La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 12

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 272-280).
LETTRE XII


Charleston (Caroline du Sud), 28 mars 1850.

Ah ! que n’ai-je des ailes pour aller jeter un coup d’œil à la maison, et voir comment vont ma mère et mon Agathe ! Mais je suis forcée de me borner à croire que tu marches à grands pas dans la voie de l’amélioration. Quant à moi, ma santé est excellente, et je suis arrivée ici ce matin après un voyage de trois jours sur mer. Je m’attendais à trouver la chaleur de l’été, et suis un peu piquée de n’avoir rencontré que le froid, un temps gris qui m’oblige à porter des vêtements d’hiver. Mais cela ne peut pas durer longtemps. Une jeune verdure couvre les arbres, — toutes les rues en ont, — les roses, les lis, les fleurs d’oranger me font signe des terrasses et des jardins, et le soleil commence à se frayer une route à travers les nuages. Nous serons probablement demain en plein été.

Pendant les derniers jours que j’ai passés à Brooklyn, nous avons eu une tourmente complète, et lorsque je suis montée à bord, le froid était glacial. On voyait partout de la glace et des glaçons. Mes amis, Marcus, sa femme et leurs enfants, m’ont accompagné jusqu’au bateau. Marcus porta mes paquets, me recommanda au capitaine, en un mot pensa à tout. Étourdie par les présentations de personnes qui m’étaient étrangères, je fus obligée de m’enfuir dans ma chambre sans avoir pu causer avec mes amis et prendre congé d’eux. Je suis curieuse de savoir ce que tu dirais en voyant les hommes de mes amis m’embrasser fraternellement en me disant adieu et lorsque nous nous retrouvons après une longue absence. Cela paraît fort naturel et convenable ici. Je me suis abandonnée pendant assez longtemps au chagrin lorsque les Spring m’eurent quittée, et que les vagues, en roulant, m’emportaient et m’éloignaient davantage d’eux.

Tout le premier jour du voyage a été froid, sombre ; je grelottais, j’évitais tout le monde, excepté deux quakers « des amis » (nom qu’on leur donne ordinairement dans ce pays), mari et femme, avec lesquels j’avais fait un peu connaissance, et qui me plaisaient par leur calme leur personne pacifique et silencieuse. Ils avaient un peu dépassé la première jeunesse : la femme portait l’un de ces visages purs et jolis que l’on rencontre si souvent chez les jeunes quakeresses ; le mari paraissait malade. Ils allaient au Sud par raison de santé. Le jour suivant, nous eûmes beau soleil, mais il fit froid jusque vers midi, et alors nous passâmes tout à coup à la chaude température du printemps. On aurait dit de la magie. Le ciel et la mer étaient inondés d’une lumière dorée, l’air était plein de vie et de suavité ; c’était merveilleusement beau et divin ! Tout mon être nageait dans cette magnificence. J’évitai les conversations interrogatives, et, me tenant seule sur le pont, je vis le soleil se coucher et la pleine lune se lever avec une douce splendeur, l’étoile polaire s’allumer à une distance toujours plus grande de moi, Orion et Sirius monter au zénith. Les heures s’écoulaient sans que je songeasse à autre chose, sinon que le monde était beau et son Créateur grand et bon ; je n’éprouvais d’autre crainte que celle de voir interrompre ce saint silence, le calme et la joie de mon âme. Je vis de jeunes maris monter sur le pont avec leurs femmes pour admirer la lune ; d’autres couples leur succéder, tendres et roucoulants comme des colombes ; je vis les « amis » assis l’un près de l’autre, et regardant aussi la lune qui éclairait leur doux et paisible visage ; je vis les rayons de cet astre danser sur les vagues, tandis que nous voguions sur des eaux calmes vers le cap Hatteras, dont le fanal, semblable à une grande et brillante étoile, se montrait au sud de l’horizon. Cet endroit est dangereux pour les navigateurs ; les coups de vent violents, les ouragans y sont habituels, et bon nombre de grandes infortunes de mer ont eu lieu près du cap Hatteras ; elles ne s’approchèrent pas de nous. Les vagues dansaient, le vent resta silencieux, les tourterelles roucoulèrent, les amis s’endormirent ; nous passâmes le cap vers minuit, et j’espérais me trouver enfin dans la région d’une chaleur d’été constante. Il n’en fut rien. Le lendemain matin, le temps était redevenu gris, froid, et n’avait aucune ressemblance avec l’été.

Une partie des passagers souffrant du mal de mer se tenait dans les cabines : d’autres prirent place sur le tillac pour jouer joyeusement aux cartes. J’étais assise à l’écart avec les « amis, » qui se taisaient et finirent par s’endormir de nouveau. Quant à moi, j’étais très-vivace, je me portais parfaitement et je passai une charmante matinée en compagnie avec la mer et l’Histoire des États-Unis, par Bancroft. Elle m’intéresse infiniment ; le coup d’œil véritablement philosophique que l’auteur jette sur le développement historique et la perfection de son style narratif rendent cette histoire fort remarquable. Sous le premier rapport, Bancroft ressemble à notre Geijer, et sous le second au Suisse d’Aubigné. J’ai lu aussi durant le voyage un petit écrit sur « l’admirable Providence, » par un célèbre clairvoyant de New-York, nommé Davis ; mais je ne connais pas de production plus pauvre et rendant mieux témoignage de l’aveuglement de l’esprit.

Nous sommes arrivés à Charleston dans la matinée du quatrième jour par un temps froid et nullement agréable ; mais les rives du port, couvertes de sombres forêts de cèdres et d’arbres à feuilles vert clair, présentaient un aspect attrayant et non pas ordinaire. Tout était nouveau pour moi, même l’apparence de la ville qui ressemblait, du moins par la construction des maisons, davantage à celles de l’Europe, que les maisons de New-York et de Boston. Un jeune homme avec lequel j’avais causé agréablement à bord, qui me plaisait assez, excepté qu’il tirait vanité de son habileté en fait de langue française, habileté peu justifiée, se tint à côté de moi sur le pont pour contempler le pays où il était établi, vanter le bonheur des nègres esclaves, ce qui ne le releva pas à mes jeux. Un semblable discours annonce un manque de jugement ou de loyauté. Une jeune personne qui avait partagé ma cabine, silencieuse et malade pendant toute la traversée, leva maintenant la tête et me demanda sur-le-champ : « Comment trouvez-vous l’Amérique. »

Madame Howland avait envoyé son frère, homme d’âge moyen et fort bien, avec une voiture pour me conduire chez elle ; mais je préférai dans ce moment ma liberté, et accompagner les « amis » à l’hôtel en faveur duquel ils s’étaient décidés. J’y suis dans une petite chambre avec quatre murailles blanches et nues. J’ai fait une promenade de deux bonnes heures dans la ville, en jouissant de ma solitude, des nombreux objets nouveaux qui frappaient mes regards de tous côtés, de l’aspect de la ville avec ses jardins (elle ressemble à une réunion de maisons de campagne avec varand ou terrasses ornés d’arbres et de fleurs), du grand nombre d’arbres, nouveaux pour moi, qui fleurissent et déploient leur feuillage dans ce moment, des bosquets d’orangers vert foncé qu’on voit dans les jardins, et qui, agités par le vent, embaument l’air. Les nègres fourmillent dans les rues ; les deux tiers des gens que l’on rencontre sont noirs ou mulâtres, laids, mais la plupart ont un air joyeux et paraissent bien nourris. On voit surtout des négresses et des mulâtresses qui sont grasses. Les jolis mouchoirs bigarrés noués autour de leur tête et quelquefois avec beaucoup de goût, leur donnent un extérieur pittoresque mille fois plus avantageux que les bonnets et les chapeaux qu’elles portent dans les États libres, et leur vont si mal.

Après les nègres, ce qui me frappe le plus dans les rues, ce sont de grands oiseaux (assez semblables à nos dindes), qui s’abattent ici pour chercher leur nourriture et sont si familiers, qu’ils se dérangent à peine pour les piétons. Une partie de ces oiseaux se tenaient sur les toits et les cheminées, leurs ailes éployées au vent, ce qui leur donnait un aspect singulier et beau.

Le 29 mars.

Froid, froid, froid encore aujourd’hui et d’une manière impardonnable. À cinq heures du matin j’ai entendu le tambour qui appelait les esclaves au travail. Hier après-dîner, des connaissances des États du Nord, qui demeurent dans cet hôtel, m’ont invitée à faire une promenade en voiture, et nous avons fait une agréable course au soleil. Aussi loin que la vue peut s’étendre, le pays est plat. De jolis bouquets de bois, des plantations, et de l’eau constituent sa beauté. La ville est bâtie sur le bord de la mer dans une presqu’île formée par deux rivières, l’Ashley et la Cooper qui s’y jette. Mes amis de la voiture achetèrent des oranges et des bananes pour moi, et c’est la première fois que j’ai goûté ce fruit du tropique (on l’apporte de Cuba), qu’on aime tant ici. Il a un goût fin, sucré, un peu fade et ressemble par la forme à nos concombres jaunes pour semence ; il a la couleur et la chair du melon, mais il est moins juteux. En le goûtant, il m’a semblé mordre dans du savon noir ; je ne crois pas que le banane et moi nous devenions fort bons amis. Mes amis quakers sont partis ce matin de bonne heure, pour aller plus au sud, à Savannah, afin de chercher à mettre la main sur un air d’été ; il faisait trop froid pour eux ici. Le mois de février a été, dit-on, très-chaud ; et le jasmin jaune qui a fleuri avec abondance est presque passé maintenant. Je te quitte pour aller chez madame Howland et voir si je pourrai vivre avec elle, c’est-à-dire si elle me plaît. Sinon je resterai ici, quoique ce ne soit pas assurément un Eldorado. Les hôtels, c’est probable, ne sont pas ce qu’il y a de mieux dans la ville. Un chaos de petits nègres fourmillent autour de la table du dîner et du souper pour représenter des domestiques ; mais ils ne font que courir les uns à travers les autres, sans tenue ni manières, bouleversent tout sur la table et enlèvent le plat dont précisément on voudrait manger. Je suis servie dans ma chambre par une petite fille mulâtre, adroite, déguenillée, dont l’air est si bon, si patient, que — cela fait mal. Je lui ai demandé ce qu’on lui donnait de gage : elle m’a regardée avec surprise et répondu qu’elle appartenait à « Mame. » Mais « Mame » est une femme à l’air et aux yeux si durs, que je ne voudrais pas être sa propriété. — Pauvre fille !

Je resterai probablement encore quelques jours dans cette ville, puis j’irai plus au sud, à Savannah et à Augusta (dans la Géorgie), où j’ai été invitée par mes compagnons de voyage du « Canada, » la famille Bones et mademoiselle Longstreet. J’y passerai sans doute le mois d’avril, car c’est, dit-on, le paradis du Sud, et j’y trouverai peut-être l’occasion de voir quelques plantations. Si ces Méridionaux savaient avec quel esprit exempt de préjugés et loyal je viens à eux en cherchant uniquement la vérité en tout, et prête à rendre justice à ce qui est bon, même dans l’esclavage, ils ne m’accueilleraient pas avec des regards de méfiance. Ensuite je n’ai pas le désir de fouiller seulement le côté affligeant de la vie du Sud ; on l’a déjà fait assez souvent avant moi. Je veux voir la nature, la vie, le Nouveau-Monde à venir même ici, sous la face que cette contrée peut offrir par suite de sa position et de ses dons naturels. C’est pourquoi je désire éviter, en général, les conversations sur l’esclavage. Mais avec quelques personnes, surtout avec des personnes sensées et droites, comme on en trouve beaucoup dans ce pays, j’en parlerai : je les interrogerai, les écouterai, et suis certaine que nous nous entendrons, si ce n’est pas toujours sur la chose, au moins sur son esprit. Je viens pour voir, apprendre, et non pas pour espionner. Je demande au Sud un peu de son air doux, des fleurs, du repos, de la santé, et ce qu’il a de bon, j’en conviendrai de tout mon cœur. Je crois aussi qu’il est peu de Méridionaux qui ne considèrent l’esclavage comme un malheur pour le pays, tout en trouvant difficile de s’en passer. Je t’écrirai plus au long de Savannah. Maintenant un baiser avec le vif désir qu’il te trouve de nouveau active et bien portante.


Plus tard.

Encore quelques mots pour te dire que j’ai vu madame Howland, ses enfants, et vais habiter sa maison demain. Dès le premier coup d’œil, son visage, et son expression si bonne, si loyale, m’ont plu, et le court entretien que j’ai eu avec elle a suffi pour fortifier ma première impression. C’est évidemment l’une des femmes et des mères bonnes et sensées de la terre. Madame Howland a pour les dons littéraires, et ceux qui les possèdent, un petit faible que pour ma part je trouve fort aimable. Elle est de mon âge, et à son extérieur il serait facile de la prendre pour une Suédoise. Ses yeux bleus, sa ronde et fraîche figure, ses formes pleines, ainsi que le calme, la bonhomie de son parler et de sa personne, rappelle nos Suédoises mariées. Aussi est-elle d’origine scandinave, son père était Danois. Elle a six enfants ; ses deux fils et sa fille aînée voyagent dans ce moment avec M. Howland.

Une autre famille agréable, c’est celle du docteur Gilman, prêtre de l’Église unitaire de Charleston ; sa femme, son gendre et ses filles sont venus me faire visite et se sont offerts pour me faire voir les îles et les jolis endroits des environs. La poste va partir. Que Dieu te bénisse, mon Agathe !