsett, d’après le plan de Downing. Ici, comme sous les toits couverts de neige de Concord, j’ai la satisfaction d’entendre dire : « M. Downing a fait beaucoup pour le pays ; il a développé le goût et le sentiment du beau sous le rapport des constructions, de la culture des jardins, et en général des établissements à la campagne. » Un avantage de l’Amérique du Nord, c’est que les arbres, les buissons de toutes les autres parties du monde, peuvent y être transportés, naturalisés, y croître ; et parmi les végétaux qui entourent Casa Bianca il y en a beaucoup des régions étrangères. Je préfère cependant les grands chênes verts avec leurs longues lianes pendantes. Il y en a deux magnifiques exemplaires devant la maison, au bord de la Péedée ; ils forment avec leurs branches un immense portique par lequel on voit la rivière et la campagne sur la rive opposée, — avec ses graves, ses grands magnolias vert foncé.

Devant une fenêtre (j’habite l’étage supérieur de la maison) est un Cornus Florida, dont la couronne ressemble maintenant à une masse de fleurs blanches comme la neige, et le matin de bonne heure je vois le merle et l’entends chanter au sommet de cet arbre. Ensuite il y a ici l’Olea Fraganse du Pérou au suave parfum, et divers autres arbres et buissons rares. Dans leur feuillage chante, en outre du merle, le moqueur, et une foule d’oiseaux gazouillent en faisant leurs nids dans les grands chênes verts. Madame Poinsett ne veut pas qu’ils soient troublés, et chaque matin, après le déjeuner, de petits moineaux francs, de brillants cardinaux (ainsi appelés à cause de leur beau plumage rouge), viennent familièrement piqueter les grains de riz qu’elle leur jette sur la terrasse.

De temps à autre on voit glisser sur la paisible Péedée un petit canot portant un nègre. C’est seulement en apercevant les bateaux à vapeur qui de temps à autre laissent échapper une traînée de fumée sur le Waccamaw, au delà du Péedée, et les voiles qui glissent en le descendant pour aller à Cuba ou en Chine, qu’on s’aperçoit qu’ici également on vit dans un monde commerçant et actif.

M. Poinsett est un gentilhomme pour les manières et l’extérieur (il descend d’une famille française), et joint à la délicatesse et à la courtoisie de cette nation la simplicité et la droiture vraies qui me plaisent tant chez l’Américain véritable, chez l’homme du Nouveau-Monde. Il a beaucoup vu, a été de beaucoup de choses, de sorte qu’il y a plaisir réel à causer avec lui, surtout des rapports politiques intérieurs des États-Unis qu’il a contribué à former, pour l’esprit et le but desquels il a une grande intelligence, et un cœur de citoyen plein de chaleur. Durant les conversations que j’ai eues avec lui le soir après le thé, j’en ai plus appris à cet égard que je n’aurais pu le faire dans les livres, parce qu’avec M. Poinsett je puis faire des questions et des objections auxquelles il répond. C’est le premier homme, à une exception près, que j’aie trouvé dans le Sud parlant de l’esclavage avec franchise et impartialité. Il désire sérieusement que sa patrie soit délivrée de cette chaîne et croit qu’on y parviendra ; mais les rapports actuels lui semblent tellement embrouillés, et les difficultés pour opérer un changement si grandes, qu’il abandonne la solution de cette affaire à l’avenir. Il croit à la marche en avant de l’Amérique, sans être satisfait de beaucoup de choses, particulièrement dans la Caroline du Sud. M. Poinsett est l’un des sages du Nouveau-Monde ; après s’être retiré des affaires, il le contemple avec calme de son ermitage, où il vit heureux avec sa noble compagne, et en s’occupant de ses travaux des champs.

Le matin, après avoir déjeuné de bon appétit avec du riz, des œufs et des noix de coco, j’aide madame Poinsett à donner à manger aux oiseaux sur la terrasse et suis ravie quand les jolis cardinaux veulent bien avoir la condescendance de ramasser les graines répandues. M. Poinsett vient ensuite me prier de remarquer les belles roses Lamarque que M. Downing lui a données, et dont les fleurs d’un blanc jaune s’épanouissent par groupe sur un espalier appuyé contre la maison. Puis il fait le tour du jardin avec moi, me dit le nom des plantes que je ne connais pas, leurs qualités, car il est habile botaniste. Il m’a conduit aussi vers ses rizières que l’on va ensemencer, après quoi il faudra les inonder. Cette manière d’arroser et les vapeurs qui en résultent rendent les plantations très-malsaines pour les blancs pendant la saison chaude.

La plantation de M. Poinsett n’est pas considérable et ne paraît pas avoir plus de soixante nègres. Celles qui l’avoisinent ne me semblent guère plus vastes. Je me promène seule, librement, dans les environs et à travers les villages nègres, ce qui m’amuse beaucoup.

Ces villages se composent de petites maisons en bois peintes en blancs, placées ordinairement sur deux lignes et formant une rue. Chaque maison est isolée, a un petit lot de terre ou jardin et en général un ou deux arbres. Les maisons sont bien et propres ; un pareil village avec ses pêchers en fleurs comme dans ce moment présente un aspect fort agréable. Le temps est divin « véritable air de la Caroline. » disent ses habitants ; il est d’une extrême suavité.

Hier matin (dimanche) il y a eu office pour les nègres dans une remise déblayée à cette fin. Elle était fort propre, convenablement aérée, et les esclaves, bien habillés, s’y réunirent sans bruit. Le sermon et le prédicateur (un missionnaire blanc) furent très-ennuyeux, mais je fus surprise de la promptitude et de la joie avec lesquelles les nègres comprenaient les expressions empreintes de quelque beauté et sentiment. Ainsi, quand le prédicateur cita les paroles de Job : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que son nom soit béni, » il y eut un mouvement général dans l’auditoire. Ces paroles furent répétées, bon nombre de nègres s’écrièrent : « Amen, Amen, » et je vis bien des yeux étinceler. Dans l’après-dînée, je sortis pour jouir de cette belle soirée et parcourir les environs. J’ai souvent entendu dire par les amis de l’esclavage, même dans les États du Nord, et citer comme une preuve du bonheur des esclaves, qu’ils chantent et dansent le soir dans les plantations. « Je verrai peut-être ces danses. » pensai-je, et j’atteignis un village d’esclaves. Les petites maisons blanches, ombragées par des arbres couverts de fleurs rouge clair, avec leur jardinet, avaient un aspect agréable ; des petits enfants noirs et gras couraient à l’entour en mangeant de grandes racines jaunes, des patates, riaient dès qu’on les regardait et étaient par conséquent disposés à donner des poignées de mains. Mais dans le village tout était silencieux et tranquille. On voyait quelques nègres et négresses debouts auprès des maisons : eux aussi avaient un air amical et bienveillant. Dans l’une de ces maisons, j’entendis prier et crier avec vivacité. J’entrai et vis une réunion de nègres et surtout de négresses fort édifiés et touchés, écoutant un nègre qui prêchait avec beaucoup d’ardeur, de grands gestes, et surtout en donnant de grands coups de poings sur la table. Voici le résumé de son sermon : « Faisons ce que le Christ nous a commandé, suivons sa volonté, aimons-nous les uns les autres ; et il s’approchera de notre lit de maladie, de notre lit de mort ; il nous délivrera, et nous irons chez lui, nous serons assis avec lui dans la gloire ! » Ce discours, malgré son pathos exagéré et ses répétitions fréquentes, ne pouvait pas avoir un but et une application meilleurs. Je fus ravie d’entendre prêcher ainsi la doctrine de la liberté spirituelle par des esclaves et devant des esclaves. J’ai ouï dire, depuis, que les missionnaires méthodistes, qui sont les maîtres et les prédicateurs les plus influents sur les nègres, travaillent activement contre leur amour pour la danse et la musique, en disant que ces plaisirs sont des péchés. À mesure que les nègres deviennent chrétiens, ils mettent la danse de côté, ont des « assemblées de prédications » au lieu de fêtes joyeuses, ils ne font usage de leur don musical que pour chanter des psaumes et des hymnes. Combien cette manière de procéder me semble peu sûre ! Tous les dons de Dieu ne sont-ils pas bons, et ne peuvent-ils pas être employés pour sa gloire ? Pourquoi ne pas permettre à ces enfants, joyeux de leur nature, d’adorer Dieu dans la joie ? Je voudrais avoir pour eux des danses saintes, et leur faire chanter en même temps des hymnes en plein air sous les arbres en fleurs. Le roi David, dans son pieux ravissement, n’a-t-il pas chanté et dansé devant l’arche du Seigneur ?

J’avançai davantage dans la forêt et les champs de cette sauvage et silencieuse contrée. Quand le jour commença à baisser, je revins sur mes pas et traversai le même village d’esclaves. Des feux brillaient dans les petites maisons, mais tout était encore plus silencieux et plus calme qu’auparavant. Sous un pêcher, je vis un jeune nègre, ayant une jolie et bonne figure, qui s’appuyait contre cet arbre. J’entrai en conversation avec lui, et lui fis diverses questions. Un autre esclave survint, et mon entretien fut à peu près ceci :

« À quelle heure vous levez-vous le matin ? — Avant le soleil. — À quelle heure vous couchez-vous ? — Après le coucher du soleil, quand il fait nuit. — Mais alors comment avez-vous le temps de cultiver vos jardins ? — Nous nous en occupons le dimanche ou la nuit, après que nous sommes rentrés, quoique souvent nous soyons si fatigués, que nous pouvons à peine nous soutenir. — À quelle heure vous donne-t-on à dîner ? — On ne nous donne pas à dîner ! Si nous pouvons, en travaillant, jeter dans notre gosier un morceau de pain et quelques grains de blé, cela doit suffire. — Mes amis, dis-je maintenant avec un peu de méfiance, votre extérieur contredit vos paroles, car vous paraissez bien nourris et vigoureux ! — Nous cherchons à nous soutenir de notre mieux, répondit l’homme de l’arbre ; si nous laissions faiblir notre courage, nous ne tarderions pas à mourir. » Les autres chantèrent la même complainte.

Je leur souhaitai la bonne nuit, et m’éloignai en soupçonnant que tout n’était pas vrai dans le dire des esclaves. Cependant, — si c’était faux ici, il se pouvait qu’en d’autres lieux ce fût la vérité ; tout étant possible avec une institution qui donne un si grand pouvoir à l’arbitraire individuel. — Ces misères réelles ou possibles se dressèrent devant moi et m’accablèrent. La soirée était belle, l’air balsamique, toutes les fleurs exhalaient leur parfum, la nature ressemblait à une fiancée, le ciel était clair, la jeune lune brillait au firmament, les étoiles étaient étincelantes. Cette magnificence de la nature et ce peuple pauvre, noir, esclave, avili, rimaient mal. Toute ma jouissance était finie ; mais j’étais contente d’avoir sous la main un homme comme M. Poinsett, avec lequel je pouvais causer. Je lui confiai donc le soir ma conversation et mes pensées. M. Poinsett soutint que les esclaves avaient menti. « On ne peut jamais croire ce qu’ils disent, répondit-il ; c’est encore l’un des maux de l’esclavage ; il rend les hommes menteurs. Les enfants apprennent de leurs parents à regarder les blancs avec crainte et à les tromper. Ils sont toujours méfiants et cherchent par leurs plaintes à obtenir quelques avantages. Mais vous pouvez être certaine qu’ils vous ont trompée. Les esclaves d’alentour travaillent certaines pièces par jour, et ont presque toujours fini à quatre ou cinq heures de l’après-midi dans cette saison de l’année. Il y a ordinairement dans chaque plantation un cuisinier ou une cuisinière pour faire cuire le dîner, qui doit être prêt à une heure. J’ai un cuisinier pour mes esclaves, et ne doute pas que M… n’en ait un pour les siens ; cela ne peut pas être autrement, et je suis certain que vous en auriez la certitude si vous pouviez faire des recherches à cet égard. »

M. Poinsett ne nie pas qu’il y ait eu, qu’il y a encore des abus et de mauvais traitements ; mais l’opinion publique devient de plus en plus sévère à cet égard. Quelques années auparavant, des cruautés avaient été commises dans une plantation, voisine de la sienne, par un surveillant durant la longue absence du propriétaire, qui était en Angleterre. Les planteurs des environs se réunirent, écrivirent au propriétaire absent, et demandèrent le renvoi de ce surveillant, ce qui eut lieu. M. Poinsett ajouta que l’institution de l’esclavage a une influence encore plus défavorable sur les femmes que sur les hommes, dont elle fait souvent des maîtres excessivement durs.

Le 18.

Je viens de faire une course solitaire dans les plantations ; elle m’a fait du bien, en me prouvant que les esclaves du pêcher s’étaient réellement moqués de moi. Pendant ma course, j’ai vu sur la lisière d’un champ de riz vingt-cinq ou trente jolies petites marmites en cuivre, avec couvercle ; je soulevai l’un de ceux-ci, et vis que le vase contenait une nourriture fumante, et qui sentait fort bon. Dans quelques marmites, il y avait des haricots bruns, dans d’autres des gâteaux de maïs grillé. Je vis venir les esclaves de loin, ils longeaient le champ ; je les attendis et leur demandai la permission de goûter leur dîner : je dois dire qu’il m’est rarement arrivé de rien manger de meilleur et d’aussi bon goût ; les haricots étaient bien cuits avec du bouillon et du lard, un peu trop poivrés pour moi, mais très-bons, ainsi que les gâteaux de maïs et le reste. Les nègres s’assirent sur le gazon et mangèrent, les uns avec des cuillers, les autres avec des morceaux de bois, et ayant chacun leur petite marmite, qui contenait une portion abondante. Ils paraissaient contents, mais ils étaient fort silencieux. Je leur dis que les travailleurs de mon pays avaient rarement une aussi bonne nourriture que la leur. Je n’étais pas venue pour prêcher la révolte parmi les esclaves, et le malheur auquel je ne puis pas remédier, j’aime à le soulager quand la chose est en mon pouvoir. Du reste, ce que je disais était malheureusement vrai ; mais je n’ajoutai pas ce qui était vrai aussi, c’est que je préférais vivre libre avec peu à manger que d’être esclave avec une nourriture abondante. Au retour, je rencontrai un vieux nègre très-bien vêtu, qui pêchait dans un petit ruisseau ; il appartenait à M. Poinsett, qui l’avait déchargé de tout travail, vu son âge. J’appris de ce vieux et sage nègre diverses choses qui me réjouirent. Dans plusieurs endroits, j’ai vu les noirs à leurs repas : déjeuners et dîners étaient bons et copieux. Je guettai mes nègres du pêcher et les vis revenir du travail avec beaucoup d’autres vers cinq heures. L’un d’eux, en m’apercevant, sauta pardessus une haie, et me demanda, en montrant ses dents blanches, un demi-dollar.

20 avril.

Bonjour, chère Agathe ! je viens de faire mon second déjeuner, c’est-à-dire j’ai mangé des bananes. On apprend à aimer ce fruit ; il est doux, agréable et d’un effet salutaire sur moi comme l’air moelleux de ce pays, quand il est moelleux ; car il est sujet à de grandes variations. Hier le thermomètre est descendu dans la journée de vingt-quatre degrés ; il faisait tellement froid, que mes doigts étaient roides comme des glaçons. Aujourd’hui on sue, assis tranquillement à l’ombre.

Pendant deux jours nous avons été à de grands dîners chez des planteurs qui habitent à quelques milles de Casa Bianca, gens bienveillants et agréables ; mais les grands repas me tourmentent tellement, ces mets me font tant de mal si j’en mange, que je désire de tout mon cœur de me pas être obligée d’aller à d’autres dîners. Hier, en passant sur un chemin des plus sablonneux, nous nous arrêtâmes dans une forêt pour laisser reposer les chevaux, et plus avant, dans cette forêt, je vis un village d’esclaves, ou des maisons ressemblant aux leurs, mais placées avec une irrégularité qui n’est pas ordinaire et en mauvais état. À ma demande, M. Poinsett m’accompagna de ce côté. Je trouvai en effet les maisons dans le plus pitoyable état, et dans celles-ci — des nègres et des négresses âgés et malades. Dans une chambre se trouvait un jeune garçon très-gonflé, on l’aurait cru hydropique ; — la pluie et le vent pouvaient entrer librement par le toit. Cette chambre était nue, il n’y avait pas trace de bois ni de feu, quoiqu’il fît froid. Dans une autre et misérable maison, nous trouvâmes une vieille femme couchée sur des haillons comme un chien dans son chenil. C’étaient donc là les soins qu’un planteur donnait à ses serviteurs vieux et malades ! Combien ces infortunés sont alors malheureux et quel regard de pitié se tourne vers eux, excepté celui — de Dieu !…

Dans un village d’esclaves établi près de la maison du maître, j’ai vu des nègres qui étaient fort bien, et leurs maisons en bon état ; mais j’ai remarqué chez les hommes jeunes des regards sombres, insolents, et n’exprimant aucune affection pour leurs maîtres. Ce n’était pas agréable à voir. En revenant, nous traversâmes plusieurs villages du même genre ; le feu brillait dans ces petites maisons (chaque famille a la sienne), et les nègres étaient rentrés de l’ouvrage de bonne heure.

Le pays d’alentour est une plaine sablonneuse et boisée. La forêt se compose en très-grande partie d’une sorte de pin jaunâtre (pinus australis, ou pin inflammable) ; il a de grandes touffes de feuilles longues, qui ressemblent parfois aux palmettes. C’est furieusement uniforme. Mais de jolies et hautes fleurs, des lupins et de belles azaléas roses croissent entre les arbres et en éclaircissent la teinte. Il était tard, il faisait nuit lorsque nous rentrâmes, et je remarquai des lumières qui brillaient çà et là près de la route ou dans la forêt, et disparaissaient à mesure que nous approchions. Je les montrai à M. Poinsett ; il me dit : « Ce sont sans doute des mouches luisantes ; elles ont l’habitude de se montrer à cette heure. » — J’espère faire une connaissance plus intime avec ces insectes lumineux.

Le 21.

Aujourd’hui, j’ai beaucoup couru dans les bois et les champs, et suis arrivée ainsi au bord d’un cours d’eau, appelé la Rivière-Noire. Près d’elle, j’ai vu des esclaves travailler aux champs, sous la surveillance d’un blanc ; je lui demandai et j’obtins de lui un vieux nègre pour me passer sur l’autre rive. Ce bon vieillard était plus causeur et intelligent dans ses discours que ne le sont d’ordinaire les esclaves, et, tout en ramant un petit canot formé d’un tronc a arbre creusé, il répondit librement à mes questions sur les propriétaires de plusieurs plantations qui longeaient la rivière. De l’un il disait : « Bon maître, mame ; » d’un autre : « Mauvais maître, mame ; il mord ses serviteurs, les met en pièces, etc., etc. »

Sur l’autre bord, j’arrivai à une plantation et rencontrai le planteur en personne : c’était un prêtre. Il me conduisit dans le village des esclaves, et me fit un discours sur le bonheur des noirs, d’où je conclus qu’il était lui-même un esclave de Mammon.

Cependant il est certain qu’avec un bon maître les esclaves sont loin d’être malheureux, et sont mieux pourvus que les travailleurs pauvres dans beaucoup de contrées de l’Europe. Mais avec un maître mauvais ou sans fortune, ils tombent dans une misère affreuse et sans remède. Les sophistes, qui ne veulent voir l’institution de l’esclavage que du côté du soleil, nient, en général, l’existence de rien de pareil à ce que je viens de dire. C’est absurde, déraisonnable, et, du reste, j’en ai déjà vu et entendu quelque chose ici. Je ne voulais pas croire ce que le Nord disait du Sud ; mais ce que le Sud dit de lui-même, je dois le croire. Et puis — le meilleur maître n’est pas un argument en faveur de l’esclavage ; car tôt ou tart il meurt, et ses esclaves sont vendus au plus offrant, comme des bestiaux.

Les esclaves qui travaillent dans les champs ne présentent pas un aspect récréatif ; leur couleur sombre et leurs vêtements gris, sans absolument rien de blanc, leur donnent un air sinistre. Les bonnets de coton tricotés que portent seulement les esclaves mâles ont d’ordinaire une couple de raies rouges ou bleues sur un fond gris. On prendrait ces esclaves pour des figures de terre. Nos paysans présentent un aspect bien différent avec leur linge blanc et leurs jolis costumes. Le village d’esclaves, au contraire, a, comme je l’ai déjà dit, plutôt un extérieur agréable, excepté qu’on y voit très-rarement des vitres ; les fenêtres consistent ordinairement en une ouverture carrée que l’on ferme avec un volet. Mais il paraît que c’est de même chez les blancs pauvres, et il y en a une foule dans la Caroline. Dans les villages nègres, on voit presque toujours une couple de souches brûler sur l’âtre, des ustensiles de ménage et de petits approvisionnements, comme chez nos tenanciers pauvres. Çà et là cependant on trouve une maison où il y a un peu plus d’aisance, quelques ornements et de bons lits. Chaque maison a son toit à porc, qui d’habitude en contient un en très-bon état. Les poules et les poulets fourmillent dans les jardins où poussent l’orge indien, des haricots et quelques racines ; mais ces terrains ne paraissent pas très-soignés. Les esclaves vendent des œufs, des poulets, leur porc à Noël, et gagnent ainsi de l’argent, avec lequel ils achètent de la mélasse, dont ils sont très-friands, des biscottes et autres friandises. Il y en a aussi qui amassent de l’argent, et l’on m’a parlé d’esclaves qui possèdent plusieurs centaines de dollars. Ordinairement ils placent leurs économies à intérêts chez leur maître, qu’ils considèrent, quand il est bon, comme leur meilleur ami, et ordinairement ils ne se trompent pas. Tous les villages à esclaves que j’ai vus se ressemblent, excepté en ceci, que les maisons des uns sont en meilleur état que celles des autres.

Les esclaves sont gouvernés par le maître et un ou deux surveillants ; sous ceux-ci, par un piqueur pour chaque corps de village : il éveille les esclaves le matin et les pousse à l’ouvrage quand ils sont paresseux. Ce piqueur est toujours un nègre, souvent l’homme le plus cruel et le plus dur de toute la plantation ; car, lorsqu’un nègre est impitoyable, il l’est à un haut degré et le plus grand fléau des esclaves de sa couleur. Les nègres libres qui ont des esclaves, — et il s’en trouve ici, — sont presque toujours les plus méchants maîtres. Je l’ai, du moins, entendu dire à des personnes dignes de foi.

Le 22.

Ma vie est paisible comme la petite rivière qui coule sous ma fenêtre, et cela fait du bien. Depuis que je suis dans ce pays, je n’ai pas joui d’un calme pareil ; car, excepté quelques visites faites par des voisins éloignés, je vis seule avec mes hôtes. Chaque matin, il y a sur la table du déjeuner, à côté de mon couvert, un petit bouquet de fleurs odoriférantes, la plupart du temps d’oléa fragans péruvienne (on ne peut rien sentir de plus suave) cueilli par M. Poinsett. Chaque soir, je suis seule avec lui et madame Poinsett, lisant et causant avec le mari, ou bien racontant des histoires à sa compagne, en lui donnant des énigmes à deviner, ce qui l’amuse beaucoup. J’ai voulu faire connaître un peu mes amis transcendantalistes et idéalistes de New-York à M. Poinsett, et lui ai lu quelques passages des Essais d’Émerson. « Ils veulent, dit-il, des choses impraticables. » Il les critique souvent avec injustice, et nous nous querellons. Cependant M. Poinsett est frappé des « aphorismes » brillants d’Émerson et veut acheter ses ouvrages. C’est une chose remarquable comme les écrivains du Nord sont peu ou pas connus, même les meilleurs, dans le Sud. On craint de faire pénétrer leurs idées de liberté dans les États à esclaves.

M. Poinsett a beaucoup voyagé en Europe, en Amérique, et soutient que rien, même les plus grandes scènes naturelles du Mexique et de l’Amérique du Sud, n’est comparable à la Suisse sous le rapport de la beauté pittoresque. La Suisse est le seul pays de la terre que M. Poinsett désire revoir encore une fois, et où il aimerait à passer ses derniers jours. Le grand homme d’État de la Caroline, et presque adoré par elle, Calhoun, n’a, dans la pensée de mon hôte, que de l’ambition. Sa vie si active paraît avoir été une lutte au service de cette dernière, et sa mort (il vient de mourir à Washington) est une suite de la guerre politique au milieu de laquelle il a constamment vécu.

Je passe la plus grande partie de la matinée dans le jardin, parmi des fleurs, des oiseaux, des papillons, qui me sont inconnus et me saluent en beautés anonymes. Je cause avec ces fleurs, j’écoute ces oiseaux et le murmure des grands chênes verts. Les merles qui y construisent leurs nids sont de la taille de nos choucas, et ont, des deux côtés du cou, en dessous de la tête, de jolis écrans jaunes qui ressemblent à des demi-cols ronds. Le moqueur est gris, grand comme nos merles, son chant est très-varié et souvent fort joli ; mais il n’a pas l’énergique inspiration du rossignol et de l’alouette d’Europe. On dirait qu’il chante des réminiscences ; il imite en même temps une foule de sons qui appartiennent à d’autres oiseaux, et aussi à des animaux. Il a cependant de belles notes, rappelant celles du rossignol et de notre merle. On dit que ces oiseaux dansent le menuet. Je les ai vu figurer vis-à-vis les uns des autres, et en piétinant d’une manière qui ressemble beaucoup à cette danse. Je présume qu’ils font ainsi leurs demandes en mariage. On ne réussit jamais, chose remarquable, à élever de leurs petits en cage ; ils meurent peu de temps après avoir été pris. On prétend que les mères leur apportent du poison. Les moqueurs qui ont toute leur croissance vivent et chantent fort bien en captivité.

Le 24 avril.

Hier au soir, et malgré les représentations de madame Poinsett, j’ai descendu, dans un canot ramé par un vieux nègre, le Waccamaw. La lune se leva et répandit sa clarté sur les eaux et le rivage, où croissaient des arbres et des plantes en fleurs qui m’étaient inconnus. Le nègre faisait avancer le canot rapidement, et partout où je découvrais une jolie fleur, nous nous dirigions de ce côté pour la cueillir. Nous voguâmes ainsi une couple d’heures ; tout était solitaire et silencieux sur la rivière et ses bords comme dans un désert. Cependant il y a eu, sur les rives du Waccamaw, une grande noce à laquelle tous les voisins avaient été invités. Mais, soit que mes hôtes ne fassent point partie de cette société, soit ma réputation d’abolitioniste, je n’ai pas été invitée. J’aime voir des mariées et des noces, mais j’aime encore mieux mon repos. Lorsque je revins de ma promenade sur l’eau, madame Poinsett fut toute réjouie de me voir en vie, et son mari me dit le nom des fleurs que j’avais cueillies. L’une d’elles était le magnolia glauca, fleur blanche qui ressemble un peu à nos lis aquatiques ; mais elle croît sur un arbre an feuillage grisâtre. La fleur de luxe du Sud, le magnolia grandiflora, ne se montre qu’à la fin de mai.

Je partirai d’ici dans un jour ou deux pour retourner à Charleston. Mes hôtes me prient de rester, mais j’ai impatience d’arriver à Savannah avant que la chaleur soit trop forte. Il faut me hâter. Je me suis fort bien trouvée ici, et j’ai retiré beaucoup de fruit de la conversation de M. Poinsett. Je connais maintenant la vie dans les plantations, à peu près comment vivent les nègres et comment on sème le riz et le maïs.




Charleston, 26 avril.

Me voici de retour chez madame Howland. Le voyage sur mer entre Georgetown et Charleston s’est bien passé ; seulement il faisait très-froid. M. Poinsett a eu l’obligeance de me conduire à Georgetown ; les nuages étaient menaçants, mais ils ne descendirent pas, et cette course matinale dans une contrée sauvage, dans une forêt où fleurissaient les belles azaléas, me parut agréable. À Georgetown (petite ville où ce qu’il y a de plus curieux paraît être une grande quantité d’oies), je me séparai de mon hôte et promis de lui faire une autre visite. En arrivant le soir à Charleston, j’ai trouvé M. Monefelt qui m’attendait avec une voiture, et lorsque nous atteignîmes la maison de sa sœur, la jeunesse dansait au piano dans le salon, bien éclairé. M. Monefelt et moi, nous entrâmes nous tenant par le bras et en dansant, ce qui causa une grande jubilation. Je me suis retrouvée ici presque comme chez moi. Il est certain que ce foyer ressemble infiniment aux foyers scandinaves (n. b. quand ils sont bons et heureux). La vie de famille dansante, faisant de la musique, jouant des jeux le soir, est entièrement dans le style suédois.

Hier, j’ai vu le convoi du sénateur de la Caroline, Calhoun, dont le corps a traversé Charleston. Plus de trois mille personnes, dit-on, étaient dans le cortége, qui n’en finissait pas. Le char funèbre était magnifique et si élevé, qu’il paraissait menacer tous les arcs de triomphe dressés de main d’homme. Plusieurs corps militaires bourgeois paradaient en jolis uniformes, et l’on portait devant le corps une foule de bannières avec des inscriptions et des images symboliques. L’esprit de parti, un dévouement et une admiration réelle s’étaient réunis pour célébrer la mémoire du défunt ; sa mort est considérée comme une grande perte dans les États du Sud. Calhoun a été pendant bien des années, dans le Congrès, le défenseur de l’esclavage, non pas seulement comme un mal nécessaire, mais comme un bien pour les esclaves et leurs propriétaires. Il a toujours été le principal champion des États du Sud. Calhoun, Clay et Webster ont formé pendant longtemps un triumvirat célèbre des plus grands hommes politiques du pays. Calhoun était le grand homme du Sud, Clay celui des États de l’Est et du Centre, Webster des États de la Nouvelle-Angleterre, quoiqu’il y eût là une grande opposition contre lui, surtout dans le parti des abolitionistes. Tous trois ont été des lutteurs politiques puissants, admirés, craints, aimés et haïs. Deux le sont encore. Le troisième est tombé sur le champ de bataille, en combattant jusqu’à la fin, et même contre cette dernière, à ce qu’il paraît ; ses portraits et ses bustes, dont j’ai vu un grand nombre, m’ont fait l’impression d’un volcan brûlant. Ses cheveux sont droits sur leur racine, ses yeux enfoncés flambent, les tempêtes ont sillonné son visage maigre et anguleux. Il est impossible, à voir cet extérieur que la passion et la maladie semblent avoir dévasté également, de pressentir en lui l’homme de société séduisant, le père de famille plein d’amour et d’une pureté de mœurs féminine, l’ami parfait, le bon maître, presque adoré par ses esclaves et ses serviteurs, en un mot — l’homme auquel même ses ennemis reconnaissent toutes ces qualités. L’ambition politique et l’esprit de parti paraissent avoir été ses démons et avoir hâté sa mort. Clay, dans son discours sur Calhoun, prononcé dans le Sénat, y fait quelques allusions mitigées. Sa lutte en faveur de l’esclavage a été — « une bravade politique, » a dit une femme d’esprit qui n’est pas abolitioniste. Il est fâcheux qu’un homme aussi bon ait vécu et soit mort pour une si mauvaise cause.

L’idolâtrie pour Calhoun a été poussée à l’excès dans la Caroline du Sud, et on a dit en plaisantant : « Lorsque Calhoun prend du tabac, toute la Caroline éternue. » Maintenant encore, on parle de lui et on écrit sur lui comme s’il eût été un dieu. Tandis que le cortége passait dans les rues, on voyait accourir des noirs que cette pompe paraissait amuser beaucoup. M. Gilman m’a raconté qu’il avait entendu les nègres dire : « Calhoun était un méchant homme, car il voulait conserver l’esclavage. »

Le soir de ce jour il y eut du monde à la maison, jeux, danse et musique. Ensuite on se promena sur la terrasse au clair de lune jusqu’à minuit. Du côté de la rivière on entendait les chants des nègres pendant qu’ils ramaient en s’éloignant de la ville, où ils étaient venus apporter leurs œufs, leurs poules et leurs légumes pour les vendre, comme ils en ont la permission deux fois par semaine.

Quand cette lettre t’arrivera, mon Agathe, tu auras aussi l’été et des fleurs, et j’en rends grâces à Dieu ! Je partirai demain pour Savannah et Mâcon, la capitale de la Géorgie, puis j’irai à Montpellier, où je suis invitée chez M. Elliot, l’évôque épiscopal des États du Sud, pour assister à l’examen annuel d’un séminaire de femmes dont il prend soin. Je t’écrirai de là.