Texte établi par Louis-MichaudÉditions Louis Michaud Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 11-51).

La Vie
aux Galères

I

Une condamnation aux galères.



J e suis né à Bergerac, en l’année 1684, de parents bourgeois et marchands, qui, par la grâce de Dieu, ont toujours vécu et constamment persisté jusqu’à la mort dans les sentiments de la véritable religion réformée. En 1699, le duc de La Force[1], qui témoignait, du moins extérieurement, n’être aucunement dans les sentiments de ses illustres ancêtres par rapport à la religion réformée[2], sollicita, à l’instigation des jésuites, la permission d’aller dans ses terres du Périgord, qui sont grandes et considérables, pour convertir les huguenots. Il flattait trop en cela les vues et les principes de la Cour pour ne pas obtenir un si honorable et si digne emploi. Il partit, en effet, de Paris accompagné de quatre jésuites, de quelques gardes et de ses domestiques. Arrivé à son château de La Force, distant d’une lieue de Bergerac, il commença à exercer des cruautés inouïes contre ses vassaux de la religion, envoyant chaque jour enlever des paysans de tout sexe et de tout âge et leur faisant souffrir, en sa présence et sans autre forme de procès, les tourments les plus affreux, portés contre quelques-uns jusqu’à la mort, pour les obliger, sans autre connaissance de cause que sa volonté, d’abjurer sur-le-champ leur religion. Il contraignit donc tous ces pauvres malheureux à faire les serments les plus affreux de rester inviolablement à la religion romaine. Pour témoigner la joie et la satisfaction qu’il ressentait de ses heureux succès, il fit faire des réjouissances publiques au bourg de Laforce, où est situé son château, et allumer un feu de joie d’une magnifique bibliothèque composée de livres pieux de la religion réformée, que ses ancêtres avaient soigneusement recueillis[3]. Il en usa de la même manière à Tonneins, en Gascogne, fort fâché sans doute que ses ordres eussent resserré son zèle dans les terres de sa domination. La ville de Bergerac, pour cette fois, fut exempte de la persécution, ainsi que plusieurs villes des environs.

Le duc de La Force, fier des belles conversions qu’il avait faites, en fut rendre compte à la Cour[4]. Il obtint de revenir en Périgord en l’année 1700, pour convertir par une dragonnade impitoyable les huguenots des villes royales de cette province. Il vint donc à Bergerac où il établit son domicile, accompagné de ses quatre mêmes jésuites et d’un régiment de dragons, dont la mission cruelle, chez les bourgeois où ils furent mis à discrétion, fit bien plus de nouveaux convertis que les exhortations des jésuites. On mit chez mon père vingt-deux de ces exécrables dragons et je ne sais par quelle politique le duc le fit conduire en prison à Périgueux. On se saisit de deux de mes frères et de ma sœur, qui n’étaient que des enfants, et on les mit dans un couvent. J’eus le bonheur de me sauver de la maison, si bien que ma pauvre mère se vit seule au milieu de ces vingt-deux misérables, qui lui firent souffrir des tourments horribles et après avoir consommé et détruit tout ce qu’il y avait dans la maison, ne laissant que les quatre murailles, ils traînèrent ma désolée mère chez le duc, qui la contraignit, par les traitements indignes qu’il lui fit, accompagnés d’horribles menaces, de signer son formulaire. Cette pauvre femme, pleurant et protestant contre ce qu’on lui faisait faire, voulut encore que sa main accompagnât les protestations de sa bouche, car, le duc lui ayant présenté le formulaire d’abjuration pour le signer, elle y écrivit son nom, au bas duquel elle ajouta ces mots : La force me le fait faire, faisant sans doute allusion au nom du duc[5]. On la voulut contraindre d’effacer ces mots, mais elle n’en voulut constamment rien faire et un des jésuites prit la peine de les effacer.

Cependant, je m’étais échappé de la maison, avant que les dragons y entrassent. J’avais seize ans accomplis pour lors (octobre 1700) ; ce n’est pas un âge à avoir beaucoup d’expérience pour se tirer d’affaire, surtout d’un si mauvais pas. Comment échapper à la vigilance des dragons dont la ville et les avenues étaient remplies pour empêcher qu’on ne s’enfuît ? J’eus néanmoins le bonheur de sortir de nuit sans être aperçu avec un de mes amis, Daniel Le Gras, et, ayant marché toute la nuit dans les bois, nous nous trouvâmes le lendemain matin à Mussidan, à quatre lieues de Bergerac. Là, nous résolûmes, quelques périls qu’il y eût, de poursuivre notre voyage jusqu’en Hollande. Après cette résolution, nous implorâmes le secours et la miséricorde de Dieu, et nous nous mîmes gaiement en chemin sur la route de Paris. Nous consultâmes notre bourse qui n’était pas trop bien fournie : environ dix pistoles en faisaient le capital. Nous formâmes un plan d’économie pour ménager notre peu d’argent, en ne logeant tous les jours que dans les médiocres auberges pour y faire moins de dépense. Nous n’eûmes, Dieu merci, aucune mauvaise rencontre jusqu’à Paris, où nous arrivâmes le 10 novembre 1700. Notre plan était qu’étant à Paris nous verrions quelques personnes de notre connaissance qui nous indiqueraient le passage le plus facile et le moins périlleux aux frontières. En effet, un bon ami nous donna une petite route par écrit, jusqu’à Mézières, ville de guerre sur la Meuse qui pour lors était frontière du Pays-Bas espagnol, et au bord de la formidable forêt des Ardennes. Cet ami nous instruisit que nous n’aurions d’autres périls à éviter que celui d’entrer dans cette dernière ville, — car pour en sortir on n’arrêtait personne, — et que la forêt des Ardennes nous favoriserait pour nous rendre à Charleroi, distant de six à sept lieues de Mézières, qu’étant à Charleroi nous serions sauvés, puisqu’alors nous serions absolument hors des terres de France. Il ajouta qu’il y avait aussi à Charleroi commandant et garnison hollandaise, ce qui nous mettait à l’abri de tout danger. Cependant, cet ami nous avertit d’être prudents et de prendre de grandes précautions pour entrer dans la ville de Mézières, parce qu’on y était extrêmement exact à arrêter à la porte tous ceux qu’on soupçonnait d’être étrangers, qu’on menait au gouverneur et de là en prison, s’ils se trouvaient sans passeport.

Enfin, nous partîmes de Paris pour Mézières. Nous n’eûmes aucune fâcheuse rencontre pendant cette route, car dans le royaume de France on n’arrêtait personne : toute l’attention n’était qu’à bien garder tous les passages sur la frontière. Nous arrivâmes donc un après-midi sur les quatre heures, sur une petite montagne à un quart de lieue de Mézières, d’où nous pouvions voir entièrement cette ville et la porte par où nous devions entrer. Nous nous assîmes un moment sur cette montagne pour tenir conseil et, en considérant la porte, nous vîmes qu’un long pont sur la Meuse y aboutissait, et comme il faisait assez beau temps, nombre de bourgeois se promenaient sur ce pont. Nous jugeâmes qu’en nous mêlant avec ces bourgeois, et, nous promenant avec eux sur ce pont, nous pourrions entrer pêle-mêle avec eux dans la ville sans être connus pour étrangers. Nous étant arrêtés à cette entreprise, nous vidâmes nos havre-sacs de quelques chemises que nous y avions, les mettant toutes sur notre corps, et les havre-sacs dans nos poches. Nous décrottâmes ensuite nos souliers, peignâmes nos cheveux, et enfin prîmes toutes les précautions requises pour ne pas paraître voyageurs. Ainsi appropriés, nous descendîmes la montagne et nous nous rendîmes sur le pont, nous y promenant avec les bourgeois jusqu’à ce que le tambour rappelât pour la fermeture des portes. Alors tous les bourgeois s’empressèrent pour rentrer dans la ville, et nous avec eux, la sentinelle ne s’apercevant pas que nous fussions étrangers.

Nous étions ravis de joie d’avoir évité ce grand péril, croyant que c’était là le seul que nous avions à craindre ; mais nous comptions sans notre hôte. Nous ne pouvions sortir sur-le-champ de Mézières, la porte à l’opposite de celle par où nous étions entrés étant fermée. Il nous fallut donc loger dans la ville. Nous entrâmes dans la première auberge qui se présenta. L’hôte n’y était pas ; sa femme nous reçut. Nous ordonnâmes le souper et, pendant que nous étions à table, sur les neuf heures, le maître du logis arrive. Sa femme lui dit qu’elle avait reçu deux jeunes étrangers. Nous entendîmes de notre chambre que son mari lui demanda si nous avions un billet de permission du gouverneur. La femme lui ayant répondu qu’elle ne s’en était pas informée : « Carogne, lui dit-il, veux-tu que nous soyons ruinés de fond en comble ! Tu sais les défenses rigoureuses de loger des étrangers sans permission. Il faut que j’aille tout à l’heure avec eux chez le gouverneur. » Ce dialogue que nous entendions, nous mit la puce à l’oreille. Enfin, l’hôte entre dans notre chambre et nous demande fort civilement si nous avions parlé au gouverneur. Nous lui dîmes que nous n’avions pas cru que cela fût nécessaire pour loger seulement une nuit dans la ville. « Il m’en coûterait mille écus, nous dit-il, si le gouverneur savait que je vous eusse logés sans sa permission… Mais avez-vous un passeport pour entrer dans les villes frontières ? » Nous lui répondîmes fort hardiment que nous en étions munis, « Cela change l’affaire, dit-il ; mais cependant, il faut que vous veniez avec moi chez le gouverneur pour lui montrer vos passeports. » Nous lui répondîmes que nous étions las et fatigués, mais que le lendemain matin nous l’y suivrions très volontiers. Il en fut content. Nous achevâmes de souper et nous nous couchâmes tous deux dans un lit qui était fort bon, mais qui ne fut pourtant pas capable de nous inciter à dormir, tant l’inquiétude du prochain péril s’était saisie de nous. Nous nous levâmes promptement et descendîmes à la cuisine, où l’hôte et sa femme couchaient. Lorsqu’il nous vit de si grand matin dans sa cuisine, il nous demanda la raison de cette diligence. Nous lui dîmes qu’avant d’aller chez le gouverneur avec lui, nous voulions déjeuner afin qu’en sortant de chez le gouverneur, nous puissions poursuivre notre route. Il approuva notre dessein et ordonna à sa servante de mettre des saucisses sur le gril pendant qu’il se lèverait. Cette cuisine était à plain-pied de la porte de la rue, qui en était tout près. Ayant aperçu que la servante avait ouvert la porte de la rue, l’hôte ne se méfiant de rien, nous sortîmes de ce fatal cabaret sans dire adieu ni payer notre écot, car il nous était absolument nécessaire de faire cette petite friponnerie. Étant dans la rue, nous trouvâmes un petit garçon, à qui nous demandâmes le chemin de la porte de Charleville, qui était celle par où nous devions sortir. Nous en étions fort près, et comme on ouvrait cette porte, nous en sortîmes sans aucun obstacle. Nous entrâmes dans Charleville, petite ville sans garnison ni porte, qui n’est éloignée de Mézières que d’une portée de fusil. Nous y déjeunâmes promptement et en ressortîmes pour entrer dans la forêt des Ardennes.


Admire la force.
Estampe satirique à propos des accaparements
d’épicerie du duc de La Force. — Gravure d’Amsterdam.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Il avait gelé, cette nuit-là, et la forêt nous parut épouvantable. Les arbres étaient chargés de verglas, outre qu’à mesure que nous avancions dans cette spacieuse forêt, il se présentait un grand nombre de chemins, et nous ne savions lequel tenir pour nous rendre à Charleroi. Étant dans cet embarras, un paysan vint à notre rencontre, à qui nous demandâmes le chemin de Charleroi. Ce paysan nous répondit, en haussant les épaules, qu’il voyait bien que nous étions étrangers et que l’entreprise que nous faisions, d’aller à Charleroi par les Ardennes, était très dangereuse, attendu que nous ne savions pas les chemins et qu’il était presque impossible que nous suivions le véritable, puisque plus nous avancerions, plus il s’en présenterait ; et que n’ayant ni village, ni maison dans ce bois, nous courions risque de nous y égarer tellement que nous y errerions pendant douze ou quinze jours ; qu’outre les animaux voraces dont cette forêt était remplie, si la gelée continuait, nous y péririons de froid et de faim. Ce discours nous alarma, ce qui fit que nous offrîmes un louis d’or à ce paysan, s’il voulait nous servir de guide jusqu’à Charleroi. « Non pas, quand vous m’en donneriez cent, nous dit-il. Je vois bien que vous êtes huguenots et que vous vous sauvez de France, et je me mettrais la corde au cou, si je vous rendais ce service. Mais, dit-il, je vous donnerai un bon conseil : laissez les Ardennes. Prenez le chemin que vous voyez sur votre gauche. Vous arriverez dans un village, vous y coucherez et, demain matin, continuez votre route en tenant la droite de ce village. Vous verrez ensuite la ville de Rocroy que vous laisserez sur votre gauche ; et en poursuivant votre chemin, toujours sur la droite, vous arriverez à Couvin[6], petite ville. Vous la traverserez et en sortant vous trouverez un chemin sur votre gauche. Suivez-le, il vous mènera à Charleroi sans péril. La route que je vous indique, continua ce paysan, est plus longue que celle par les Ardennes, mais elle est sans aucun danger. » Nous remerciâmes ce bon homme et suivîmes son conseil. Nous arrivâmes le soir au village dont il nous avait parlé. Nous y couchâmes et, le lendemain matin, nous trouvâmes le chemin sur la droite, qu’il nous avait indiqué. Nous le prîmes et laissâmes Rocroy sur notre gauche, mais le bon paysan ne nous avait pas dit que ce chemin nous menait droit à une gorge entre deux montagnes, qui était fort étroite et où il y avait un corps de garde français, qui arrêtait tous les étrangers, qui y passaient sans passeport et les menait en prison, à Rocroy. Cependant, sans voir ni savoir l’inévitable danger que nous courions, nous l’évitâmes par le plus favorable des hasards ; car en entrant dans cette gorge, nommée le Guet-du-Sud, la pluie tomba si abondamment que la sentinelle, qui se tenait sur le chemin devant le corps de garde, y rentra pour se mettre à couvert, nous passâmes sans en être aperçus et nous arrivâmes à Couvin.

Pour le coup, nous étions sauvés, si nous avions su que cette petite ville était hors des terres de France. Elle appartenait au prince de Liège, et il y avait un château muni d’une garnison hollandaise. Mais, hélas ! nous n’en savions rien pour notre malheur, car si nous l’avions su, nous nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur donnait des escortes à tous les réfugiés qui en demandaient pour être conduits jusqu’à Charleroi. Nous étions mouillés jusqu’à la peau. Nous entrâmes dans un cabaret pour nous y sécher et manger. Nous étant mis à table, on nous apporta un pot de bière à deux anses, sans nous donner des verres. En ayant demandé, l’hôte nous dit qu’il voyait bien que nous étions Français et que la coutume du pays était que l’on buvait au pot. Cette demande de verres fut la cause de notre malheur. Il se trouva dans la chambre où nous étions un garde-chasse du prince de Liège. Il porta toute son attention à nous examiner et s’émancipa jusqu’à nous accoster et son compliment fut qu’il gagerait bien que nous n’avions pas de chapelet dans nos poches. Mon compagnon, qui râpait une prise de tabac, lui montrant sa râpe, lui dit fort imprudemment que c’était là son chapelet. Cette réponse acheva de confirmer ce garde-chasse dans la pensée que nous étions protestants et que nous sortions de France et, comme la dépouille de ceux qu’on arrêtait appartenait au dénonciateur, il forma le dessein de nous faire arrêter, si, étant sortis de Couvin, nous passions par Marienbourg[7], terre de France, à une lieue de là. Ce n’était pas notre dessein. En suivant l’instruction du bon paysan, nous devions prendre un chemin sur la gauche, qui nous aurait fait éviter de passer sur aucune terre française. Mais en sortant de Couvin, ayant aperçu au loin une espèce d’officier à cheval qui venait vers nous, nous craignîmes que cet officier ne nous arrêtât, ce qui nous fit rebrousser et prendre le chemin fatal qui nous conduisit à Marienbourg. Cette ville est petite et n’a qu’une porte. Par conséquent elle n’est d’aucun passage. Nous le savions et nous formâmes la résolution de la laisser sur notre droite, et d’aller à Charleroi en tenant la gauche, suivant que nous nous étions orientés. Mais nous ne savions pas que le perfide garde-chasse nous suivait de loin pour nous faire mettre la main au collet. Enfin nous arrivons devant Marienbourg, et comme il était presque nuit, et que nous vîmes un cabaret, vis-à-vis la porte de la ville, nous conclûmes de nous y arrêter pour y passer la nuit. Nous y entrâmes. On nous mit dans une chambre et, nous y étant fait faire un bon feu pour nous sécher, nous n’y avions pas resté une demi-heure que nous vîmes entrer un homme que nous crûmes être l’hôte du logis, qui, nous ayant salués fort civilement, nous demanda d’où nous venions et où nous allions. Nous lui dîmes que nous venions de Paris et que nous allions à Philippeville[8]. Il nous dit qu’il fallait aller parler au gouverneur de Marienbourg. Nous crûmes l’endormir comme nous avions fait de notre hôte de Mézières. Mais nous nous trompions, car il nous répartit sur-le-champ et assez brusquement qu’il fallait l’y suivre dans le moment. Nous fîmes contre fortune bon cœur, et sans témoigner aucune crainte, nous nous préparâmes à le suivre. Je dis en patois à mon compagnon, pour que cet homme ne l’entendît pas, que, la nuit étant obscure, nous nous échapperions de notre conducteur dans la distance qu’il y avait du cabaret à la ville. Enfin, nous suivîmes
Vue de Mézières, prises sur la route de Flandres.
Dessin de Savard, gravé par Née.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
notre homme que nous prenions pour le maître de la maison, mais c’était un sergent de la garde de la porte, avec un détachement de huit soldats, la baïonnette au bout du fusil, que nous trouvâmes dans la cour de ce logis. À leur tête était le perfide garde-chasse de Couvin. Ces soldats se saisirent de nous de manière qu’il nous fut impossible de nous échapper.

Nous fûmes conduits chez le gouverneur, nommé M. Pallier, qui nous demanda de quel pays nous étions, et où nous allions. Sur la première question, nous lui dîmes la vérité ; mais sur la seconde, nous la palliâmes, lui disant que nous étions des garçons perruquiers qui faisions notre tour de France et que notre dessein était d’aller à Philippeville, de là à Maubeuge, Valenciennes, Cambrai, etc., pour retourner dans notre patrie. Le gouverneur nous fit examiner par son valet de chambre qui était un peu perruquier et s’attacha par bonheur à mon compagnon qui l’était effectivement. Il fut convaincu que nous étions de cette profession. Le gouverneur nous demanda ensuite de quelle religion nous étions. Nous lui dîmes franchement que nous étions de la religion réformée, nous faisant un scrupule de conscience de déguiser la vérité sur cet article. Le gouverneur nous ayant demandé si nous avions l’intention de sortir du royaume, nous le niâmes. Après cet examen qui dura une bonne heure, le gouverneur ordonna au major de la place de nous conduire sûrement en prison, ce qu’il fit avec l’escorte qui nous avait arrêtés. Dans la distance du gouvernement à la prison, ce major, nommé M. de la Salle, me demanda s’il était vrai que nous étions de Bergerac. Je lui dis que c’était la vérité. « Je suis aussi né à une lieue de Bergerac », me dit-il, et m’ayant demandé mon nom de famille : « Bon Dieu ! s’écria-t-il, votre père est le meilleur de nos amis. Consolez-vous, ajouta-t-il, mes enfants, je vous retirerai de cette mauvaise affaire, et vous en serez quittes pour deux ou trois jours de prison. » En discourant ainsi, nous arrivâmes à la prison. Le garde-chasse pria le major de nous faire fouiller pour avoir sa curée, croyant que nous avions beaucoup d’argent. Mais tout notre capital consistait à environ une pistole, que le major nous dit de lui remettre sans nous faire fouiller. Ce major, qui était touché de compassion de notre malheureux sort et qui nous voulait rendre service, craignait que nous n’eussions beaucoup plus d’argent. Cette circonstance nous nuirait et formerait un indice que nous voulions sortir du royaume, car on sait bien que des garçons de métier, qui battent la semelle, ne sont pas fort chargés d’argent. D’ailleurs, il craignait que ce méchant garde-chasse, pour lequel il avait une parfaite horreur à cause qu’il nous fit arrêter, ne reçût une récompense trop lucrative de sa perfidie. Le major, dans cette crainte, ne nous fit pas fouiller, mais garda le peu d’argent que nous lui avions mis en main pour le remettre au gouverneur. Le garde-chasse, voyant qu’on ne nous fouillait pas, eut l’imprudence de dire au major que ce n’était pas de cette façon qu’on visitait les huguenots qui s’enfuyaient en Hollande. « Je saurai bien trouver leur argent, dit-il en voulant se jeter sur nous pour nous fouiller lui-même. — Coquin, lui dit le major, je ne sais à quoi il tient que je ne te fasse rosser. Crois-tu m’apprendre mon devoir ? » Et en même temps, il le chassa de sa présence. Peu de jours après, le prince de Liège, à la sollicitation du gouverneur hollandais du château de Couvin, le chassa de son service, et le bannit du pays pour l’action qu’il avait faite de nous faire arrêter.

Cette visite étant faite, on nous fit entrer dans un cachot affreux. Alors nous nous récriâmes en disant au major les larmes aux yeux : « Quel crime avons-nous commis, Monsieur, pour nous voir traiter comme les scélérats qui ont mérité la potence et la roue : — Ce sont mes ordres, mes enfants, nous dit le major tout attendri, mais vous ne coucherez pas dans ce cachot, ou j’y perdrai mon latin. » En effet, il fut sur-le-champ rendre compte au gouverneur de son expédition, lui disant qu’il nous avait fait fouiller très exactement et qu’il n’avait trouvé sur nous qu’environ une pistole : ce qui prouvait bien que nous n’avions pas le dessein de sortir de France, sans compter les autres indices que nous en avions donnés en sa présence, et qu’il serait juste de nous élargir. Mais par malheur, ce soir-là était jour de courrier pour Paris et pendant qu’on nous avait conduits en prison, le gouverneur avait écrit en Cour notre détention. Ce contre-temps fit qu’il ne pouvait plus nous délivrer sans ordre de ladite Cour. Le major fut mortifié de cet obstacle et pria le gouverneur de nous faire sortir de cet affreux et infâme cachot et de nous donner toute la maison du geôlier pour prison. Il poserait une sentinelle à la porte pour nous observer et il répondait sur sa tête que nous ne nous évaderions pas. Le gouverneur y acquiesça, et nous n’avions pas resté une heure dans ce cachot que le major revint à la prison avec un caporal et une sentinelle, à laquelle il nous consigna, et ordonna que nous fussions libres dans toute la maison du geôlier, nous choisissant lui-même une chambre pour nous y coucher. De plus, il donna le peu d’argent que nous lui avions remis au geôlier, lui ordonnant de nous nourrir, pour autant que cet argent durerait, ne voulant pas qu’on nous donnât le pain du roi[9], en attendant le tour que notre affaire prendrait. Il nous annonça, en nous témoignant son chagrin, que le gouverneur avait déjà écrit en Cour notre détention, mais qu’il travaillerait de son mieux avec le gouverneur, de qui il en avait parole, à ce que notre procès-verbal nous fût favorable. Ce bon traitement du major nous consola. Bientôt après, le gouverneur envoya en Cour le procès-verbal, qui était fort en notre faveur. Mais la déclaration que nous avions faite, que nous étions de la religion réformée, anima si fort contre nous le marquis de la Vrillière[10], ministre d’État, qu’il ne voulut faire aucune attention sur les apparences, qui étaient contenues dans ce procès-verbal, que nous n’avions aucun dessein de sortir du royaume, et qu’il ordonna au gouverneur de
Vue anonyme.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Marienbourg de nous faire notre procès pour nous condamner aux galères, comme nous étant trouvés sur les frontières sans passeport : que cependant le curé de Marienbourg ferait tous ses efforts pour nous ramener au giron de l’Église romaine ; que, s’il y réussissait, après qu’on nous aurait instruits et fait faire abjuration, on pourrait, par grâce de la Cour, nous élargir et nous faire reconduire à Bergerac. Le major nous fit lire l’original même desdits ordres du marquis de la Vrillière. « Je ne vous conseillerai rien, nous dit-il, sur ce que vous devez faire ; votre foi et votre conscience vous doivent déterminer. Tout ce que je puis vous dire, c’est que votre abjuration vous ouvrira la porte de votre prison. Sans cela, vous irez certainement aux galères. » Nous lui répondîmes que nous mettions toute notre confiance en Dieu ; qu’il ne fallait pas qu’on crût que c’était par entêtement ou opiniâtreté que nous tenions ferme ; que c’était, Dieu merci, par connaissance de cause, et que nos parents avaient pris tous les soins possibles de nous instruire de la vérité de notre religion et des erreurs de la religion romaine, pour professer l’une et éviter de tomber dans les précipices de l’autre. Nous le remerciâmes très affectueusement des peines qu’il s’était données pour nous rendre ses bons offices, et l’assurâmes que, ne pouvant par d’autres moyens, lui en témoigner notre gratitude, nous prierions toujours Dieu pour lui. Ce bon major, qui était dans le fond du cœur protestant comme nous, mais avec un extérieur romain, nous embrassa tendrement, nous avouant qu’il se sentait moins heureux que nous, et se retira pleurant à chaudes larmes, et nous priant de ne pas trouver mauvais qu’il ne nous vît plus, n’en ayant pas le courage.

Cependant, notre pistole, qui avait été remise au geôlier, finit. On nous mit à une livre et demie de pain par jour, qui est le pain du roi. Mais le gouverneur et le major nous envoyaient tous les jours, tour à tour, suffisamment à boire et à manger. Le curé, qui espérait de nous faire prosélytes, et les religieuses d’un couvent, qui était dans la ville, nous envoyaient aussi très souvent à manger, si bien qu’à notre tour, nous nourrissions le geôlier et sa famille. Le curé nous venait visiter presque tous les jours et nous donna d’abord un catéchisme de controverse pour prouver la vérité de la religion romaine. Nous lui opposâmes le catéchisme de M. Drelincourt[11] que nous avions. Ce curé n’était pas fort habile, et nous ayant trouvés ferrés à glace, il se désista bientôt de l’entreprise qu’il avait faite de nous convaincre, car nous ayant donné l’alternative de disputer par la tradition ou par l’Écriture sainte, et ayant choisi l’Écriture sainte, notre homme n’y trouva pas son compte, et après deux ou trois conférences, il quitta la partie. Il se borna, dès lors, à nous tenter par les avantages temporels. Il avait une nièce jeune et belle, qu’il amena un jour sous prétexte d’une visite charitable. Ensuite il me la promit en mariage avec une grosse dot, si je voulais me rendre à sa religion, se promettant que, s’il me gagnait, mon compagnon suivrait mon exemple. Mais j’avais tous les prêtres et leur race en si grande haine que je rejetai son offre avec énergie, ce qui l’outragea si fort qu’il s’en fut aussitôt déclarer au gouverneur et au juge qu’il n’y avait rien à espérer pour notre conversion, que nous étions des obstinés, qui ne voulaient écouter ni preuve ni raison, et que nous étions des réprouvés dominés par le démon. Sur sa déposition, il fut résolu de nous faire notre procès, ce qui s’exécuta bientôt.

Le juge du lieu et son greffier nous vinrent juridiquement interroger dans la prison, et deux jours après, on vint nous lire notre sentence, laquelle portait en substance que nous étant trouvés sur la frontière sans passeport de la Cour, et qu’étant de la religion prétendue réformée, nous étions atteints et convaincus d’avoir voulu sortir du royaume, contre les ordonnances du roi qui le défend ; et pour réparations, nous étions condamnés à être conduits sur les galères de Sa Majesté, pour y servir de forçats à perpétuité, avec confiscation de nos biens, etc. Notre sentence lue, le juge nous demanda si nous voulions en appeler au Parlement de Tournai, auquel la ville de Marienbourg est ressortissante. « Nous n’en ferons rien, lui répondîmes-nous, sachant que le Parlement est dévoué aux ordres du roi, et qu’il n’examinera pas plus les preuves qui sont en notre faveur que vous. — Eh bien ! nous dit-il, il faut nécessairement que j’en appelle pour vous. » Nous le savions bien, car aucun juge subalterne ne peut exécuter de sentence où il y a punition corporelle, sans la faire vérifier au Parlement. « Ainsi préparez-vous, nous dit ce juge, à partir pour Tournai. — Nous sommes prêts à tout, » lui dîmes-nous.

Le même jour, on nous fit resserrer dans le cachot, et nous n’en sortîmes que pour partir pour Tournai, avec quatre archers, qui nous mirent les ceps aux mains et nous lièrent tous les deux l’un à l’autre avec des cordes. Notre route à pied fut fort pénible. Nous la fîmes par Philippeville, Maubeuge, Valenciennes et de là à Tournai. Tous les soirs, on nous mettait dans les plus affreux cachots qu’on pouvait trouver, au pain et à l’eau, sans lit ni paille pour nous reposer, et quand nous aurions mérité la roue, on ne nous eût pas plus cruellement traités.

Enfin arrivés à Tournai, on nous mit dans les prisons du Parlement. Nous étions sans sou ni maille, et cette prison n’étant abordée d’aucune personne charitable pour assister les prisonniers contre l’usage des autres prisons, et n’ayant que notre livre et demie de pain chacun par jour, nous fûmes bientôt réduits à mourir presque de faim. Pour surcroît, le curé de la paroisse obtint du Parlement qu’on ne travaillerait pas à la revision de notre procès qu’il ne nous eût fait auparavant sa mission, espérant de nous convertir. Mais ce curé, soit par paresse, soit pour nous prendre par famine, ne venait nous voir que tous les huit ou quinze jours, encore nous parlait-il si peu de religion que nous n’avions pas la peine de nous défendre, et lorsque nous voulions lui dire nos sentiments sur les vérités de la religion réformée, il coupait tout court : « À une autre fois, » disait-il, et s’en allait. Cependant, nous devînmes si maigres et exténués que nous ne pouvions plus nous soutenir et bien nous en prenait d’être couchés sur un peu de paille pourrie et remplie de vermine auprès de la porte de notre cachot, par le guichet de laquelle on nous jetait notre pain comme à des chiens, car si nous eussions été éloignés de la porte, nous n’aurions pas eu la force de l’aller prendre, tant nous étions faibles. Dans cette extrémité, nous vendîmes au guichetier pour un peu de pain nos justaucorps et vestes, de même que quelques chemises que nous avions, ne nous réservant que celle que nous avions sur le corps, qui fut bientôt pourrie et en lambeaux.

Voilà la situation où nous fûmes dans les prisons du Parlement de Tournai pendant près de dix-sept semaines ; au bout desquelles, un matin, sur les neuf heures, le guichetier nous jeta par le guichet un balai, en nous disant de bien balayer notre cachot, parce que dans le moment on y amènerait deux gentilshommes qui nous tiendraient compagnie. Nous lui demandâmes de quoi ils étaient accusés. « Ce sont, dit-il, des huguenots comme vous, » et il nous quitta. Un quart d’heure après, la porte de notre cachot s’ouvrit, et le geôlier et quelques soldats armés d’épées et de mousquetons y conduisirent deux jeunes messieurs, galonnés de la tête aux pieds. Dès que cette escorte eut fourré ces messieurs dans notre cachot, ils fermèrent la porte et s’en allèrent. Nous reconnûmes d’abord ces deux messieurs, étant deux de nos compatriotes, fils de notables bourgeois de Bergerac, avec lesquels nous étions grands amis, ayant été camarades d’école. Pour eux, ils n’avaient garde de nous reconnaître. La misère où nous étions nous rendait absolument méconnaissables. Nous fûmes les premiers à les saluer, les nommant par leur nom. L’un s’appelait Sorbier, l’autre Rivasson ; mais ils s’étaient gentilhommisés : Sorbier se faisait appeler chevalier et Rivasson marquis, titres qu’ils avaient pris pour favoriser leur sortie de France. S’entendant nommer en notre patois, ils nous demandèrent qui nous étions. Nous leur dîmes notre nom et notre patrie. Ils furent fort étonnés et nous dirent que nos parents et amis, depuis six à sept mois que nous étions partis de Bergerac, n’ayant eu aucune nouvelle de nous, nous croyaient morts ou assassinés en chemin. Enfin, nous nous embrassâmes tous quatre, en versant des larmes en abondance sur la situation où nous nous trouvions. Ces messieurs nous demandèrent si nous avions quelque chose à manger, car ils avaient faim. Nous leur présentâmes notre pauvre morceau de pain et un seau d’eau pour notre boisson. « Jésus Dieu ! s’écrièrent-ils, serons-nous traités de cette manière ? Et pour de l’argent ne peut-on pas avoir à manger et à boire ? — Oui bien, leur dis-je, pour de l’argent, mais c’est là la difficulté. Nous n’avons vu ni croix ni pile depuis près de trois mois. — Oh ! oh ! nous dirent-ils, si on peut avoir ce qui est nécessaire avec de l’argent, à la bonne heure. » En même temps, ils décousirent la ceinture de leurs culottes et les semelles de leurs souliers, et en sortirent près de quatre cents louis d’or, qui valaient vingt livres pièce. J’avoue que je n’avais jamais ressenti une si grande joie que celle que la vue de cet or me causa, me persuadant que nous ne languirions plus de faim. En effet, ces messieurs me mirent un louis d’or en main, en me priant de faire venir quelque chose à manger. Je heurte de toute ma force au guichet. Le guichetier vient et nous demande ce que nous lui voulions. « À manger, lui dis-je, pour de l’argent, et je lui donnai en même temps le louis d’or. — Fort bien, Messieurs, dit-il, que souhaitez-vous avoir ? Voulez-vous de la soupe et le bouilli ? — Oui, oui, lui dis-je, une bonne grosse soupe et un pain de dix livres et de la bière. — Vous aurez tout cela dans une heure, dit-il. — Dans une heure ? dis-je, que ce temps est long ! » Ces deux messieurs ne purent s’empêcher de rire de mon empressement à vouloir manger. Enfin, l’heure tant désirée arriva. On nous apporta une grosse soupe aux choux dont six Limousins des plus affamés se seraient rassasiés ; de plus un plat de viande bouillie et un grand pain de dix livres. Ces deux messieurs mangèrent fort peu : ils avaient, comme on dit, encore les poulets dans le ventre. Pour moi et mon compagnon, nous nous jetâmes sur cette soupe, dont nous mangeâmes tant que nous pensâmes en mourir. Moi surtout, qui peut-être avais mangé plus immodérément que mon compagnon, je fus sur le point d’étouffer. Le mal venait de ce que mes intestins s’étaient resserrés par la diète forcée que j’avais faite. On fit venir l’apothicaire, qui me donna un vomitif, sans quoi, suivant les apparences, j’étais mort.

Sorbier et Rivasson nous empêchèrent donc de mourir de faim jusqu’à leur sentence. Nous savions qu’ils avaient beaucoup d’argent, et la crainte, où nous étions de retomber dans la famine après leur départ, fit que je les suppliai à mains jointes de nous laisser trois ou quatre louis d’or. Je leur dis que je leur en ferais mon billet, pour que mon père le payât à leur ordre à Bergerac, mais ils furent si durs qu’ils ne voulurent jamais nous laisser qu’un demi-louis d’or, que je leur ai rendu dans la suite, lorsque nous nous rencontrâmes dans les prisons de Lille en Flandre, peu de jours avant leur délivrance[12]. Nous ménageâmes ce demi-louis d’or extrêmement, ne mangeant que notre réfection de pain, sans autre pitance.

Nous n’eûmes cependant pas le temps de le dépenser dans cette prison du Parlement, parce qu’on nous transféra dans la prison de la ville nommée le Beffroi, et voici pourquoi. Il faut savoir que la rivière de l’Escaut traverse la ville de Tournai. Au côté sud de ladite rivière est bâti le Parlement, et ce côté-là dépend de l’archevêché de Cambrai[13], et l’autre partie de la ville, au nord de la rivière, dépend de l’évêque de ladite ville de Tournai[14]. J’ai déjà dit que le curé de la paroisse du Parlement venait quelquefois nous visiter, plutôt pour voir si nous changions de sentiments par rapport à la religion que pour nous exhorter par de bonnes raisons à en changer. L’évêque de Tournai ayant appris la froideur ou plutôt la négligence ou l’ignorance de ce curé à nous convertir, nous envoya visiter par un de ses chapelains. Ce chapelain était un bon vieil ecclésiastique, qui avait plus de bonne foi que de théologie, du moins nous le témoigna-t-il, car, après avoir dit qu’il venait de la part de Monseigneur l’évêque, il poursuivit ainsi : pour vous convertir à la religion chrétienne. Nous répliquâmes que nous étions chrétiens par le baptême et par notre foi à l’Évangile de Jésus-Christ. « Comment ! vous êtes chrétiens ? Et comment vous nommez-vous ? » nous dit-il en sortant de sa poche ses tablettes où nos noms étaient écrits et craignant de s’être mépris. Nous lui dîmes nos noms et surnoms. « C’est bien vous à qui je suis adressé, mais vous n’êtes pas ce que je croyais, car vous dites que vous êtes chrétiens, et Monseigneur m’envoie pour vous convertir au christianisme. Récitez-moi, s’il vous plaît, les articles de votre foi. — Très volontiers, monsieur », lui dis-je, et en même temps je lui récitai le Symbole des apôtres. « Comment ! s’écria-t-il, vous croyez cela ? » Et lui ayant dit que oui : « Et moi aussi, nous répondit-il. Monseigneur l’évêque m’a vendu du poisson d’Avril pour se moquer de moi. » Ce jour-là, en effet, était le premier avril de l’année 1701. Il prit congé de
Vue dessinée par D. Perel.
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nous fort promptement, outré de dépit que son évêque eût ainsi joué un homme de son âge et de son caractère.

Nous ne le vîmes plus, mais le lendemain l’évêque nous envoya son grand vicaire, nommé M. Régnier. C’était un autre théologien que le bon vieux chapelain. Il ne se passait guère de jour qu’il ne nous rendît visite. C’était, d’ailleurs, un très honnête homme, plein de probité et de charité chrétienne. Je me souviens que s’étant aperçu que nous étions en nécessité de linge et de vêtements et que même il nous manquait le nécessaire en nourriture, il nous fit donner secrètement du linge, sans vouloir que nous sussions que cela venait de sa part, et, étant dans la Semaine Sainte, dans laquelle l’évêque fait ses charités aux prisonniers, ledit grand vicaire vint dans la prison du Parlement, et, visitant tous les prisonniers qui y étaient en grand nombre, il leur donna à chacun deux escalins[15] de la part de l’évêque. Il se rendit ensuite dans notre cachot, et après nous avoir priés de la part de l’évêque d’accepter sa générosité comme une marque d’estime et de distinction, il nous fit présent de quatre louis d’or de vingt livres pièce. Nous faisions quelque difficulté de les accepter, mais il nous pria de si bonne grâce de les prendre, en nous représentant que Monseigneur regarderait notre refus comme une marque d’orgueil qu’il nous fut impossible de refuser ce qui nous vint à la vérité fort à propos pour nous aider dans notre grande nécessité.

J’ai déjà dit que quelquefois le curé de la paroisse du Parlement nous venait visiter. Un jour, il trouva avec nous le grand vicaire. Il le choqua d’abord, lui demandant qui le faisait si hardi de venir dans sa paroisse y faire des fonctions qui n’appartenaient qu’à lui, curé dudit lieu. Le grand vicaire lui répondit fort modestement qu’il y venait par les mêmes raisons que lui pour ramener des brebis égarées dans le bercail du Seigneur. « Je les y ramènerai bien sans vous, lui répondit brusquement le curé, et Monseigneur de Cambrai ne souffrira pas que vous empiétiez sur ses droits dans son diocèse, et je vous ordonne de sa part de sortir d’ici pour n’y plus rentrer. » Le grand vicaire sortit en effet et n’y revint plus, mais ayant fait son rapport à son évêque, et l’évêque ne voulant pas avoir le démenti de nous faire visiter, pria le procureur général du Parlement de nous faire transférer dans les prisons de la ville, qui étaient de son diocèse, ce qui lui fut accordé. Nous voilà donc aux prisons du Beffroi, où nous étions infiniment mieux qu’à celle du Parlement.

Plusieurs protestants, notables bourgeois de Tournai, avaient la permission de nous faire visite. Ils graissaient la patte au geôlier qui, à leur sollicitation, nous ouvrait tous les matins notre cachot, pour nous faire prendre l’air dans une petite cour tout proche pendant quelques heures et bien souvent jusqu’au soir. Là, nos zélés amis nous venaient voir souvent, nous consolant de leur mieux et nous exhortant à la persévérance. Le grand vicaire Régnier les y trouvait souvent, sans jamais s’en être formalisé. Au contraire, il leur faisait civilité, et lorsque, par respect, ces personnes charitables voulaient se retirer, il les priait instamment de rester et d’entendre notre conversation, et j’ose dire que ces bons protestants étaient ravis d’entendre la manière dont nous nous défendions dans ces controverses, comme aussi de la douceur et de la bénignité avec laquelle ce grand vicaire nous exposait ses prétendues preuves. Souvent, après une heure ou deux de disputes, qui ne concluaient jamais rien, il faisait apporter une bouteille de vin et nous la buvions ensemble comme de bons amis, sans parler de religion. Après cela, il diminua peu à peu ses visites, si bien qu’il ne nous venait voir que de huit en quinze jours, et enfin il nous laissa tout à fait en repos, et depuis pas un prêtre ni moine ne nous vint incommoder, ce qui nous faisait grand plaisir.

Un jour, sur les neuf heures du matin, nous vîmes entrer dans notre cachot cinq personnes que le geôlier y vint mettre, et puis se retira. Nous nous mîmes à nous regarder les uns les autres tellement que nous reconnûmes trois de ces messieurs pour être de Bergerac, mais nous ne connaissions pas les deux autres, qui fondaient en larmes en nous embrassant de même que les trois premiers et ces deux nous nommaient et témoignaient nous connaître intimement. Surpris, nous demandâmes au sieur Dupuis, qui était l’un des trois, qui étaient ces deux personnes à nous inconnues. « C’est, nous dit-il, l’une Mlle Madras, et l’autre Mlle Conceil, de Bergerac, vos bonnes amies, qui se sont exposées au périlleux voyage de sortir de France avec nous, sous les habits d’homme que vous leur voyez, et qui ont résisté à la fatigue de ce pénible voyage à pied avec une fermeté et une constance extraordinaire pour des personnes élevées avec délicatesse, et qui, avant ce voyage, n’auraient pu faire une lieue à pied[16]. » Nous saluâmes ces deux demoiselles et leur représentâmes qu’il n’était pas de la bienséance qu’elles restassent ainsi déguisées et demeurassent avec cinq garçons dans le même cachot, que nos ennemis nous en feraient et à elles un crime scandaleux. Je les priai de permettre que j’avertisse le geôlier de leur déguisement. Ces messieurs furent de mon avis et les demoiselles y acquiescèrent. J’appelai le geôlier et, lui ayant dit de quoi il s’agissait, il fit sortir ces filles de notre cachot, les mit dans une chambre particulière, et en avertit le juge, qui leur fit donner des habits
Les Missions, estampe satyrique, 1686.
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convenables à leur sexe, et, depuis nous ne les avons pas revues, car elles furent condamnées pour le reste de leurs jours au couvent des Repenties à Paris[17], où elles furent conduites dans le temps qu’on condamna aux galères leurs trois compagnons de souffrance.

Il y avait longtemps que le grand vicaire ne nous était venu voir. Il vint enfin après le départ de ces trois messieurs. « Je viens voir, nous dit-il, si nos anciennes conversations ne vous ont pas fait faire de réflexions favorables à votre conversion. » Nous lui dîmes que les réflexions que nous avions faites, nous fortifiaient de plus en plus dans les sentiments que nous avions témoignés. « Sur ce pied-là, nous dit-il, mes visites sont inutiles, et je ne viendrai que pour apprendre si je vous suis utile à quelque chose… Cependant, continua-t-il, Monseigneur l’évêque doit dégager sa parole avec M. le procureur général du Parlement, et il m’a ordonné de lui aller faire compliment de sa part et de lui offrir de vous remettre dans les prisons du Parlement. » À ces mots, nous pâlîmes de crainte de retourner dans cette affreuse prison, où nous avions tant pâti. Il s’en aperçut. « Je vois, dit-il, que vous craignez d’y retourner. Si vous souhaitez, je prierai ce seigneur de vous laisser ici, et que, lorsque le Parlement voudra faire la revision de votre procès, il ne vous fasse pas transférer dans sa prison et je vous viendrai dire sa réponse aujourd’hui même. » Nous lui témoignâmes que nous lui serions bien obligés de ce bon office, car nous craignions la prison du Parlement comme le feu. Il s’en fut, et le même jour, il vint nous dire que nous n’avions qu’à nous tranquilliser, qu’on ne nous transférerait plus. Nous le remerciâmes de sa grande bonté pour nous et je le vis même répandre quelques larmes.

Quelques jours après, un conseiller du Parlement vint nous voir dans notre prison et nous dit que nous lui étions fortement recommandés et qu’il voudrait bien voir quelque jour à nous tirer d’affaire. Nous ne pouvions nous imaginer d’où nous venait cette recommandation, à moins que nos parents, à qui nous avions écrit, depuis que nous étions au Beffroi, ne l’eussent fait faire par quelques personnes de considération de leurs amis. Cependant, n’ayant aucune nouvelle de nos parents qui nous donnât avis de cette recommandation, et aucun des réformés de Tournai, qui nous venaient voir souvent, ne nous ayant fait connaître qu’elle venait par leur canal, nous ne pouvions jeter notre soupçon que sur notre bon ami le grand vicaire, qui nous avait assurés, d’une manière qui nous paraissait très sincère, qu’il désirait ardemment nous voir libres. Quoi qu’il en soit, ce conseiller resta une bonne heure avec nous, et nous interrogea sur notre route, en quel endroit nous avions été arrêtés, et de quelle manière. Nous le satisfîmes sur tous ces points. Il nous fit redire l’événement de Couvin, et il nous demanda si nous pourrions bien prouver que nous avions passé et logé dans un cabaret de cette petite ville. Nous lui répondîmes que rien n’était plus facile que de le vérifier. Sur quoi il nous dit : « Prenez patience, mes enfants, j’espère que vous sortirez d’affaire. Demain je vous enverrai un homme de loi, qui vous portera une requête à signer. Signez-la et vous en verrez les effets. » Après quoi, il sortit, et depuis nous ne le vîmes plus qu’assis au rang de nos juges au Parlement.

Le lendemain de la visite du conseiller, l’homme de loi, dont il nous avait parlé, vint dans notre prison, et nous fit lire la requête qu’il avait dressée et que nous signâmes. Cette requête, adressée à nos juges en Parlement, portait en substance que, pour être de la religion réformée, nous n’étions pas sujets aux peines portées par l’ordonnance, qui défend à toute personne du royaume de sortir de France sans permission de la Cour et que nous offrions de faire preuve que nous ne sortions point du Royaume, puisque nous en étions déjà sortis et y étions rentrés ensuite, en passant par Couvin, ville du prince de Liège, où il y avait garnison hollandaise, mais que, n’ayant aucune envie de sortir du royaume, nous ne nous étions servis que du passage par ladite ville, ne pouvant aller de Rocroy à Marienbourg qu’en la traversant ; que si nous avions eu dessein de sortir de France, nous n’avions qu’à nous mettre sous la protection du gouverneur hollandais de Couvin qui nous aurait fait conduire sans difficulté par les terres de Liège jusqu’à Charleroi. Cette requête fut mise sur la table de la chambre criminelle du Parlement.

Deux jours après, trois huissiers du Parlement nous vinrent prendre pour nous y conduire, où étant, le président, nous montrant la requête, nous demanda si nous avions signé et présenté cet écrit. Nous répondîmes que oui et que nous priions la vénérable assemblée d’y avoir égard. Le président nous dit qu’ils avaient examiné ladite requête et qu’ils y avaient vu que nous offrions de faire preuve que nous avions passé par Couvin, mais qu’il ne suffisait pas de prouver cet article : que la preuve n’en était pas même nécessaire, puisqu’elle était toute faite et qu’il était de notoriété publique que nous ne pouvions venir à Marienbourg sans passer par cet endroit. « Mais, nous dit-il, vous avez une autre preuve à faire, sans laquelle la première est nulle : il faut prouver qu’étant à Couvin, vous étiez pleinement informés que cette ville-là était hors des terres de France. » Franchement nous ne nous attendions pas à cette question. Cependant, nous répondîmes assez hardiment, et sans hésiter, que nous le savions parfaitement. « Comment pouviez-vous le savoir ? nous dit-il. Vous êtes de jeunes garçons, qui n’aviez jamais sorti du coin de vos foyers, et Couvin est à plus de deux cents lieues de chez vous. » Pour moi, je ne savais que répondre, car de dire que nous l’avions appris étant sur les frontières, cela n’était pas prouver, mais mon camarade s’avisa de dire que, pour lui, il le savait même avant de partir de Bergerac ; parce qu’ayant servi en qualité de barbier dans une compagnie du régiment de Picardie, qui s’était trouvée, lors de la paix de Ryswick, en garnison à Rocroy, il avait été témoin des limites qui furent réglées dans ce pays-là ; que de là son régiment avait été transféré à Strasbourg, où il avait été réformé ; et que, s’il avait voulu sortir de France, soit pour aller en Hollande, soit pour se retirer en Allemagne, il lui aurait été très facile de le faire, étant dans le service. « Si vous avez, lui dit le président, été réformé du service, vous devez en avoir un bon congé. — Aussi, l’ai-je, dit-il, Monseigneur, et en bonne forme. » Sur quoi, il sortit son portefeuille de sa poche et en tira effectivement ledit congé imprimé et en bonne et due forme et le présenta au président, qui le livra de main en main à l’Assemblée. Après quoi le greffier l’attacha à la requête, et on nous fit retirer, et reconduire au Beffroi.

À la vérité, Daniel Legras, mon camarade, avait été frater dans le régiment de Picardie et après la paix de Ryswick, il avait été réformé à Strasbourg, mais il n’avait jamais été à Rocroy, ni dans les environs. Il supposa ce fait pour notre défense, laissant au Parlement à faire rechercher s’il était vrai que ce régiment eût été à Rocroy à la paix de Ryswick ou non, ce que ces messieurs n’approfondirent pas, car il est vrai de dire que le conseiller, notre protecteur, avait brigué plusieurs voix au Parlement en notre faveur et qu’en un mot ce corps était, ou tout entier ou pour la majeure Louis Phelypeaux
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partie, incliné à notre élargissement. Deux heures après que nous fûmes de retour dans la prison, le geôlier, tout essoufflé, courut à notre cachot, pour nous féliciter de notre délivrance prochaine. Un clerc du Parlement était venu la lui annoncer, ayant vu de ses propres yeux la résolution de l’assemblée, qui nous avait en plein absous de l’accusation d’avoir voulu sortir du royaume. Nos bons amis de la ville nous vinrent aussitôt féliciter en foule, et nous crûmes la chose si réelle que nous attendions d’heure en heure notre élargissement. Cependant il n’en fut rien, quoiqu’il fût très vrai que le Parlement nous avait absous. Mais, comme nous étions des criminels d’État, le Parlement ne pouvait nous élargir qu’en conséquence des ordres de la Cour. Le procureur général en écrivit donc au marquis de la Vrillière, ministre d’État, lui disant que nous avions fait preuve parfaite de notre innocence à sortir du royaume et que le Parlement attendait ses ordres pour la destination des prisonniers. Le ministre répondit qu’ils prissent garde que cette preuve ne fût pas équivoque et de la bien examiner. Le Parlement, qui ne voulait pas se démentir, récrivit que la preuve était complète et sans réplique. Il se passa bien quinze jours avant que les ordres définitifs de la Cour vinssent, enfin, pour nous ôter la flatteuse espérance de notre prochaine délivrance, et pour ne nous laisser plus douter de notre sort ; car le Parlement nous ayant fait comparaître devant sa pleine assemblée à la chambre criminelle, le président nous demanda si nous savions lire, et après avoir dit que oui : « Lisez donc, » dit-il après nous avoir donné la propre lettre du marquis de la Vrillière. Sa brièveté m’en a toujours fait retenir les propres termes, que voici : « Messieurs, Jean Marteilhe, Daniel Legras, s’étant trouvés sur les frontières sans passeport, Sa Majesté prétend qu’ils seront condamnés aux galères. Je suis, Messieurs, etc. Le marquis de la Vrillière. » — Voilà, mes amis, nous dirent le président et divers conseillers, votre sentence émanée de la Cour et non de nous, qui nous en lavons les mains. Nous vous plaignons et vous souhaitons la grâce de Dieu et du roi. »

Après quoi, on nous ramena au Beffroi, et, le soir même, un conseiller et le greffier du Parlement vinrent à cette prison et nous ayant fait venir dans la chambre du geôlier, le conseiller nous dit de nous mettre à genoux devant Dieu et la justice et de prêter attention à la lecture de notre sentence. Nous obéîmes, et le greffier nous lut notre sentence, portant en substance, après le préambule, ce qui suit : Avons lesdits, Jean Marteilhe et Daniel Legras, dûment atteints et convaincus de faire profession de la religion prétendue réformée et de s’être mis en état de sortir du royaume, pour professer librement ladite religion ; pour réparation de quoi, les condamnons à servir de forçats sur les galères du roi, à perpétuité, etc… La lecture de cette sentence finie, je dis au conseiller : « Comment, Monsieur, le Parlement, un corps si vénérable et si judicieux, peut-il accorder la conclusion de cette sentence avec la délibération de nous absoudre, comme il l’avait effectivement fait ? — Le Parlement, nous dit-il, vous a absous ; mais la Cour, qui est supérieure aux Parlements, vous condamne. — Mais où reste la justice, Monsieur, qui doit diriger et l’un et l’autre tribunal ? — N’allez pas si avant, me répondit-il. Il ne vous appartient pas d’approfondir ces choses. » Il fallut donc se taire et prendre notre mal en patience. Cependant, je suppliai ledit conseiller de nous faire donner copie authentique de notre sentence, ce qu’il nous promit et effectua.

Trois jours après, quatre archers du grand prévôt nous vinrent prendre, et, après nous avoir liés et mis les menottes aux mains, nous conduisirent à Lille en Flandre où la chaîne des galériens s’assemblait. Nous arrivâmes le soir à cette dernière ville, n’en pouvant plus de fatigue d’avoir fait ces cinq lieues à pied et très incommodés de nos liens. On nous mena à la prison de la ville, où est la tour de Saint-Pierre, destinée pour les galériens à cause de l’épaisseur de ses murailles. En entrant dans la prison, le geôlier nous fouilla partout, et comme il se trouva là, soit par hasard, ou de dessein prémédité, deux pères jésuites, ils nous prirent nos livres de dévotion et notre sentence, sans nous avoir jamais voulu rendre ni l’une ni les autres, et j’entendis que l’un de ces pères disait à l’autre, après avoir lu ladite sentence, que c’était une grande imprudence au Parlement de donner copie authentique de pareilles pièces.

Après cette visite, on nous conduisit au cachot des galériens dans la tour Saint-Pierre, l’une des plus affreuses demeures que j’aie jamais vues. C’est un spacieux cachot, mais si obscur, quoiqu’il soit au second étage de cette tour, que les malheureux qui y sont ne savent jamais s’il fait jour ou nuit que par le pain et l’eau que l’on porte tous les matins, et, qui pis est, on n’y souffre jamais de feu ni de lumière, soit lampes ou chandelles. On y est couché sur un peu de paille toute brisée et rongée par des rats et des souris, qui y sont en grand nombre et qui mangeaient impunément notre pain, parce que nous ne pouvions voir ni nuit ni jour pour les chasser. En arrivant dans ce cruel cachot, où il y avait une trentaine de scélérats de toute espèce, condamnés pour divers crimes, nous ne pûmes savoir leur nombre qu’en le leur demandant, car nous ne nous voyions pas l’un l’autre. Leur premier compliment fut de nous demander la bienvenue sous peine de danser sur la couverture. Nous aimâmes mieux donner deux écus de cinq livres pièce, à quoi ces scélérats nous taxèrent sans miséricorde, que d’éprouver cette danse. Nous la vîmes exercer deux jours après à un misérable nouveau venu qui la souffrit plutôt par disette d’argent que par courage. Ces malheureux avaient une vieille couverture de serpillière[18], sur laquelle ils faisaient étendre le patient ; et quatre forçats des plus robustes prenaient chacun un coin de la couverture l’élevant aussi haut qu’ils pouvaient, et la laissaient tomber ensuite sur des pierres, qui faisaient le plancher du cachot, et cela par autant de reprises, que ce malheureux était condamné, suivant son obstination à refuser l’argent à quoi on le taxait. Cette estrapade me fit frémir. Ce malheureux avait beau crier ; il n’y avait aucune compassion pour lui. Le geôlier même, à qui va tout l’argent que cet exécrable jeu produit, n’en faisait que rire. Il regardait par le guichet de la porte et leur criait : « Courage, compagnons ». Ce misérable était tout moulu de ses chutes, et on crut qu’il en mourrait. Cependant il se remit.

Quelques jours après, j’eus à mon tour une terrible épreuve à essuyer. Tous les soirs, le geôlier et quatre grands coquins de guichetiers, accompagnés du corps de garde de la prison, venaient faire la visite du cachot, pour voir si nous ne faisions pas quelques tentatives pour nous évader. Tous ces gens-là, au nombre d’une vingtaine, étaient armés de pistolets, d’épées et de baïonnettes au bout du fusil. Ils visitaient ainsi les quatre murailles et le plancher fort exactement pour voir si nous n’y faisions pas quelque trou. Un soir, après qu’ils eurent fait la visite, et
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(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
comme ils se retiraient, un des guichetiers resta le dernier pour fermer la porte et le guichet. Je m’amusai à lui dire quelques paroles, et comme je vis qu’il me répondait assez aimablement, je crus l’avoir un peu apprivoisé. Je m’avisai donc de le prier de me donner le bout de chandelle qu’il tenait à la main, pour voir à chercher un peu notre vermine, mais il n’en voulut rien faire et me ferma le guichet au nez. Alors je dis assez haut, ne croyant pas cependant le guichetier assez proche pour m’entendre, que je me repentais de ne lui avoir pas arraché des mains son bout de chandelle, car je l’avais eu belle pour cela, lorsque je lui parlais au guichet. Mon drôle m’entendit et ne manqua pas d’en faire son rapport au geôlier. Le lendemain matin, tous mes camarades de cachot étaient levés et chantaient les litanies à leur ordinaire, sans quoi ils n’auraient eu aucune charité des Jésuites, qui la donnaient tous les jeudis. J’étais demeuré couché sur mon peu de paille et je m’étais endormi, lorsque je fus éveillé par plusieurs coups de plat d’épée, qui portaient à plein sur mon corps, n’ayant que ma chemise et ma culotte. Je me lève en sursaut et je vois le geôlier, l’épée à la main, les quatre guichetiers, et tous les soldats du corps de garde armés jusqu’aux dents. Je demandai pourquoi on me maltraitait ainsi. Le geôlier ne me répondit que par plus de vingt coups de plat d’épée, et le guichetier au bout de chandelle me donna un si terrible soufflet qu’il me renversa. M’étant relevé, le geôlier me dit de le suivre, et voyant que c’était pour me faire encore plus mal, je refusai de lui obéir, avant que je susse par quel ordre il me traitait ainsi ; que si je le méritais, ce n’était qu’au grand prévôt à ordonner de mon châtiment. On me donna encore tant de coups que je tombai une seconde fois. Alors les quatre guichetiers me prirent, deux aux jambes et deux aux bras, et m’emportèrent ainsi, à mon corps défendant, hors du cachot, et me descendirent ou plutôt me traînèrent comme un chien mort du haut des degrés de cette tour en bas dans la cour, où étant on ouvrit la porte d’un autre escalier de pierre, qui conduisait dans un souterrain. On me fit aussitôt dégringoler ces degrés sans les compter, quoique je crois qu’il y en avait au moins vingt-cinq ou trente, et au bas on ouvrit un cachot à porte de fer, qu’on nomme le cachot de la sorcière. On m’y poussa et on ferma la porte sur moi, et puis ils s’en allèrent.

Je ne voyais non plus dans cet affreux souterrain qu’en fermant les yeux. J’y voulus faire quelques pas pour trouver quelque peu de paille en tâtonnant, mais je m’enfonçai dans l’eau jusqu’à demi-jambe, eau aussi froide que la glace. Je retournai en arrière et me plaçai contre la porte, dont le terrain était plus haut et moins humide. En tâtonnant, j’y trouvai un peu de paille, sur laquelle je m’assis ; mais je n’y fus pas deux minutes que je sentis l’eau qui traversait la paille. Pour lors, je crus fermement qu’on m’avait enterré avant ma mort, et que cet affreux cachot serait mon tombeau, si j’y restais vingt-quatre heures. Une demi-heure après, le guichetier me porta du pain et de l’eau qu’il mit par le guichet dans le cachot. Je lui rejetais sa cruche et son pain, en lui disant : « Va dire à ton bourreau de maître que je ne boirai ni ne mangerai que je n’aie parlé au grand prévôt. » Le guichetier s’en alla, et dans moins d’une heure le geôlier vint seul avec une chandelle à la main, sans autre arme qu’un trousseau de clefs, et ouvrant la porte du cachot, il me dit fort doucement de le suivre en haut. J’obéis. Il me mena dans sa cuisine. J’étais sale, plein de sang, qui m’avait coulé par le nez, et d’une contusion à la tête sur les escaliers de pierre. Le geôlier me fit laver mon sang, me mit un emplâtre sur ma contusion, et ensuite me donna un verre de vin de Canarie, qui me refit un peu. Il me fit une petite réprimande touchant la chandelle du guichetier, et m’ayant fait déjeuner avec lui, il me mena dans un cachot de sa cour, sec et clair, me disant qu’il ne pouvait plus me remettre avec les autres galériens, après ce qui s’était passé. « Donnez-moi donc mon camarade avec moi, lui dis-je. — Patience, dit-il, tout viendra avec le temps. » Je restai quatre ou cinq jours dans ce cachot, pendant lesquels le geôlier m’envoyait tous les jours à dîner de sa table. Il me proposa un jour de nous mettre, mon camarade et moi, dans une chambre de sa prison où il y aurait un bon lit et toutes les commodités requises, moyennant deux louis d’or par mois. Nous n’étions pas fort pourvus d’argent : cependant je lui offris un louis et demi jusqu’au temps que la chaîne partirait. Il n’en voulut rien faire. Un jour, il me dit que mon camarade l’avait fort prié de me remettre avec lui et qu’il lui avait promis de le faire. « Hé bien, lui dis-je, descendez-le ici avec moi. — Non, dit-il, il faut que vous retourniez avec les autres galériens dans la tour de Saint-Pierre. » Je vis bien qu’il nous voulait mettre dans la nécessité de lui donner les deux louis d’or par mois pour nous mettre en chambre ; mais, consultant notre bourse, et considérant que, si la chaîne ne partait que dans deux ou trois mois, nous ne pourrions y subvenir, je me tins ferme à l’offre que je lui avais faite. Il me remit dans la tour Saint-Pierre avec les autres. Mon camarade qui me croyait perdu, fut ravi de me sentir auprès de lui. Je dis sentir, car pour nous voir, nous n’avions aucune clarté pour cela.

Un matin, sur les neuf heures, le geôlier vint ouvrir notre cachot et, nous appelant mon camarade et moi, nous dit de le suivre. Nous crûmes d’abord qu’il nous allait mettre en chambre pour notre louis et demi, mais nous fûmes désabusés, car nous ayant sortis du cachot, il nous dit : « C’est M. de Lambertie, grand prévôt de Flandre, et qui est le maître ici, qui veut vous parler… J’espère, dit-il en s’adressant à moi, que vous ne lui direz rien de ce qui s’est passé dernièrement. — Non, lui dis-je, lorsque j’ai pardonné, j’oublie et ne cherche plus à me venger. » En disant cela, nous arrivâmes dans une chambre où nous trouvâmes M. de Lambertie, qui nous fit l’accueil le plus gracieux du monde. Il tenait une lettre de M. son frère, bon gentilhomme d’origine protestante, à trois lieues de Bergerac. Mon père nous avait procuré cette recommandation. M. de Lambertie nous dit donc qu’il était bien fâché de ne nous pouvoir procurer notre délivrance. « Pour tout autre crime, nous dit-il, j’ai assez de pouvoir et d’amis en Cour pour obtenir votre grâce : mais personne n’ose s’employer pour qui que ce soit de la religion réformée. Tout ce que je puis faire, c’est de vous faire soulager dans cette prison, et de vous y retenir autant que je voudrai, quoique la chaîne parte pour les galères. » Ensuite, il demanda au geôlier quelle chambre bonne et commode il avait de vide. Le geôlier lui en proposa deux ou trois qu’il rejeta et lui dit : « Je ne prétends pas seulement que ces messieurs aient toutes leurs commodités ; mais je veux aussi qu’ils aient de la récréation, et je prétends que tu les mettes dans la chambre à l’aumône. — Mais, Monsieur, répartit le geôlier, il n’y a que des prisonniers civils dans cette chambre-là, qui ont des libertés qu’on n’ose donner à des gens condamnés. — Eh bien ! répondit M. de Lambertie, je prétends que tu leur donnes ces libertés. C’est à toi et à tes guichetiers à
Almanach de 1686.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
prendre garde qu’ils ne se sauvent de la prison. Donne-leur un bon lit et tout ce qu’ils souhaiteront pour leur soulagement, et cela pour mon compte, ne prétendant pas que tu prennes un sol d’eux… Allez, Messieurs, nous dit-il, dans cette chambre à l’aumône. C’est la plus belle, la mieux aérée, et la plus réjouissante de toute cette prison ; et, en outre que vous y ferez bonne chère sans qu’il vous en coûte rien, vous y amasserez de l’argent… Je prétends, dit-il encore au geôlier, que tu fasses M. Marteilhe prévôt de cette chambre. » Nous remerciâmes de notre mieux M. de Lambertie de sa grande bonté. Il nous dit qu’il viendrait souvent s’informer à la prison si le geôlier observait ses ordres à notre égard et se retira.

On nous mit donc dans la chambre à l’aumône, et on m’installa prévôt, au grand regret de celui qui l’était avant moi et que l’on plaça ailleurs. Cette chambre à l’aumône était fort grande et contenait six lits pour douze prisonniers civils, qui étaient toujours des gens de quelque considération et hors du commun, et outre cela, un ou deux jeunes drôles, coupeurs de bourse ou prisonniers pour des crimes légers, qui servaient à faire les lits, la cuisine et tenir la chambre nette. Ils couchaient à un coin de la chambre sur une paillasse. C’étaient en un mot nos valets de chambre. La prévôté, dont j’avais eu l’honneur d’être gratifié, était un emploi assez onéreux[19]. Celui qui est revêtu de ce titre dans la chambre de l’aumône est obligé de distribuer toutes les charités qui se font à cette prison. Elles sont ordinairement considérables et se portent toutes dans cette chambre. Il y a un tronc, qui pend avec une chaîne d’une des fenêtres pour les passants qui veulent y mettre leurs charités. Le prévôt de la chambre, qui a la clef de ce tronc, l’ouvre tous les soirs pour en retirer l’argent et le distribuer à tous les prisonniers, tant civils que criminels. Outre cela, tous les matins, les guichetiers vont avec des charrettes ou tombereaux, par toute la ville, recueillir les charités des boulangers, bouchers, brasseurs et poissonniers, chacun donnant de leurs denrées. Ils vont aussi au marché aux herbes, à celui des tourbes et autres, et toute cette collecte se porte à la chambre à l’aumône pour être partagée et distribuée dans toutes les chambres par le prévôt, à proportion que chaque chambre a de prisonniers, dont le geôlier lui donne une liste chaque jour et dont le total allait, lorsque j’y entrai, à cinq ou six cents.

Quoique je fusse devenu le distributeur général de ces aumônes, je ne pus cependant remédier à un abus qui m’empêchait de faire parvenir rien aux prisonniers destinés pour les galères. Le geôlier recevait leur part de l’argent du tronc pour l’employer, disait-il, à leur faire de la soupe ; mais bon Dieu quelle soupe ! C’était ordinairement de sales et vilaines tripes de bœuf, qu’il leur cuisait avec un peu de sel, l’odeur seule faisait vomir.

Six semaines après avoir habité cette heureuse chambre, M. de Lambertie vint nous y voir et nous dit que la chaîne devait partir le lendemain pour Dunkerque, où étaient six galères du roi ; qu’il nous exempterait de partir, en nous faisant passer pour malades ; qu’il fallait que nous restassions ce jour-là au lit jusqu’à ce que la chaîne fût partie ; ce que nous fîmes. Et cela nous procura de rester dans ce bien-être encore trois mois.


  1. Henri-Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force, converti au catholicisme à l’âge de treize ans par les soins des Jésuites. Le Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français a publié une lettre de lui au garde des sceaux Pontchartrain, proposant de frapper les récalcitrants d’une amende et d’envoyer chez eux des cavaliers en garnison (VIII, 144).
  2. Jacques Nompar de Caumont La Force (1558-1652), échappé au massacre de la Saint-Barthélemy, maréchal de France sous Henri IV et Louis XIII, était un de ses aïeux. Son père ne se convertit au catholicisme qu’après un long emprisonnement.
  3. Voir Relation et dessein du feu d’artifice fait à la Force le 21 décembre 1699 par la Justice et le peuple du duché nouvellement réunis à la religion catholique, apostolique et romaine, après une mission de trois mois et à l’ouverture d’une autre mission solennelle. À Rouen, chez Guillaume Machuel. On y lit : « Au travers de l’arc de triomphe, on découvre un bûcher sur lequel on sacrifie à la religion plusieurs livres hérétiques trouvés en partie dans la bibliothèque du château de La Force et portés en partie par le zèle de plusieurs particuliers qui ont voulu entrer en participation de l’holocauste. »
  4. « Sa Majesté, lui écrivait Seignelay, est très contente de votre conduite, de l’application que vous prenez à l’instruction de vos vassaux et des bons exemples qu’ils reçoivent de vous » (23 octobre 1699).
  5. Lié avec Law, le duc de La Force favorisa l’établissement du système. Lors de la débâcle, il chercha à réaliser ses actions et accapara tant de marchandises qu’il fut poursuivi devant le Parlement. L’arrêt du 12 juillet 1721 flétrit sa conduite et les caricaturistes le poursuivirent de leurs lardons.
  6. L’édition de 1778 porte Couvé. Il s’agit évidemment de Couvin, bourg de la province de Namur, à 19 kilomètres au nord de Philippeville.
  7. Marienbourg, aujourd’hui ville de la province de Namur, était ainsi nommée en l’honneur de Marie-Thérèse de Houane qui y construisit un fort en 1546. Elle fut cédée à la France par le traité de 1659.
  8. Ville de la province de Namur, ainsi nommée en l’honneur de Philippe II. De la Paix des Pyrénées (1659) jusqu’aux traités de 1815, Philippeville fut ville française.
  9. Les prisonniers recevaient par jour une livre et demie de pain et une cruche d’eau à moins qu’ils ne fussent à la pistole, c’est-à-dire payassent leur nourriture.
  10. Louis Phelypeaux, comte de Saint-Florentin, marquis de la Vrillière (1672-1725) était spécialement chargé des Affaires générales de la religion réformée. Son hôtel est devenu la Banque de France.
  11. Charles Drelincourt (1595-1669), ministre desservant le temple de Charenton, théologien et prédicant célèbre. Le plus répandu de ses ouvrages fut le Catéchisme ou Instruction familière, Saumur, 1662, sans cesse réimprimé jusqu’à la fin du xviiie siècle.
  12. Sorbier et Rivasson furent condamnés aux galères par le Parlement de Tournai et conduits à la tour de Saint-Pierre à Lille, où l’on réunissait les galériens destinés à former la chaîne. Réclamés par les Jésuites en qualité de catéchumènes, ils furent graciés par l’intervention de Mme de Maintenon. Rivasson obtint un brevet de lieutenant d’infanterie ; Sorbier un brevet de lieutenant de dragons, mais ce dernier dut garder prison pendant six semaines. Tous deux furent tués sur le champ de bataille.
  13. L’archevêque de Cambrai était alors Fénelon. Son esprit de tolérance a été contesté par des écrivains protestants. Il a écrit des huguenots : « Il ne faut point leur faire de mal, mais ils ont besoin de sentir une main toujours levée pour leur en faire s’ils résistaient. » Et ailleurs : « Si on joint toujours exactement à ces secours des gardes pour empêcher les désertions et la rigueur des peines contre les déserteurs, il ne restera plus que de faire trouver aux peuples autant de douceur à demeurer dans le royaume que de péril à en sortir. » Son système était en réalité celui de l’autorité paternelle. Le livre de M. O. Douen, L’Intolérance de Fénelon, est une sévère et intéressante étude au point de vue protestant.
  14. L’évêque de Tournai, Mgr François Caillebaut de La Salle, occupa ce siège jusqu’en 1705. Il était généralement assez indulgent aux protestants.
  15. Monnaie des Pays-Bas qui valait 0 fr. 64 de monnaie française.
  16. Ceci n’est pas du roman comme on pourrait le croire. Voici ce que raconte un autre contemporain, Élie Benoît : « Des femmes de qualité, âgées même de soixante et soixante-dix ans, qui n’avaient jamais, pour ainsi dire, mis le pied à terre que pour marcher dans leur chambre ou pour se promener dans une avenue, se rendirent de 80 et 100 lieues à quelque village qu’un guide leur avait marqué. Des filles de quinze et seize ans, de toutes conditions, se hasardaient aux mêmes corvées. Elles traînaient des brouettes ; elles portaient du fumier, des hottes et des fardeaux. Elles se défiguraient le visage par des teintures qui leur brunissaient le teint, par des pommades ou des sucs qui leur faisaient lever la peau en les faisant paraître toutes ridées. On vit plusieurs filles et femmes contrefaire les malades, les muettes, les folles. On en vit qui se déguisèrent en hommes ; et quelques-unes, étant trop délicates et trop petites pour passer pour des hommes faits, prenaient des habits de laquais et suivaient à pied, au travers des boues, un guide à cheval qui faisait l’homme d’importance. Il arriva de ces femmes à Rotterdam, dans leur habit emprunté, qui se rendirent au pied de la chaire avant que d’avoir eu le temps de se mettre dans un état plus modeste. » (Histoire de l’Édit de Nantes, V, 953-954.)
  17. Sans doute aux Magdelonnettes de la rue des Fontaines, chez les sœurs de la Visitation de Saint-Antoine.
  18. Grosse toile dont les marchands se servent pour emballer leurs marchandises.
  19. Onéreux est employé ici au sens juridique acquis à condition d’acquitter certaines charges.