Texte établi par Louis-MichaudÉditions Louis Michaud Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 52-148).


II

Les Galères de Dunkerque.



A u mois de janvier 1702, M. de Lambertie nous vint voir et nous dit que la chaîne partirait le lendemain. Il pourrait encore nous exempter de la suivre, mais il avait à nous avertir que ce serait la dernière chaîne qui irait sur les galères de Dunkerque. Par la suite, toutes les autres iraient à Marseille, voyage de plus de trois cents lieues, qui serait d’autant plus rude et pénible pour nous que nous serions obligés de le faire à pied et la chaîne au cou. D’ailleurs, il faudrait qu’il allât en campagne au mois de mars et qu’il ne serait plus à portée de nous rendre service à Lille. Il nous conseillait donc de partir par la chaîne qui commençait, le lendemain, sa route pour Dunkerque. Cette chaîne était sous ses ordres jusqu’à cette ville, et il nous y ferait conduire avec distinction des autres galériens, en chariot et commodément pendant la route, qui n’était que d’environ douze lieues. Ces raisons nous firent accepter ce dernier parti. Ce seigneur nous tint parole, car au lieu de nous faire attacher avec vingt-cinq ou trente galériens, dont la chaîne était composée et qui marchaient à pied, il nous fit mettre en chariot et tous les soirs on nous faisait coucher dans un bon lit. L’exempt des archers, qui conduisait la chaîne, nous faisait manger à sa table, si bien qu’à Ypres, Furnes et autres lieux où nous passions, on croyait que nous étions des gens de grande considération, mais hélas ! ce bien-être n’était qu’une fumée qui disparut bientôt, car le troisième jour de notre départ de Lille, nous arrivâmes à Dunkerque, où on nous mit sur la galère l’Heureuse, commandée par le commandeur de la Pailletrie, qui était chef d’escadre des six galères qui étaient de ce port.

On nous mit d’abord chacun dans un banc à part. Par là je fus séparé de mon cher camarade. Le jour même de notre arrivée, on donna la bastonnade à un malheureux forçat pour je ne sais quoi qu’il avait commis. Je fus effrayé de voir s’exercer ce supplice, qui se fit sans aucune forme de procès et sur-le-champ. Le lendemain, je fus sur le point de recevoir le même traitement, qui m’avait fait tant d’horreur la veille et cela par la méchanceté d’un grand coquin de forçat, qui était aux galères pour vol. Ce misérable vint dans le banc où j’étais enchaîné avec six autres et, en m’injuriant de toute manière, me demanda de quoi boire à ma bienvenue. Je n’avais par bonheur rien répondu à toutes les injures qu’il m’avait dites, mais à sa demande, je lui répondis que je ne donnais de bienvenue qu’à ceux qui ne me la demandaient pas. En effet, j’avais payé cinq ou six bouteilles de vin à ceux de mon banc qui ne me l’avaient pas demandé. Ce malheureux, qui se nommait Poulet, s’en fut dire au sous-comite[1] de la galère que j’avais prononcé des blasphèmes exécrables contre la Vierge et tous les saints du paradis. Ce sous-comite ajouta foi au rapport de Poulet et s’en vint à mon banc me dire de commencer à me dépouiller pour recevoir la bastonnade. Je n’avais rien dit ni fait qui me pût attirer ce châtiment. Je demandai à mes compagnons de banc pourquoi on voulait ainsi me traiter et si c’était la coutume de faire passer les nouveaux venus par cette épreuve. Eux, aussi surpris que moi, me dirent qu’ils n’y comprenaient rien. Cependant, le sous-comite s’en alla sur le quai pour faire son rapport au major des galères qui y était et en la présence duquel cette exécution de la bastonnade se fait toujours. Comme donc ce sous-comite était sur la planche de la galère qui aboutit au quai, il y rencontra le premier comite, à qui il dit qu’il allait parler au major pour faire donner la bastonnade à un nouveau venu qui était huguenot et qui avait vomi des blasphèmes horribles contre l’Église catholique, la Sainte Vierge et tous les saints. Le comité lui demanda s’il l’avait entendu. Il dit que non mais que c’était sur le rapport de Poulet. « Bon témoignage ! » répondit le comite. Ce premier comite était passablement honnête homme et fort grave pour un homme de sa profession. Il s’approcha de mon banc et me demanda quelle raison j’avais eu de blasphémer ainsi contre la religion catholique. Je lui répondis que je ne l’avais jamais fait et que ma religion même me le défendait. Là-dessus il fit appeler Poulet, auquel il demanda ce que j’avais fait et dit. Ce maraud eut l’impudence de répéter la même chose qu’il avait dite au sous-comite qui était présent et que le premier comite avait fait rentrer avec lui. Celui-ci ne voulant pas s’en rapporter à la déposition de Poulet, interrogea les six galériens de mon banc, ensuite ceux du banc au-dessus, et celui au-dessous. Ces dix-huit ou vingt personnes lui déposèrent toutes la même chose, que je n’avais proféré aucune parole ni en bien ni en mal, lorsque Poulet me disait les plus grosses injures, et que tout ce que j’avais dit était que je ne donnais pas la bienvenue à ceux qui me la demandaient. Ces informations faites, le premier comite rossa d’importance le scélérat de Poulet et le fit mettre à la double chaîne au banc criminel, et il tança fortement son sous-comite d’avoir été si prompt à décider sur le rapport de ce coquin.

Je fus donc quitte pour la peur de la bastonnade qui est un supplice affreux.

Voici comment on pratique cette barbare exécution. On fait dépouiller tout nu, de la ceinture en haut, le malheureux qui doit la recevoir. On lui fait mettre le ventre sur le coursier de la galère[2], ses jambes pendantes dans son banc à l’opposite. On lui fait tenir les jambes par deux forçats et les deux bras par deux autres et le dos en haut tout découvert et sans chemise et le comite est derrière lui, qui frappe avec une corde un robuste Turc[3] pour l’animer à frapper de toutes ses forces avec une grosse corde sur le dos du pauvre patient. Ce Turc est aussi tout nu et sans chemise et comme il sait qu’il n’y aurait pas de ménagement pour lui, s’il épargnait le moins du monde le pauvre misérable que l’on châtie avec tant de cruauté, il applique ses coups de toutes ses forces de sorte que chaque coup de corde qu’il donne fait une contusion d’un pouce. Rarement ceux qui sont condamnés à souffrir un pareil supplice en peuvent supporter dix à douze coups sans perdre la parole et le mouvement. Cela n’empêche pas que l’on ne continue à frapper sur ce pauvre corps, sans qu’il crie ni qu’il remue, jusqu’au nombre de coups auquel il est condamné par le major. Vingt ou trente coups n’est que pour les peccadilles ; mais j’ai vu qu’on en donnait jusqu’à cinquante ou quatre-vingt et même cent ; ceux-là n’en reviennent guère. Après donc que le pauvre patient a reçu les coups ordonnés, le barbier, ou frater de la galère, vient lui frotter le dos tout déchiré avec du fort vinaigre et du sel, pour faire reprendre la sensibilité à ce pauvre corps et pour empêcher que la gangrène ne s’y mette. Voilà ce que c’est que cette cruelle bastonnade des galères[4]. Je fus environ quinze jours sur la galère où l’on m’avait d’abord mis. À côté de la galère où j’étais, il y en avait une dont le comite était pire qu’un démon d’enfer. Il faisait faire la bourrasque, ou nettoiement de sa galère, tous les jours, au lieu que les autres ne la faisaient que tous les samedis. Les coups de corde, pendant cette bourrasque, tombent sur les galériens comme la grêle et cet exercice dure deux ou trois heures. Je voyais ce cruel traitement, parce que la distance de l’une à l’autre galère n’était pas grande. Les forçats de mon banc me disaient sans cesse : « Priez Dieu qu’au partage qu’on doit bientôt faire de vous autres nouveaux venus sur les six galères, vous ne tombiez pas sur la galère la Palme ». C’était celle de ce méchant comite. J’en tremblais de peur.

Le partage d’environ soixante nouveaux venus que nous étions, pour les distribuer sur les galères, arriva.

On nous mena tous au parc de l’Arsenal où on nous fit dépouiller absolument tout nus, pour nous visiter dans toutes les parties de nos corps. On nous tâtait partout, ni plus ni moins qu’un bœuf gras qu’on achète au marché. Cette visite achevée, on fit des classes des plus forts aux plus faibles. On fit ensuite six lots, aussi égaux qu’il se put, et les comites tirèrent au sort pour avoir chacun son lot. On m’avait mis à la première classe et j’étais à la tête d’un lot. Le comite à qui j’étais échu nous dit de le suivre pour nous amener à sa galère. Curieux de savoir mon sort et ne sachant pas que cet homme fut un comite, je le priai de me dire sur quelle galère j’étais échu. « Sur la Palme » me dit-il. Je fis une exclamation déplorant mon malheur. « Pourquoi, me dit-il, êtes-vous plus malheureux que les autres ? — C’est, lui dis-je, Monsieur, que je tombe sur un enfer de galère et dont le comite est pire qu’un démon. » Je ne savais pas que je parlais à ce même comite. Il me regarda en fronçant les sourcils. « Si je connaissais, dit-il, ceux qui vous ont dit cela, et que je les eusse en mon pouvoir, je les en ferais repentir ». Je vis bien que j’avais trop parlé, mais le mal était fait et sans remède.

Cependant, ce méchant comite voulut faire voir à mon égard qu’il n’était pas si démon qu’on l’accusait. Il mena son lot à sa galère où étant, il commença à me faire voir un trait de sa bénignité pour moi, car, comme j’étais jeune
Galériens débarquant sous la conduite d’un comite.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
et vigoureux, l’argousin[5] me mit à la jambe un anneau de fer et une chaîne d’une grosseur et d’une pesanteur extraordinaire. Le comite s’en aperçut et, d’un air rude et brutal, dit à cet argousin que s’il ne m’ôtait pas cette énorme chaîne, il s’en plaindrait au capitaine et qu’il ne souffrirait qu’il gâtât ainsi le meilleur sujet de son lot pour la rame. L’argousin m’ôta sur-le-champ cette grosse chaîne et m’en mit une des plus légères qu’il eût, que le comite choisit lui-même. Il ordonna ensuite à l’argousin de m’aller enchaîner à son banc à lui, comite.

Il faut savoir que le comite mange et couche à un banc de la galère, sur une table qu’on dresse sur quatre petits piliers de fer avec des traverses, et cette table est assez longue pour y prendre ses repas et pour servir à dresser son lit, entouré d’un pavillon de grosse toile de coton, si bien que les forçats dudit banc sont sous cette table qui s’ôte facilement lorsqu’il faut ramer ou faire quelque autre manœuvre. Les six forçats de ce banc forment le domestique du comite. Chacun a son emploi pour le servir et lorsque le comite mange ou est assis sur sa table (car c’est son appartement et sa résidence), tous les forçats dudit banc et des bancs à chaque côté se tiennent toujours debout, la tête nue par respect. Tous les forçats de la galère ambitionnent extrêmement d’être au banc du comite et sous-comite, non seulement parce qu’ils mangent les restes de leurs tables, mais principalement à cause qu’il ne s’y donne jamais aucun coup de corde pendant qu’on rame ou fait d’autres manœuvres et on nomme ces bancs, les « bancs respectés », et c’est un office[6] que d’être d’un tel banc. J’eus donc cet office, qui ne dura pas longtemps par ma propre faute, parce que, me sentant encore d’un reste de vanité mondaine, je ne pus gagner sur moi de faire le pied de grue comme les autres. Car lorsque le comite était à sa table, je me couchais ou lui tournais le dos, mon bonnet sur la tête, faisant semblant de regarder la mer. Les forçats du banc me disaient souvent qu’il m’en prendrait mal, mais je les laissais dire et allais toujours mon train, me contentant d’être esclave du roi, sans être encore celui du comite. Je courais cependant risque de tomber dans sa disgrâce, ce qui est le plus grand malheur qu’un forçat puisse avoir. Il ne m’arriva pas cependant ainsi, car ce comite, tout diable qu’on me l’avait fait, était très raisonnable. Il s’informa des forçats de son banc si je mangeais avec eux les restes de sa table, et, ayant appris que je n’en avais jamais voulu goûter : « Il a, dit-il, encore les poulets dans le ventre. Laissez-le faire. » Un soir après qu’il se fut couché dans son pavillon, il me fit appeler auprès de son lit, et me parlant doucement pour que les autres ne l’entendissent pas, il me dit qu’il voyait bien que je n’avais pas été élevé dans la crapule, et que je ne pouvais m’assujettir à ramper comme les autres, qu’il ne m’en estimait pas moins, mais que pour l’exemple il me ferait mettre dans un autre banc et que je pouvais compter que dans le travail de la galère je ne recevrais jamais un coup de lui ni de ses sous-comites. Je le remerciai de sa bonté de mon mieux, et je puis dire qu’il tint sa parole, ce qui est beaucoup, car lorsque nous naviguions ou dans d’autres manœuvres, il n’aurait pas connu son propre père et l’aurait rossé comme les autres. En un mot, c’était le plus cruel homme dans sa fonction que j’aie jamais vu, mais en même temps et hors de là très raisonnable et qui pensait toujours fort judicieusement.

Nous étions cinq réformés sur la galère, qu’il considérait tous également, et aucun des cinq n’a jamais reçu le moindre mauvais traitement de sa part. Au contraire, lorsque l’occasion s’en présentait, il nous rendait service. Le capitaine de notre galère, nommé le chevalier de Langeron Maulevrier, avait tous les sentiments jésuites. Il nous haïssait souverainement et il ne manquait pas, lorsque nous étions à ramer, le corps tout nu, sans chemise, comme c’était l’ordinaire, d’appeler le comite et de lui dire : « Va rafraîchir le dos des huguenots d’une salade de coups de corde. » Mais toujours quelque autre que nous les recevait. Ce capitaine était fort magnifique et faisait grosse dépense pour sa table, car cinq cents livres que le roi donne par mois à chaque capitaine de galère pour sa table, ne lui suffisaient pas pour la moitié de la dépense de la sienne. Les capitaines ont ordinairement à leur office ou chambre de provision, qui est pratiquée dans le fond de cale de la galère, un mousse ou gardien de cette chambre. C’est ordinairement un forçat qui a cet office. C’est un emploi fort favorable pour celui qui peut l’avoir ; car on est alors exempt de la rame et de toute autre fatigue, et l’on fait bonne chère de la cuisine du capitaine. Or, il arriva que le mousse d’office de M. de Langeron lui friponna cinquante ou soixante livres de café, que le maître d’hôtel trouva qui manquaient à l’office. Il le déclara au capitaine qui, sans autre forme de procès, ordonna sur-le-champ qu’on donnât cinquante coups de bastonnade à ce pauvre fripon de mousse et qu’on le mît au banc criminel, ce qui fut exécuté fort ponctuellement. Après quoi le capitaine ordonna au comite de lui chercher un mousse fidèle parmi les forçats de la galère. Le comite se récria sur ce mot fidèle disant qu’il lui était impossible de l’assurer de la fidélité d’aucun de ces malfaiteurs, mais qu’il savait un galérien déjà âgé et peu capable de la rame, de la fidélité duquel il pouvait lui répondre : « Mais, ajouta-t-il, je sais que vous ne le voudrez pas. — Pourquoi non, dit le capitaine, s’il est tel que tu le dis ? — C’est, dit le comite, qu’il est huguenot. » Le capitaine fronçant les sourcils, lui dit : « N’en as-tu pas d’autres à me proposer ? — Non, dit le comite, du moins dont je puisse vous répondre. — Eh bien, dit le capitaine, je l’éprouverai. Fais-le venir en ma présence. » Ce qui fut fait. C’était un nommé Bancilhon, vénérable vieillard, respectable par sa candeur et la probité qui était empreinte sur sa physionomie[7]. Le capitaine lui demanda s’il voulait bien le servir pour son mousse d’office. L’air et la prudence avec laquelle il lui répondit, charmèrent le capitaine qui le fit d’abord installer par son maître d’hôtel dans la chambre d’office. Le capitaine fut bientôt si content de son mousse qu’il n’aimait personne autant que lui, jusque-là qu’il lui confiait la bourse de sa dépense, et lorsque l’argent était fini, Bancilhon lui portait le mémoire de la dépense faite par le proviseur et le maître d’hôtel, lesquels lui rendaient compte, et le capitaine avait pris une telle confiance en lui qu’il déchirait ces mémoires en sa présence sans les lire et les jetait à la mer.

Cette grande confiance du capitaine à l’égard de Bancilhon et l’économie qu’exerçait celui-ci au profit de son maître lui firent bientôt des jaloux et des ennemis mortels. Le capitaine avait deux maîtres d’hôtels, un proviseur et un chef de cuisine, qui mangeaient à la seconde table. Ces messieurs voulaient souvent se régaler de vin de Champagne et d’autres délicatesses confiées à la garde de Bancilhon, lequel les leur refusait, lui étant défendu d’y toucher que pour la table du capitaine. Sur cela, ces messieurs conçurent une telle haine contre lui qu’ils résolurent de le perdre. Pour cela, ils projetèrent un jour que, lorsque le capitaine donnerait à manger et qu’il y aurait presse à l’office, ils détourneraient quelque pièce d’argenterie pour faire accuser Bancilhon de ce vol. La chose conclue entre eux quatre, l’un des maîtres d’hôtel, soit par bienveillance pour Bancilhon ou pour débusquer son camarade, fut en secret communiquer ce complot audit Bancilhon, lui disant qu’il leur soutiendrait la chose, si besoin en était. Bancilhon, informé de la haine de ces messieurs contre lui, résolut de n’attendre pas l’orage, qui tôt ou tard le perdrait, et conclut de retourner plutôt toute sa vie dans un banc que de rester ainsi exposé. Dans cette pensée, ses comptes à la main, il fut trouver un matin le capitaine à son lit et le pria instamment de le décharger du fardeau de garder sa chambre d’office, protestant que son âge, qui affaiblissait sa mémoire et sa vue, ne lui permettait plus de profiter de ses bontés. Le capitaine, fort surpris, lui dit qu’il fallait qu’il y eût quelque autre raison qui le portât à lui faire cette demande et qu’il voulait la savoir sur l’heure, sous peine de son indignation. Bancilhon, ne pouvant plus s’en défendre, lui avoua le fait, et lui dit que Moria, le second maître d’hôtel, lui avait découvert le complot. « Qu’on m’appelle ces messieurs, dit le capitaine, tout à l’heure. » Ce qui étant fait, il les menaça de les faire jeter à la mer sur-le-champ s’ils n’avouaient pas la vérité. Ils l’avouèrent en effet, en demandant mille fois pardon. « Eh bien, messieurs, dit-il, je ne vous veux faire d’autre punition que celle de vous déclarer que, dès ce moment, s’il se perd quoi que ce soit de ce que Bancilhon a en garde, vous en serez responsables tous trois. » Ils voulurent se récrier, disant que sur ce pied-là, Bancilhon pouvait les perdre à tout moment. « Il est honnête homme, leur dit le capitaine, et vous êtes des coquins qui mériteriez que je vous fisse raser et mettre à la chaîne. » Ces messieurs se retirèrent tout confus et ils ne tentèrent jamais depuis de faire pièce à Bancilhon, qui demeura le domestique favori de M. de Langeron. Cette bienveillance rejaillit sur les autres réformés. Le commandant recevait souvent les ordres de la Cour pour faire faire la recherche de l’argent, des livres de dévotion et lettres des réformés des galères. On tirait, à l’heure marquée, un coup de canon de la Grande Réale et aussitôt les bas officiers, qui avaient chacun leur réformé en vue, se jetaient sur eux à l’improviste et leur prenaient tout impunément, non sans coups de corde, car c’est toujours le premier et le dernier appareil. De cette manière, on nous surprenait souvent, mais M. de Langeron avertissait d’avance le frère Bancilhon en lui disant : « Bancilhon, mon ami, le coq a chanté. » Alors nous étions sur nos gardes et en nous fouillant, on ne trouvait jamais rien[8].

On a bien raison de dire, lorsqu’on se trouve dans quelque rude peine : « Je travaille comme un forçat à la rame », car c’est en effet le plus rude exercice qu’on puisse s’imaginer. Qu’on se représente, si on peut, six hommes enchaînés, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pédagne, grosse barre de bois attachée à la banquette ; et de l’autre pied, montant sur le banc de devant eux, et s’allongeant le corps, les bras roides pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés à faire le même mouvement ; et ayant avancé ainsi leur rame, ils relèvent pour la frapper dans la mer et du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc, qui, à cause de cette rude chute, est garni d’une espèce de coussinet. Enfin, il faut l’avoir vu, pour croire que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude ; et quiconque n’a jamais vu voguer une galère ne se pourrait jamais imaginer, en le voyant pour la première fois, que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure, ce qui montre bien qu’on peut, par la force et la cruauté, faire faire pour ainsi dire l’impossible. Et il est vrai qu’une galère ne peut naviguer que par cette voie et qu’il faut nécessairement une chiourme d’esclaves, sur qui les comites puissent exercer la plus dure autorité, pour les faire voguer, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite. Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer un moment. Dans ces occasions, les comites et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit trempé dans du vin, sans que nous levassions les mains de la rame pour nous empêcher de tomber en défaillance. Pour lors, on n’entend que hurlements de ces malheureux, ruisselant de sang par les coups de corde meurtriers qu’on leur donne. On n’entend que claquer les cordes sur le dos de ces misérables. On n’entend que les injures ou les blasphèmes les plus affreux des comites, qui sont animés et écument de rage, lorsque leur galère ne tient pas son rang et ne marche pas si bien qu’une autre. On n’entend encore que le capitaine et les officiers majors crier aux comites, déjà las et harassés d’avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu’un de ces malheureux forçats crève sur la rame, comme il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu’on lui voit la moindre vie, et lorsqu’il ne respire plus, on le jette à la mer comme une charogne, sans témoigner la moindre pitié.

Une chiourme d’hommes libres des plus robustes et des mieux dressés au travail de la rame ne pourrait y tenir. J’en ai vu l’expérience. En l’année 1703, on fit faire à Dunkerque quatre demi-galères pour les envoyer à Anvers naviguer sur la rivière de l’Escaut. Ces demi-galères étaient parfaitement proportionnées, et de même fabrique que les grandes. Les rames avaient vingt-cinq pieds de long et trois hommes par banc pour les ramer. On n’y voulait mettre que des mariniers de rame, gens fort expérimentés dans cet exercice, mais tous libres, car on ne voulait pas risquer d’y mettre des gens de chaîne qui auraient eu la facilité de se sauver à cause de la proximité des frontières de l’ennemi, et par la crainte aussi de quelque révolte dans les occasions des fréquents combats qu’on se proposait avec ces demi-galères. On les arma donc à Dunkerque pour aller de là à Ostende par mer, et de là, par le canal de Bruges, jusqu’à Gand où passe l’Escaut. Quand il fut question de mettre en mer, ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’on put mener ces quatre demi-galères avec ces rameurs libres jusqu’à la rade de Dunkerque. Le commandant fut d’obligation d’écrire au ministre l’impossibilité qu’il y avait de naviguer sans chiourme esclave. Sur quoi le ministre donna ordre de mettre un vogue-avant esclave dans chaque banc, qui ramerait avec deux hommes libres ; ce qui fut fait, et pour lors on conduisit ces bâtiments à Ostende par mer, quoique avec grand peine par la raison que le comite n’osait pas exercer ses cruautés sur les gens libres. Ce qui confirme ce que je viens de dire qu’on ne pourrait jamais naviguer les galères sans chiourme d’esclaves, sur lesquels les comites puissent exercer impunément leur impitoyable cruauté, car il est à remarquer que, lorsqu’il manque un comite sur une galère, et que le capitaine en cherche un, il ne s’informe, par rapport à ceux qui se présentent pour l’être, d’aucune autre capacité que celle d’être brutal et impitoyable. S’il se trouve avoir ces qualités au suprême degré, c’est alors le meilleur comite de France. M. de Langeron, notre capitaine, ne les nommait guère que par le nom de bourreaux, et lorsqu’il voulait donner quelques ordres qui les regardaient : « Holà ! disait-il, qu’on m’appelle le premier bourreau », parlant du premier comite, et
Le rembarquement à bord de la galère.
Gravure de E.-L.-D. Ciartres (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
ainsi du second et du troisième ; et lorsqu’il trouvait à propos de faire repaître la chiourme, c’était sa coutume de dire au comite : « Holà, bourreau, fais donner l’avoine aux chiens. » C’était pour faire distribuer les fèves à la chiourme. Je ne sais s’il tirait cette comparaison que les chiens ne peuvent manger l’avoine, de même que les forçats ne peuvent qu’avec grand’faim mâcher ces fèves qui sont très mal cuites et dures comme des cailloux, sans autre apprêt que le nom d’un peu d’huile et quelque peu de sel, dans une grande chaudière, qui contient cinquante petits seaux de cet exécrable bouillon. Pour moi, dans ma plus grande faim, j’aimais mieux tremper mon pain dans l’eau pure avec un peu de vinaigre, que de le manger avec ce bouillon, qui fait boucher le nez avec sa mauvaise odeur. C’est pourtant tout l’aliment qu’on donne aux forçats : du pain, de l’eau et ces fèves indigestes, dont chacun reçoit quatre onces, lorsqu’elles sont bien partagées et que le distributeur n’en vole pas[9].

En parlant de ce rude travail de la rame, il faut pourtant dire que ces occasions de forcer la chiourme n’arrivent pas fréquemment ; car si cela était, tous crèveraient bientôt. On épargne la chiourme lorsqu’on prévoit qu’on aura besoin de ses forces, tout comme un charretier épargne ses chevaux pour le besoin. Par exemple, lorsqu’on se trouve en mer avec un vent favorable, alors on fait voile et la chiourme se repose, car la manœuvre des voiles n’est que pour les matelots et gens libres. De même, lorsqu’une galère fait route d’un port à un autre et que la distance est de vingt-quatre heures ou plus, pour lors on fait ce qu’on appelle quartier, c’est-à-dire que la moitié de la galère rame une heure et demie, et l’autre moitié se repose pendant ce temps-là, et ainsi alternativement. On entend bien que cette moitié qui rame est la moitié des deux côtés de la galère, douze rames de chaque côté, depuis l’arrière jusqu’au milieu ou centre de la galère, et d’un seul coup de sifflet ces deux quartiers se relèvent dans un instant. On ne commande aucune manœuvre soit de voile ou de rame à la voix, et tout s’y fait au son du sifflet, que l’équipage et la chiourme entendent parfaitement. C’est un langage qui s’apprend par le long et fréquent usage. Ce sont les comites qui commandent tout par le sifflet après en avoir reçu l’ordre du capitaine. Toutes les manœuvres et tout le travail qu’il faut faire se nomment par les différents tons du sifflet. Ceux qui n’y comprennent rien, pensent entendre des rossignols ramager.

Il n’est pas étonnant de voir les comites des galères si cruels et si impitoyables contre la chiourme. C’est leur métier, à quoi ils sont élevés de jeunesse, et ils ne sauraient faire naviguer leur galère autrement, mais de voir les capitaines et officiers majors, qui sont tous gens de famille et bien élevés, s’acharner à cette cruauté et commander continuellement aux comites de frapper sans miséricorde, c’est ce qui se passe et qui paraîtra inouï à mes lecteurs. Il n’y a, cependant, rien de si vrai. Pour en donner un exemple, lorsque nous prîmes devant la Tamise cette frégate anglaise nommée le Rossignol, comme la nuit approchait et qu’on craignait de n’arriver pas assez tôt à ladite frégate, on fit extraordinairement forcer la rame. Notre lieutenant ordonnant au comite de redoubler les coups de corde sur la chiourme et le comite lui disant, que, quoiqu’il fît de son mieux, il ne voyait pas de moyen que nous prissions cette frégate à cause de la nuit qui s’avançait, le lieutenant lui répondit que, s’il ne voyait pas cette frégate en notre pouvoir, il se pendrait plutôt lui-même à l’antenne de la galère. « Redouble tes coups, bourreau, dit-il, pour animer et intimider ces chiens-là. Fais comme j’ai souvent vu faire aux galères de Malte. Coupe le bras d’un de ces chiens pour te servir de bâton et pour en battre les autres. » Et ce barbare lieutenant voulait forcer le comite à mettre cette cruauté en exécution. Mais le comite, plus humain que lui, n’en voulut rien faire et une demi-heure après, lorsque nous fûmes à bord de la frégate, la première décharge qu’elle nous tira tua ce cruel lieutenant sur le coursier. Il arriva même, comme si son cadavre ne méritait pas sépulture, que, quoiqu’on prît toutes les précautions possibles pour porter son corps à terre, et que nous ne fussions pas trois jours en mer après sa mort, ce cadavre s’empuantit si fort qu’il fut impossible de le souffrir plus longtemps et il fallut le jeter à la mer à la vue de Dunkerque.

Les officiers, non plus que le reste de l’équipage, ne se couchent jamais pour dormir lorsque la galère navigue, soit à la rame, soit à la voile, n’y ayant aucune place vide, ni exempte de manœuvre, pour que quelqu’un puisse reposer. Le fond de cale même est plein de vivres, voiles, cordages et autres apparaux de la galère et il n’y a que les mousses de chaque chambre qui y demeurent jour et nuit. Les soldats sont assis sur leur paquet de hardes à la bande ou galerie. Les matelots, mariniers et les bas-officiers s’asseyent comme ils peuvent sur la rambade[10] et autres lieux assez incommodes. Les officiers majors s’asseyent sur des chaises ou fauteuils dans la guérite ou chambre de poupe.

Mais lorsque la galère est à l’ancre ou dans un port, on tend la tente, qui est faite d’une forte toile de coton et fil, à bandes bleues et blanches. Cette tente règne d’un bout à l’autre de la galère. On la lève par de grosses barres de bois, qu’on appelle chèvres, mises de distance en distance, et qui sont de longueur différente pour faire faire le dos d’âne à cette tente, qui se trouve élevée à son bout du côté de la poupe d’environ huit pieds, au centre ou milieu de la galère, de vingt pieds, et à son bout à la proue, d’environ six pieds. Le bas aboutit à l’aposti[11] au bord de la galère, de chaque côté. Cette tente, bien tendue et attachée audit aposti, couvre toute la galère, et par sa forme et tenture est telle qu’aucune pluie, pour si forte qu’elle soit, ne peut la traverser. Ayant donc ainsi élevé cette tente, tout le monde se repose et pendant le jour chacun s’occupe, soit à prendre son repas ou à coudre et à tricoter des bas de coton, que tous les galériens savent faire. Les matelots et mariniers se divertissent et dansent au son du tambourin, en quoi les Provençaux excellent. Un homme a ce
Brigantin ou demi-galère.
(Différents bâtiments de la Méditerranée par Guéroult du Pas.)
tambourin pendu à son cou, fait comme la caisse d’un tambour de guerre, mais plus long. D’une main, il frappe avec une baguette sur ce tambourin pour battre la mesure ou cadence. Il a une petite flûte dans l’autre main, dont il joue ; et c’est un vrai plaisir de voir danser et sauter ces mariniers provençaux au son de cet instrument[12].

La nuit venue, et après qu’on a soupé, à chaque banc destiné pour les officiers, les galériens dressent une table de la longueur de six pieds et de trois de large. Cette table se met sur deux traverses ou gros bâtons, les uns de bois, d’autres de fer. Ces traverses sont soutenues par quatre pivots, deux fichés dans un banc, et deux dans le banc prochain. Cette table, ainsi posée sur ces deux traverses, se trouve élevée au-dessus des bancs d’environ trois pieds. Les officiers ont de bons matelas de laine et de crin qu’on serre le jour dans le fond de cale. On dresse ces matelas sur ces tables, chacun à sa place. On y met un coussin ou traversin, qui est appuyé par une têtière de bois, ensuite les draps et couverture du lit. Puis, on l’entoure d’un pavillon de toile de coton très forte, la pointe duquel s’attache au haut de la tente à une corde et poulie destinées à cet usage. Ce pavillon ainsi élevé, sa pointe en haut, son bas, qui est fort ample, entoure le lit à l’égal du meilleur lit d’ange[13], et tous ces lits, avec leur pavillon à bandes bleues et blanches, et ainsi dressés de chaque côté du coursier, qui forme comme la rue ou le chemin, sont une assez belle perspective d’un bout à l’autre de la galère, qui est toujours bien illuminée par divers falots, qui pendent à la tente depuis la poupe jusqu’à la proue. Tout ce dressement de lit se fait en un instant. Après quoi, l’on ordonne la couchée à la chiourme par un coup de sifflet. Les officiers et équipages se couchent quand ils veulent, mais dès qu’on a ordonné à la chiourme de se coucher, pas un ne peut se tenir debout, ni parler, ni remuer le moins du monde ; et si quelqu’un de ladite chiourme est obligé d’aller à l’aposti, au bord de la galère, pour y faire les nécessités naturelles, il est obligé de crier « à la bande » ; et il n’y peut y aller que l’argousin ou pertuisanier, préposé à la garde de la chiourme, ne lui ait donné la permission par un cri de : « Va ! » si bien que toute la nuit un silence profond règne sur la galère, comme s’il n’y avait personne. Les mariniers dressent un pavillon de chaque côté de la rambade qui se trouve en dehors de la grande tente et ils couchent tous sous ces pavillons à l’abri de la pluie et de la fraîcheur de la nuit. Les soldats s’accroupissent le mieux qu’ils peuvent sur la bande et les galériens dans leur banc, assis sur la pédagne, et la tête appuyée contre le banc.

Voilà de quelle manière chacun se place pour dormir, lorsque la galère est armée. Mais en hiver que la galère est désarmée et que les officiers et équipages sont logés à terre, à la réserve des comites, argousins et pertuisaniers, qui ne bougent ni jour ni nuit de la galère, pour lors les galériens ayant plus de place, s’accommodent de quelques bouts de planches et se couchent plus commodément, quoique sur la dure, se couvrant de leurs capotes.

Une galère armée a toujours deux chaloupes, le caïque et le canot. Lorsqu’on part d’un port ou d’une rade, on embarque les deux chaloupes sur la galère, l’une à droite, l’autre à gauche avec des palans à poulie. Elles sont placées sur deux potences, qu’on nomme chevalets, élevées de six pieds au-dessus des bancs qu’elles couvrent, si bien qu’elles ne prennent aucune place et n’empêchent aucune manœuvre, car les rameurs rament aussi facilement sous ces chaloupes ainsi posées, que s’il n’y en avait pas. Lorsqu’en mer on veut aller parlementer avec quelque navire qu’on rencontre, on débarque dans un moment le canot avec beaucoup de facilité, et le caïque de même, si on en a besoin, et l’on les rembarque fort aisément lorsqu’on s’en est servi, et aussitôt qu’on mouille l’ancre, on les débarque tous les deux, les attachant au derrière de la galère, toujours avec bonne garde, de peur que les esclaves, principalement les Turcs, qui sont toujours déchaînés et n’ont qu’un anneau de fer à la jambe, nuit et jour, ne se sauvent par les moyens de ces chaloupes. On leur permet pourtant de même qu’à ceux de l’équipage d’y aller fumer ; car dans les galères il est défendu à qui ce soit de fumer sous peine d’avoir le nez et les oreilles coupés. Les officiers majors eux-mêmes, ni le capitaine, n’y oseraient fumer tant la défense en est rigoureuse de la part du roi, et cela à cause qu’une galère de France, il y a longues années, sauta en l’air, le feu s’étant mis à sa poudre, et on crut que cet accident avait été causé par un Turc qui fumait auprès de la soute à poudre.

L’ordre de la Cour pour désarmer les galères étant venu, ce qui est ordinairement vers la fin d’octobre, les galères avant d’entrer dans le port, débarquent leur poudre à canon ; car on ne pénètre jamais dans un port avec la poudre. Ensuite on entre les galères, et on les range le long du quai, selon le rang d’ancienneté du capitaine, le derrière de la galère contre le quai. On dresse un pont, qu’on nomme la planche, pour aller de la galère sur le quai. On met bas les mâts qu’on enferme dans le coursier, et leurs antennes tout du long sur les bancs. On décharge ensuite l’artillerie et les munitions de guerre et de bouche, voiles, cordages, ancres, etc. On congédie les matelots de rambade, qui ne sont pas entretenus, et les pilotes côtiers. Le reste de l’équipage, à Dunkerque, logeait dans les casernes de la ville. Les officiers majors y avaient leurs pavillons, mais ils n’y logeaient que rarement, la plupart allant passer leur quartier d’hiver à Paris, ou chez eux. Ceux qui restaient, pour se distinguer, louaient les plus belles maisons de la ville, car ces messieurs sont presque tous des premières maisons du royaume, la plus grande partie cadets de famille, lesquels, comme on sait, n’héritent de leur patrimoine que l’éducation et ne vivent que des bienfaits du roi. C’est pourquoi ils sont presque tous chevaliers de Malte qui, faisant entre autres le vœu de chasteté, ne se peuvent marier, et comme, après leur mort, tout ce qu’ils laissent va à la religion de Malte, ils ne s’attachent pas à laisser du bien après eux, mais vivent fort splendidement[14]. Ce qu’ils peuvent bien faire, car leurs appointements sont gros[15].

Enfin, la galère étant entièrement vide, la chiourme s’y trouve assez au large pour que chacun des galériens y établisse son pauvre et chétif quartier d’hiver. Chaque banc se procure quelque bout de planche, qu’ils mettent en travers sur les bancs, et où ils font leur lit, mettant pour tout matelas dessous leur corps une vieille serpillière et se couvrant ou plutôt s’enveloppant dans leur capote. Les vogue-avant qui sont les premiers de la rame, et, par conséquent
Caïque de Galère.
(Différents bâtiments de la Méditerranée, par Guéroult du Pas.)
les chefs du banc, se couchent mieux ayant la banquette pour eux, qui est le marchepied du banc, de la largeur de deux pieds, et assez longue pour s’y coucher de son long. Le second se couche aussi assez bien tout de son long dans le ramier, qui est l’endroit du banc sur le tillac, où la rame aboutit, et comme en hiver les rames en sont ôtées, cette place sert de lit au second rameur de la rame. Les autres quatre s’accommodent avec leur bout de planche ou à la bande.

Dès que le temps se met au froid, au lieu d’une tente, on en met deux l’une sur l’autre. Celle de dessous est ordinairement de gros bourras, de la même étoffe que les capotes, ce qui tient la galère assez chaude, au moins pour empêcher d’y mourir de froid, car ceux qui n’y sont pas accoutumés et qui se chauffent dans leur maison auprès d’un bon feu, n’y sauraient résister vingt-quatre heures sans périr, lorsqu’il gèle un peu fort. Si ces misérables galériens pouvaient avoir un peu de feu pour se chauffer et de la paille pour se coucher, ils s’estimeraient très heureux ; mais il n’en entre jamais sur les galères.

Dès la pointe du jour, les comites, qui couchent toujours dans la galère, de même que les argousins et pertuisaniers, pour la garde de la chiourme, font entendre leurs sifflets pour réveiller et faire lever la chiourme. Cela ne manque jamais à la même heure ; car la commandante des galères tire, le soir après le soleil couché et le matin à la pointe du jour, un coup de canon, qui est l’ordre pour le coucher et le lever des chiourmes, et si le matin quelqu’un est assez paresseux pour n’être pas d’abord sur pied au coup de sifflet du comite, les coups de corde ne lui manquent pas. La chiourme étant levée, le premier soin est de plier les lits et de mettre le banc en ordre, le balayer et y jeter plusieurs seaux d’eau pour le rafraîchir et le nettoyer. On élève la tente avec de gros bâtons, longs de vingt pieds, qu’on appelle boute-fort, et qu’on met de chaque côté de la galère pour donner l’air et la clarté. Mais quand il fait froid, on n’ouvre la tente que du côté qui est à l’abri du vent.

Cela étant fait, chacun s’assied dans le banc, travaillant de ses mains à son profit. Il faut savoir que personne, dans la chiourme, ne peut être sans rien faire. Les comites, qui sont tout le jour à observer la chiourme, s’ils en voient quelqu’un qui soit à rien faire, lui demandent, la corde à la main, d’où vient qu’il ne travaille pas. S’il dit qu’il ne sait point de métier, on lui fait donner du coton filé pour qu’il en broche des bas, et s’il ne sait pas brocher, on ordonne à un galérien de son banc de le lui enseigner. Ce métier est bientôt appris, mais comme il s’en trouve toujours qui, outre qu’ils sont fainéants, n’apprennent pas facilement ou s’opiniâtrent à ne pas apprendre, les comites ne manquent pas de le remarquer, et ils les rossent d’importance. S’ils voient qu’un tel paresseux ou entêté n’apprend pas du tout ce qu’on lui enseigne, alors ils lui donnent un boulet de canon à éclaircir, en le menaçant, que s’il ne l’a pas rendu clair comme de l’argent du matin au soir, il sera roué de coups. C’est une chose impossible que d’éclaircir un boulet de canon, et quand ce misérable y travaillerait toute sa vie, y aurait-il employé tout le sable qu’il pourrait trouver et tout le tripoli de l’univers, il n’en viendrait pas à bout. Ainsi il est immanquable qu’il sera rossé ; et tous les jours c’est à recommencer jusqu’à ce que ce malheureux se résolve enfin à apprendre à tricoter, car un comite n’en démord jamais.

Il y en a plusieurs parmi la chiourme qui savent des métiers, et qui les apprennent à d’autres, comme tailleur, cordonnier, perruquier[16], graveur, horloger, etc. Ceux-là sont heureux en comparaison de ceux qui ne savent que brocher ; car dans l’hiver, lorsque les galères sont désarmées, on leur permet de dresser de petites baraques de planches, sur le quai du port, chacun vis-à-vis de sa galère[17]. L’argousin les y enchaîne tous les matins et au soir il les renchaîne dans la galère. Cet argousin, pour sa peine et celle de veiller sur eux, a un sol par jour, que chacun d’eux paie exactement[18].

Les Turcs, pour la plupart, n’ont pas de métier, et on ne les oblige pas à tricoter, car, comme ils sont assez intrigants d’eux-mêmes, et qu’ils ne sont jamais enchaînés, en payant un sol par jour à l’argousin, ils vont rôder par la ville et travaillent chez les bourgeois qui les veulent occuper, soit à fendre du bois ou autres ouvrages pénibles et tous les soirs ils reviennent à la galère, n’ayant presque pas d’exemple qu’aucun tâche de se sauver. Aussi n’en ont-ils pas la facilité, tout libres qu’ils soient, car ils sont si reconnaissables par leur teint d’ordinaire brûlé et par leur langue franque, qui est un véritable baragouin, qu’ils ne seraient pas à une demi-lieue de la ville qu’on les ramènerait en galère, car il y a vingt écus de prime pour ceux de la ville ou de dehors qui ramènent un Turc ou un forçat qui s’est évadé ; et lorsqu’il arrive que quelqu’un de la chiourme s’évade, les galères ont la précaution de tirer un coup de canon, de distance à autre, pour avertir de cette évasion. Alors tous les paysans, principalement à Marseille, courent après cette curée avec leur fusil et leur chien de chasse, et il est comme impossible que ce pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains. J’en ai vu divers exemples à Marseille. Pour ce qui est de Dunkerque, les Flamands avaient cette chasse en horreur, mais la soldatesque, dont tout était rempli à Dunkerque et aux environs, n’y regardait pas de si près pour gagner vingt écus. Il est arrivé à Marseille qu’un fils ramena son propre père aux galères, d’où il s’était sauvé. Il est vrai que l’intendant en eut tant d’horreur qu’après avoir fait compter les vingt écus, il le fit mettre à la chaîne comme forçat, sans dire pourquoi et sans sentence, si bien qu’il y resta toute sa vie, aussi bien que son malheureux père. Tant il est vrai que la nation provençale est généralement perfide, cruelle et inhumaine ! Il me souvient qu’en traversant la Provence pour aller à Marseille, étant enchaînés à la grande chaîne, nous tendions nos écuelles de bois à ceux qui se trouvaient sur notre passage dans les villages pour les supplier de nous y mettre un peu d’eau pour nous désaltérer. Mais ils avaient tous la cruauté de n’en vouloir rien faire. Les femmes même, auxquelles nous nous adressions plutôt, comme au sexe ordinairement le plus susceptible de compassion, nous disaient des injures en leur langage provençal, « Marche, marche, nous disaient-elles, là où tu vas, ne te manquera pas d’eau. »

On voit donc le long du quai où sont les galères, une longue rangée de ces baraques avec deux ou trois galériens dans chacune, exerçant leur métier ou leur industrie pour gagner quelques sols[19]. Je dis industrie, car il n’y en a, qui ne s’occupent qu’à dire ce qu’on appelle la bonne aventure, ou à tirer l’horoscope. D’autres vont plus loin, et contrefont les magiciens et toute leur magie consiste dans leur industrie.

De mon temps, à Marseille, il y avait sur la Grande-Réale, où j’étais, un vieux galérien nommé père Laviné. Cet homme avait le renom de ne jamais manquer à faire retrouver les choses perdues ou volées. Un jour, un marchand de Marseille avait oublié de serrer dans sa caisse vingt louis d’or qui étaient restés dans son comptoir sur son pupitre et qui furent éclipsés. Ce marchand, ayant fait toutes les recherches possibles, s’adresse à mon rusé magicien Laviné, qui l’assure que, quand ses louis seraient en enfer, il les lui ferait retrouver. Il accorde à un louis pour lui et prie le marchand de lui donner une liste de toutes les personnes qui composaient sa famille et son domestique, ce que le marchand fit. Il ordonne de plus que toutes ces personnes se trouveraient, le lendemain matin, dans la maison du marchand, sans qu’il en manquât une seule, ce qui fut fait. Ce même matin, Laviné fut chez le marchand, portant dans ses mains un coq tout noir et un vieux bouquin tout graisseux qu’il disait être son grimoire. D’entrée, il demanda au marchand si tous ceux de sa maison étaient là. Celui-ci répondant que oui, Laviné les fit tous assembler dans une chambre. Il y en avait une autre à l’opposite. Il pria le marchand de faire bien fermer ces deux chambres pour qu’elles fussent entièrement obscures. Alors, Laviné récita tout haut en un langage barbare et incompréhensible quelques passages de son grimoire. Ensuite il avertit tout haut le marchand qu’il savait que le voleur de ses louis était dans la chambre, qu’il l’allait bientôt connaître par le chant de son coq, qui ne manquait jamais, mais il pria de ne pas s’étonner si le diable emportait le voleur, « car, dit-il, c’est son dû, et le diable ne fait rien pour rien ». Il disait cela d’un air à imposer aux plus incrédules. Après quoi, dans l’obscurité, sans que personne ne le vît, il remplit le dessus du dos de son coq de noir de fumée et se tenant à la porte à l’opposite de celle où étaient tous ceux de la maison, il les appela tous par leurs noms, l’un après l’autre, leur ordonnant qu’en passant auprès de lui chacun mît la main sur le coq qu’il tenait par les pattes, en les assurant par son grimoire infaillible que le coq ne sentirait pas plus tôt la main du voleur sur son dos qu’il chanterait, et gare, disait-il, la griffe du diable qui l’emportera comme une mouche. Or, il arriva qu’une servante, qui avait fait le vol, se sentant coupable et cependant voulant passer par l’épreuve, plutôt que d’avouer le fait, s’avisa d’une ruse pour empêcher que, si le coq chantait sous sa main, le diable ne l’emportât. Elle résolut à la faveur de l’obscurité de passer sans toucher le coq. Chacun le fît hardiment à la réserve de la servante coupable qui passa la main à côté sans toucher le coq, si bien que cette revue ne produisit aucun chant de coq. Mais Laviné, ayant fait ouvrir tous les volets de cette chambre, ordonna à chacun de présenter sa main ouverte, et il ne se trouva que celle de la servante qui fût blanche, celles des autres étant toutes noircies par le noir de fumée, qui était sur le dos du coq. Laviné s’écria d’abord : « Voici la voleuse des louis. Je m’en vais appeler le diable pour l’emporter. » Cette servante eut tant de frayeur qu’elle demanda grâce à genoux, avoua le vol et rendit les louis. Je n’ai raconté ceci que pour donner un exemple de l’industrie des galériens pour attraper l’argent des bonnes gens.

Il y a aussi dans ces baraques des joueurs de gibecière, de faux joueurs à la jarretière, des escamoteurs qui, priant les passants de leur changer un écu, en touchant leur petite monnaie, la leur enlèvent ou escamotent sans qu’ils s’en aperçoivent le moins du monde ; et quand ils ont fait leur coup, ils changent d’avis sous quelque prétexte pour ne pas changer leur écu. Il y a aussi des écrivains, les meilleurs notaires du monde pour faire de faux testaments, de fausses attestations, de fausses lettres de mariage, de faux congés pour les soldats ; mais ce dernier leur est trop dangereux, car si cela vient à se découvrir, ils sont pendus sans rémission. Ces écrivains savent contrefaire toutes sortes d’écritures. Ils ont des sceaux et cachets de toutes les sortes, sceaux de villes, sceaux d’évêques, archevêques, cardinaux, etc. Ils ont aussi bonne provision de toutes sortes de caractères pour les contrefaire dans les occasions, toutes sortes de papiers de différentes marques, et sont très habiles pour effacer et enlever plusieurs lignes d’écriture d’un acte authentique, et pour en écrire d’autres du même caractère sans qu’il y paraisse. Enfin ce sont de très habiles fripons, et qui travaillent à très bon marché pour attirer des chalands.

Les gens de métiers, qui travaillent dans ces baraques ne sont pas moins fripons. Le tailleur vole l’étoffe ; le cordonnier fait des souliers dont la semelle, au lieu de cuir, est une petite planchette de bois, qu’il couvre d’une peau de stockfish, collée par-dessus, et où il fait des points artificiels, qui ressemblent parfaitement à la couture d’une semelle, et cette peau, ainsi collée, paraît de couleur et de force comme le meilleur cuir du monde. Le bon marché fait que quantité de lourdauds s’y attrapent. Si je voulais décrire tous leurs tours de friponnerie, je n’aurais jamais fait. Il y a aussi beaucoup de Turcs dans ces baraques, mais qui n’y travaillent pas ; ils n’y font que négocier. Les uns font les fripiers, les autres vendent du café, de l’eau-de-vie et semblables choses. Mais tous en général sont grands receleurs de toutes sortes de vols et s’ils y sont découverts, ils en sont quittes pour rendre.

Il n’en alla pourtant pas ainsi d’un Turc de la galère où j’étais à Dunkerque. Ce qui lui arriva mérite par sa singularité d’être rapporté. Deux voleurs volèrent un jour dans la grande église de Dunkerque divers ornements, entre autres la boîte d’argent des saintes huiles destinées à l’administration du sacrement de l’extrême-onction. Ils portèrent cette boîte à un Turc de notre galère, nommé Galafas, qui était dans sa baraque et la lui vendirent. Galafas, après l’avoir achetée, demanda à ces voleurs si cela n’était pas robe santa, c’est-à-dire chose sacrée. Les voleurs le lui avouèrent, ce qui intrigua[20] un peu Galafas, qui crut devoir faire changer de forme cette boîte. Pour cet effet, il sort l’huile avec le coton imbibé qui y était, en graisse ses souliers pour mettre tout à profit et avec un marteau aplatit la boîte. Ensuite il fait un trou dans la terre au dedans de sa baraque et y enfouit cette boîte ainsi aplatie. Mais par malheur, l’un de ces voleurs fut pris et convaincu du vol. On lui demanda ce qu’il avait fait de cette boîte aux saintes huiles. Il confessa l’avoir vendue au Turc Galafas. On mène ce voleur à la baraque de Galafas, qui avoua le fait ingénument. On lui demanda où était la boîte. Il montra l’endroit où il l’avait enfouie. On en avertit d’abord le curé de la ville, afin qu’il vînt lui-même lever cette précieuse et sainte relique qu’aucun autre qu’un prêtre n’avait le droit de toucher. Le curé, avec ses prêtres, y accourt en surplis et avec la croix comme à une procession. On fouille dans la terre à l’endroit que le Turc
L’armement des galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
leur disait. On y trouve la boîte écrasée à coups de marteau et comme on ne voyait point d’huile répandue, on demande au Turc ce qu’il avait fait de l’huile qui était dans la boîte. « J’en ai graissé mes souliers, dit-il. Si j’avais eu de la salade, je l’en aurais garnie ; car j’ai goûté cette huile qui était très bonne. » Alors tous ces prêtres de crier : « À l’impiété ! au sacrilège, » et le Turc de rire et de se moquer d’eux. Cependant on lui fit déchausser ses souliers. Ce fut le curé lui-même qui le déchaussa, car quel autre que lui aurait osé porter ses mains profanes sur ces souliers sanctifiés par ces saintes huiles ? Ce fut enfin avec de grandes cérémonies et des battements de poitrine qu’on mit les souliers de Galafas, la boîte aplatie et toute la terre, qu’on jugea qui avait touché cette boîte, dans une nappe de l’autel, que quatre prêtres portaient tenant chacun un coin de la nappe, et chantant des hymnes d’affliction jusqu’à la grande église où le tout fut enterré sous l’autel. La baraque de Galafas fut démolie, et on en rendit la place hors d’aucun usage, en y amoncelant des pierres et des débris, comme un monument du sacrilège commis. On mit Galafas dans la galère, enchaîné de doubles chaînes et les menottes aux mains. Mais personne ne travaillait à son procès à cause d’un conflit de juridiction.

Le conseil de guerre des galères prétendait l’office et le clergé se le voulait approprier. Il y avait une autre raison pour laquelle le commandant ne pouvait livrer Galafas au pouvoir du clergé, qui est que la Cour avait réglé depuis maintes années qu’aucun tribunal de justice du royaume ne pourrait se saisir d’aucun forçat ou esclave des galères du roi, que préalablement un tel forçat ou esclave ne fût délivré, par une grâce du roi, du supplice des galères et que le forçat ou esclave n’eût de sa bonne et pure volonté accepté cette grâce, lui étant permis de l’accepter ou de la refuser et en ce dernier cas, il devait rester toute sa vie aux galères. Le clergé de Dunkerque, bien informé de ceci, sollicita la Cour pour obtenir cette grâce. À quoi il réussit facilement. Cependant, Galafas était enchaîné à double chaîne et s’attendait à passer fort mal son temps lorsqu’un jour le major des galères lui vint annoncer sa liberté, le félicitant de ce qu’au lieu de périr entre les mains de la justice, le roi, au contraire, lui faisait grâce. Galafas, qui ignorait le piège qu’on lui tendait, accepta sa grâce avec joie. Sur-le-champ, le major le fit déchaîner et, lui mettant sa lettre de grâce ou passeport dans la main, lui dit qu’il était libre. Galafas ne fit qu’un saut pour sortir de la galère ; mais le clergé, qui avait machiné cette affaire et qui n’avait d’autre crainte que celle que Galafas refusât sa grâce, avait si bien aposté les suppôts de la justice sur le quai aux avenues de la galère que le pauvre Turc n’en fut pas plus tôt descendu qu’il se vit arrêter et conduire aux prisons de la ville. Il eut beau crier que le roi lui avait fait grâce de tout le passé. On lui répondit que Sa Majesté ne la lui avait fait que de sa détention comme esclave et non du crime qu’il venait de commettre. Enfin, il en fallut passer par là. La Justice, à la requête du clergé, lui fit son procès dans les formes et ayant atteint et convaincu ledit Galafas de sacrilège au premier chef, le condamna à être brûlé vif et ses cendres jetées au vent. Galafas en appela au Parlement de Douai. On l’y transféra pour y faire confirmer sa sentence. Mais comme il se passa beaucoup de temps depuis sa détention et pendant qu’il était à Douai, les Turcs des galères de Dunkerque trouvèrent le moyen de faire tenir une lettre à Constantinople qui fut remise entre les mains du Grand-Seigneur, lequel aussitôt fît appeler l’ambassadeur de France et lui déclara que si on faisait mourir Galafas pour un fait de cette nature que les Turcs ignorent être un crime, lui, Grand-Seigneur, ferait mourir du même supplice cinq cents chrétiens, esclaves français. Sur cette déclaration, l’ambassadeur de France dépêcha un exprès à sa Cour, qui donna ses ordres au parlement de Douai, en vertu desquels Galafas en fut quitte pour avoir le fouet le long du quai de Dunkerque, et au lieu d’esclave qu’il était, il fut condamné aux galères perpétuelles, ce qui fit son bonheur, car peu de temps après il fut délivré à plein, soit par politique envers le Grand-Seigneur, ou en vertu de quatre cents livres qu’il donna pour sa délivrance.

Pendant qu’une partie des chiourmes s’occupe ainsi sur le quai dans leurs baraques, le reste, qui fait le plus grand nombre, est à la chaîne dans leurs bancs, à la réserve de quelques-uns qui se font déchaîner pendant le jour, moyennant un sol. Ceux-là peuvent se promener par toute la galère et y faire leur négoce. La plupart de ces déferrés font les vivandiers. Ils vendent du tabac (car l’hiver on peut fumer), de l’eau-de-vie, etc… D’autres ont dans leur banc une petite boutique de beurre, fromage, poivre, vinaigre, du foie de bœuf et des tripes cuites qu’ils vendent à la chiourme pour peu d’argent, car pour cinq ou six deniers, qui font un demi-sol, on s’y pourvoit pour faire son repas avec le pain que le roi donne. À l’exception donc de ceux qui sont déchaînés en payant un sol par jour, tous les autres sont assis dans leur banc, tricotant des bas. On me demandera où ces galériens prennent le coton pour travailler. Le voici : plusieurs Turcs, du moins ceux qui ont de l’argent, font ce négoce, où ils ont un profit visible et clair, principalement à Marseille. Ces marchands livrent à ces Turcs autant de coton qu’ils en veulent et les Turcs leur paient le coton en bas de coton. Ces Turcs livrent tant de livres de coton filé aux forçats pour le brocher et en faire des bas de toute grandeur, leur étant indifférent de brocher de grands ou petits bas, parce que le prix du brochage se fait par livre pesant, si bien que le forçat qui a reçu, par exemple, dix livres de coton filé, rend le même poids de coton broché en bas de la grandeur qu’on lui a ordonnée, et le Turc lui paye pour la façon des bas tant par livre, selon qu’ils en sont convenus, mais c’est ordinairement un prix fixe. Il faut que le forçat prenne bien garde de ne pas friponner le coton qu’on lui a confié, car s’il en manque la moindre chose ou que le forçat ait mis le coton dans un lieu humide pour lui faire reprendre le poids qu’il en a détourné, on lui donne une cruelle bastonnade. Cela arrive fréquemment, car les forçats sont si adonnés à boire qu’un grand nombre parmi eux pour se satisfaire à cet égard s’exposent à ce cruel supplice, dont rien ne peut les garantir. Ils n’ont pas
Le Galérien perruquier.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
même l’espérance de cacher leur friponnerie. Un voleur, un meurtrier, tous les autres criminels, se flattent toujours que leur crime ne viendra pas au jour, mais ceux-ci n’en peuvent concevoir la moindre espérance. Cependant il arrive très souvent que, lorsqu’ils ont reçu le coton de leur maître, ils le vendent au premier Turc d’une autre galère. Ayant reçu l’argent, ils se mettent trois ou quatre de compagnie pour boire tant que cet argent dure et souvent quand il est fini, les associés buveurs vendent aussi le coton qu’ils ont de leur maître ; et n’ayant plus rien, ils attendent, patiemment et en gaussant de leur future bastonnade, que leur maître vienne demander leur travail. J’oubliais de dire que la façon se paie d’avance, ce qui occasionne qu’ils vendent leur coton, car ils s’enivrent de l’argent de la façon et dans cet état ils bravent le péril inévitable. Lorsque le Turc vient demander l’ouvrage, ils lui disent effrontément : « Voilà de quoi te payer, » en frappant sur leur dos. Le Turc s’en plaint au comite et, le matin, à neuf heures, que le major vient régulièrement à l’ordre, tous les comites s’assemblent autour de lui et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa galère, et sans autre forme de procès, on fait dépouiller ces vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade, telle que je l’ai dépeinte plus haut, vingt-cinq, trente coups, ou, si c’est une récidive, cinquante. Ces derniers n’en reviennent guère.

J’en ai vu un sur notre galère qui, ayant reçu le travail de son maître, et ayant bu l’argent de la façon avec un de ses camarades nommé Saint-Maur, lui conseilla de vendre la laine, car c’étaient des bas de laine. L’autre en faisait quelque difficulté alléguant la bastonnade, mais Saint-Maur l’encouragea en lui disant : « Camarade, si tu reçois la bastonnade, je te ferai voir que je suis honnête homme, et que je veux la recevoir aussi bien que toi », comme si les coups de l’un adoucissaient ceux de l’autre. Enfin l’accord fut fait à cette condition. Ils burent à tire-larigot en chantant et se divertissant tant que l’argent de la laine dura et, lorsqu’il fallut rendre le travail au maître, ils montrèrent leur dos pour tout paiement. Le major vint faire donner la bastonnade au délinquant. Saint-Maur, pendant qu’on frappait son camarade, se dépouillait et se préparait à danser à son tour. Ses camarades de son banc avaient beau le dissuader de se faire donner la bastonnade de gaieté de cœur ! « Je suis honnête homme, disait-il, j’ai bu ma part de l’argent de la laine. Il est juste que je paye mon écot. » Après que le major eut fait bâtonner le vendeur de laine, il allait sortir de la galère, car il n’avait rien à faire avec Saint-Maur. Mais celui-ci l’appelant, le major vint voir ce qu’il avait à lui dire. « C’est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie de me faire donner autant de coups de bastonnade que mon bon ami vient d’en recevoir », lui alléguant son honneur et sa parole donnée. Le major, indigné de la bravade de ce coquin, lui fit donner une telle bastonnade qu’il en mourut peu de jours après.

Concluons de là que le vice suit toujours ces misérables qui souffrent pour leurs crimes et qu’au lieu de s’amender par un châtiment si rigoureux, ils regimbent contre l’aiguillon, le bravent et même s’y endurcissent à un point qu’il semble qu’ils ont quitté tout sentiment d’hommes pour prendre toute la méchanceté du démon. On ne peut, en un mot, rien imaginer d’horrible en méchanceté que ces misérables ne possèdent au suprême degré. Les blasphèmes les plus exécrables, dont ils s’étudient à inventer de nouveaux formulaires, les crimes les plus affreux, qu’ils se vantent d’avoir commis et qu’ils désirent de pouvoir encore commettre, font hérisser les cheveux d’horreur. Cependant les aumôniers leur font faire de gré ou de force leur devoir de religion, tout au moins une fois l’an. Ils vont tous à confesse à Pâques et reçoivent l’hostie consacrée. Mais, bon Dieu, en quel état ces malheureux s’en approchent-ils ! Forcenés de rage, maudissant les aumôniers et comites, qui les y forcent, ils reçoivent enfin ce sacrement que les prêtres et les dévots de la religion romaine regardent comme la chose la plus auguste et la plus sainte, ils le reçoivent, dis-je, avec aussi peu d’apparence de contrition et aussi peu de dévotion que s’ils étaient dans un cabaret à boire bouteille. Les aumôniers n’y prennent pas autrement garde. Pourvu qu’ils les obligent à faire cet acte de catholicité, ils ne s’informent pas du reste.

Il faut pourtant avouer que tous les galériens de la chiourme, condamnés pour leurs crimes, ne sont pas également méchants et scélérats. J’en ai connu de très honnêtes gens et qui vivaient moralement bien. Il y en avait, qui étaient condamnés pour désertion, parmi lesquels se trouvaient de bons paysans et artisans, qu’on avait enrôlés de force ou par surprise, d’autres pour avoir fait la contrebande, d’autres qui, quoique condamnés pour meurtre, n’avaient tué qu’à leur corps défendant ; quelques-uns aussi — et j’en ai connu de tels — qui étaient innocents du crime pour lequel on les avait condamnés et qui ont vérifié leur innocence dans la suite. Tous ces gens-là, du moins la plus grande partie, se distinguaient par leur manière de vivre et se montraient tout autres que ces infâmes scélérats, nourris et accoutumés à exercer les crimes les plus terribles. Cependant, tous ces scélérats, quelque méchants qu’ils fussent, témoignaient toujours beaucoup d’égards pour nous autres réformés. Ils ne nous appelaient jamais que Monsieur et n’auraient jamais passé devant nous sans nous saluer. J’en avais cinq dans mon banc à Dunkerque, un condamné pour meurtre et assassinat, un autre pour viol et meurtre, le troisième pour vol de grand chemin, le quatrième aussi pour vol. Pour le cinquième, c’était un Turc esclave. Mais je puis dire en bonne vérité, que ces gens-là, tout vicieux qu’ils étaient, me portaient une vraie révérence et c’était à qui serait le premier à me rendre de petits services. Lorsque les plus méchants parlaient de nous, ils ne balançaient pas à dire : « Ces messieurs sont respectables en ce qu’ils n’ont point fait de mal qui mérite ce qu’ils souffrent et qu’ils vivent comme d’honnêtes gens qu’ils sont. »

Les officiers mêmes, du moins la plupart, aussi bien que l’équipage, nous considéraient et s’il se trouvait qu’il y eût dispute ou quelque différend entre les autres galériens et qu’un réformé se trouvât à portée d’en décider ou de rendre témoignage de la vérité du fait, on en passait toujours par sa décision.

J’ai dit que la chiourme était toujours occupée, tant dans les baraques que sur les galères, à gagner quelques sols pour s’aider à vivre. Les comites y donnent de grands soins, et c’est leur intérêt, car faisant vendre le vin à leur taverne à leur profit, tout le gain de la chiourme, du moins la majeure partie, entre par ce moyen dans leur bourse. Une autre raison, c’est qu’il paraît impossible que la chiourme puisse vivre avec le pain et l’eau que le roi lui donne. Ajoutez à cela que l’occupation de ces malheureux pour gagner leur vie les empêche de porter toutes leurs pensées à se sauver de la galère. Outre l’occupation des galériens pour travailler à gagner quelque chose, ils ont celle du service de la galère au dehors et au dedans.

Le service du dehors consiste en ceci : c’est que tous les jours, vingt ou vingt-quatre galériens par galère sont commandés pour aller ce qu’on nomme à la fatigue. C’est
Le repos des Galériens.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
ordinairement à l’arsenal de la marine qu’on les fait travailler à visiter les agrès, apparaux et ustensiles des galères et navires du roi, changer de place, souvent sans nécessité, les mâtures, ancres, artillerie, etc…, ce qui est un rude travail. Voici comme on y conduit ces galériens. On les enchaîne deux à deux à la jambe, et chacun a une ceinture autour des reins où pend un croc de fer, auquel chacun des deux accroche sa chaîne qui leur vient ainsi jusqu’aux genoux, si bien que ce sont leurs reins qui supportent la pesanteur de la chaîne, laquelle, sans l’aide de ce croc, les empêcherait de marcher et d’agir. Ces deux hommes, ainsi enchaînés, se nomment un couple. Les dix ou douze couples par galère s’assemblent tous devant la galère commandante. Chaque galère fait conduire ses couples par un seul pertuisanier et un comite, ou sous-comite, qu’on commande chacun à son tour, les accompagne de là à l’arsenal et fait travailler ces galériens aux ouvrages qui leur sont ordonnés, ayant le gourdin ou la corde à la main, et le soir tous ces couples sont ramenés chacun à sa galère. Les Turcs n’en sont pas exempts. Pour moi, je n’ai jamais été à cette fatigue ; en donnant trois ou quatre sols à un galérien qui y allait pour moi, j’en étais quitte. Chacun a la liberté d’en faire de même.

Le service du dedans de la galère n’est pas moins pénible. On y fait la bourrasque, au moins deux fois par semaine ; et certaines galères, dont les comites sont plus exacts, ou pour mieux dire, plus méchants, la font faire tous les jours. Cette bourrasque ou veresque est le nettoiement de la galère. Quand on veut le faire, le premier comite donne un coup de sifflet qui le désigne. Les deux sous-comites s’arment de leur gourdin sur le coursier, courant de banc en banc pour dégourdir les paresseux. Chaque banc se démonte pièce à pièce. Il faut racler avec une racle de fer — chaque banc en a une — toutes les pièces du banc, qui sont le banc, la banquette, le pedagne, contre-pedagne et les quartiers ou planches. Cela étant fait, les comites examinent de banc en banc, si le tout est bien blanc et bien raclé. Pendant cet examen, le gourdin tombe sur le dos nu des galériens, comme la pluie. Le raclement étant fini, on leur fait laver le tillac à force de seaux d’eau qu’on puise à la mer. Ce qui étant fait, et le tout au son du sifflet, et le corps nu comme la main, de la ceinture en haut, on remet chaque chose à sa place, et on range le banc. Cet exercice dure trois bonnes heures.

Outre cet exercice et les occupations journalières pendant tout l’hiver, il en arrive très souvent d’extraordinaires. C’est lorsqu’il se trouve en ville des étrangers de distinction. Quelquefois le gouverneur leur donne le plaisir de monter sur les galères pour y voir faire l’exercice, dont je viens de parler. D’autrefois c’est l’intendant ou le commissaire de la marine, mais très souvent ce sont les capitaines et lieutenants des galères qui donnent ces fêtes à leurs amis, en les régalant de collations, et même de repas splendides sur leurs galères. Nous étions sur la nôtre, qui était la commandante, presque toujours chargés de cette fatigue extraordinaire, à cause que notre commandant, qui était très magnifique, y entretenait une belle symphonie de douze joueurs de divers instruments, tous galériens, distingués par des habits rouges et des bonnets de velours à la polaque, galonnés d’or, et leurs habits galonnés de jaune, qui était sa livrée. Le chef de cette symphonie, et qui l’avait formée, était un nommé Gondi, un des vingt-quatre symphonistes du roi qui, par débauche et libertinage, avait été chassé de la Cour et, s’étant enrôlé dans les troupes, en avait déserté. Ayant été repris, il fut condamné aux galères et mené sur la commandante de celles de Dunkerque. C’était un des plus habiles musiciens de France, et il jouait de toutes sortes d’instruments. Sa symphonie nous attirait donc souvent beaucoup de visites fatigantes et voici en quoi cette fatigue consistait. On avertissait le comite de faire tout préparer pour recevoir la visite. On commençait par faire d’extraordinaire une bourrasque. On faisait raser tête et barbe à la chiourme, changer de linge et revêtir leur casaque rouge et bonnet de la même couleur. Cela étant fait, qu’on se représente toute la chiourme, qui s’assied dans leurs bancs sur le pédagne, de sorte qu’il ne paraît d’un bout de la galère à l’autre que des têtes d’hommes en bonnet rouge. Dans cette attitude, on attend les seigneurs et dames qui, entrant un à un dans la galère, reçoivent le salut de la chiourme par un cri rauque et lugubre de hau. Ce cri se fait par tous les galériens ensemble sur un coup de sifflet, de sorte qu’on n’entend qu’une voix. Chaque seigneur et dame reçoit un hau pour salut, à moins que leur qualité ou leur caractère ne demande une distinction. Alors on crie deux fois hau, hau. Si c’est un général ou un duc et pair de France, on crie trois fois, hau, hau, hau, mais c’est le plus. Le roi même n’en aurait pas davantage. Aussi nomme-t-on ce dernier salut le salut du roi. Pendant ce salut, les tambours appellent ou battent aux champs suivant le salut et les soldats fort propres sont arrangés à la bande des deux côtés de la galère, le fusil sur l’épaule. Et comme dans ces occasions on dresse les mâts, et souvent on met les rames, les pavillons de toutes couleurs et les banderoles, et que les grandes flammes rouges, et à fleurs de lys jaunes sans nombre, y sont pendues et déployées au vent, le tout ensemble fait un très beau coup d’œil. La guérite ou chambre de poupe, qui est faite en berceau, sans autre couverture qu’une forte toile cirée, est aussi, dans ces occasions de visites de distinction, couverte d’une banderole de velours cramoisi, où pend une riche frange d’or tout à l’entour. Joignez à cette magnificence les ornements en sculpture de la poupe, tous dorés jusqu’à fleur d’eau, les rames abaissées dans les bancs et élevées en dehors en forme d’ailes, toutes peintes de diverses couleurs. Une galère, ainsi parée de tous ses ornements, offre à la vue un spectacle qui frappe d’admiration ceux qui n’en voient que l’extérieur. Mais ceux qui portent leur imagination sur la misère de trois cents galériens qui composent la chiourme, rongés de vermine, le dos labouré de coups de corde, maigres et basanés par la rigueur des éléments et le manque de nourriture, enchaînés jour et nuit, et remis à la direction de trois cruels comites qui les traitent plus mal que les bêtes les plus viles ; ceux, dis-je, qui font ces considérations, diminuent infiniment leur admiration pour ce superbe extérieur. Les seigneurs et dames ayant parcouru la galère d’un bout à l’autre sur le coursier, reviennent à la poupe, s’asseyent sur des fauteuils, et le comite ayant reçu l’ordre du capitaine, commande l’exercice à la chiourme au son du sifflet. Au premier temps ou coup de sifflet, chacun ôte son bonnet de dessus la tête ; au second, la casaque ; au troisième, la chemise. On ne voit alors que des corps nus. Ensuite, on leur fait faire ce qu’on appelle en provençal la monine ou les singes. On les fait coucher tout à coup dans leurs bancs. Alors tous ces hommes se perdent à la vue. Après, on leur fait lever le doigt indice ; on ne voit
L’espalmage de la Galère.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
que des doigts ; puis le bras, puis la tête, puis une jambe, puis les deux jambes, ensuite tout droit sur leurs pieds ; puis on leur fait à tous ouvrir la bouche, puis tousser tous ensemble, s’embrasser, se jeter l’un l’autre à bas, et encore diverses autres postures indécentes et ridicules, et qui, au lieu de divertir les spectateurs, font concevoir aux honnêtes gens de l’horreur pour cet exercice, où l’on traite des hommes, et qui plus est, des hommes chrétiens, comme s’ils étaient des bêtes brutes. Ces sortes d’exercices, comme j’ai dit, arrivent fréquemment dans l’hiver comme dans l’été.

Lorsque le mois de mars vient, ces occupations se multiplient chaque jour par de nouvelles fatigues. On ôte du fond de cale toute la saure : c’est le lest ou ballast de la galère, qui est tout de petits cailloux gros comme des œufs de pigeon. Tous ces cailloux se montent du fond de cale en haut par les écoutilles, dans des mannequins d’osier, lesquels on passe de main en main remplis de ces cailloux jusque sur le quai devant la galère, où deux hommes sont commandés par banc, avec des seaux pour puiser de l’eau de la mer à force, pour laver cet affreux monceau de cailloux et les rendre nets comme des perles. Quand ils sont secs, on les rentre dans la galère. Cette fatigue dure sept à huit jours, y compris le temps qu’on emploie, pendant que la saure est à terre, à caréner la galère, pour la radouber et calfater, ce qui occasionne aussi une grande fatigue aux galériens. La galère étant redressée, chaque jour jusqu’à ce qu’on l’arme produit nouvelle occupation. Premièrement, on visite les câbles des ancres dans la galère ; ensuite tout le cordage neuf s’approprie, et on le passe ou tiraille autour de la galère à force de bras pour le rendre souple et plus maniable. Cette occupation dure plusieurs jours. Vient ensuite la visite des voiles ; et, s’il en faut faire de neuves, c’est le maître comite qui les coupe, et les forçats les cousent, car il n’y a point de voilier sur les galères. Il faut aussi coudre les tentes neuves, raccommoder les vieilles, de même que les pavillons de rambade et ceux qui servent aux lits des officiers, et enfin tant d’autres ouvrages qu’il m’est impossible de les tous particulariser. Cela dure jusqu’au commencement d’avril, qui est d’ordinaire le temps où la Cour envoie ses ordres pour armer les galères.

Cet armement commence par espalmer les galères[21]. Pour cet effet, on renverse une galère sur une autre qui la soutient, tant que la quille ou carène de cette galère renversée se découvre hors de l’eau. Alors on frotte tout ce côté de la galère, depuis sa quille jusqu’en haut, de suif fondu. Après quoi, on la renverse de l’autre côté et on la frotte de même. Voilà ce qu’on appelle l’espalmage, qui est la plus rude de toutes les fatigues, à la vogue près.

Ensuite, on arme la galère de son artillerie, mâts, ancres, cordages, vivres et munitions et tout ce rude ouvrage se fait par la chiourme, qui s’en trouve si harassée qu’on est obligé souvent d’attendre quelques jours pour mettre en mer, afin de lui donner le temps de se refaire.

L’année 1703 se passa sans que nous fissions rien que d’aller alarmer à coups de canon les côtes de l’Angleterre dans la Manche, et cela lorsque le temps le permettait, car il faut du calme pour les galères et tous les hivers nous allions désarmer à Dunkerque. En l’année 1704, nous fûmes dans le port d’Ostende pour y observer une escadre hollandaise, qui croisait à la hauteur de ce port, et lorsqu’il faisait calme, nous allions harceler leurs navires à grands coups de canon hors de la portée de leur artillerie, qui ne portait pas à beaucoup près aussi loin que celle des galères, lesdits navires ne pouvant se remuer à cause du calme, que nous choisissions pour ces sortes d’expéditions, et d’abord qu’il s’élevait un peu de vent, nous nous retirions dans Ostende.

Un jour que le vice-amiral Almonde croisait avec cinq vaisseaux de guerre hollandais à la hauteur de Blankenberghe[22], il fit rencontre d’un pêcheur de cette côte, auquel il donna quelques ducats, afin qu’il allât avec sa barque dans le port d’Ostende, pour avertir le commandant des galères, qu’il avait fait rencontre de cinq gros navires hollandais, revenant des Indes orientales, si pesamment chargés et leurs équipages si malades qu’ils ne pouvaient faire la manœuvre pour gagner quelque port de Hollande. Ce pêcheur, suivant ses instructions, vint dans le port d’Ostende faire son rapport à notre commandant, l’accompagnant de plusieurs circonstances qui paraissaient plausibles. Il disait entre autres choses qu’il avait été à bord de ces navires et y avait fait un bon négoce, leur ayant vendu tout son poisson. On croit facilement ce qu’on souhaite. Notre commandant donna dans le panneau et, à la marée montante, sur les dix heures du soir, nos six galères mirent en mer pour aller chercher ce riche butin. Il faisait un petit vent d’est assez frais. Nous voguâmes toute la nuit, et le matin à la pointe du jour, nous vîmes nos cinq prétendus vaisseaux indiens qui, d’abord qu’ils nous aperçurent, firent mine de forcer de voiles et se mirent tous les cinq à la file les uns des autres, de sorte que nous ne pouvions bien voir que celui qui formait l’arrière-garde et qui était l’amiral. Ces navires étaient si bien masqués, leurs ornements de poupe couverts, les sabords de leurs canons fermés, leurs voiles de hunes amenées ; enfin ils étaient si bien déguisés en navires marchands, qui viennent d’un voyage de long cours, qu’ils nous donnèrent le change, et nous les prîmes effectivement pour cinq navires qui revenaient des Indes. Tous nos officiers, matelots et soldats, ne se sentaient pas de joie dans la ferme espérance de s’enrichir de ce gros butin. Cependant nous avancions toujours et approchions à vue d’œil de cette flotte, qui ne forçait ses voiles, que pour mieux nous faire croire qu’ils avaient peur et pour nous attirer plus en assurance à leur portée dans le dessein de nous bien recevoir, car quoi qu’ils forçassent de voiles, ils trouvaient le moyen de ne pas avancer à l’aide d’un gros câble en double qu’ils laissaient traîner dans la mer au derrière de leurs vaisseaux. Nos six galères voguèrent donc de toute leur force, en front de bataille, et avec une grande confiance que c’étaient des Indiens si pesants et si sales dans leur carène qu’ils ne pouvaient pas avancer. Étant à la portée du canon, nous fîmes une décharge de notre artillerie sur eux. Le vaisseau, qui faisait l’arrière-garde, nous répondit par un coup d’un petit canon de dessus son château de derrière, qui ne portait pas à mi-chemin de nous, ce qui nous encourageait de plus en plus. Nous avancions toujours, faisant un feu horrible de notre artillerie qu’ils souffrirent constamment. Enfin, nous nous trouvâmes si près de leur navire d’arrière-garde que nous commencions déjà à nous préparer pour l’abordage, la hache d’armes et le sabre à la main, lorsque tout à coup leur amiral fit un signal. Incontinent après, leur avant-garde vira de bord sur nous, et les autres de même,
Portrait peint d’après nature.
Par Hyacinthe Rigaud, gravé par Perrot.
(Bibliothèque Nationale. Estampes)
si bien que dans un moment nous fûmes environnés de ces cinq gros navires qui, ayant eu tout le temps de préparer leur artillerie, ouvrirent leurs sabords et firent sur nous un feu épouvantable qui abattit la plupart de nos mâtures et agrès, avec grande tuerie de nos équipages. Pour lors, nous nous aperçûmes que ces prétendus Indiens n’étaient rien moins que de bons et formidables navires de guerre, qui nous avaient donné le change par leur stratagème, pour nous attirer au delà du banc de sable qui règne à deux ou trois lieues de cette côte, et que les gros navires, comme calant trop profond, ne sauraient passer, pendant que les galères, comme ayant moins de calage, y passent facilement. Enfin, nous voyant tout à coup si maltraités, et craignant pis, notre commandant fit le signal du sauve-qui-peut vers le banc que les ennemis ne pouvaient empêcher de gagner. Mais ils nous escortèrent en se rangeant en bataille, avec un feu si terrible sur nous, que nous courûmes le plus grand péril du monde d’être tous coulés à fond. Enfin la proximité du banc de sable nous sauva. Nous regagnâmes Ostende à force de rames, tout délabrés, ayant eu plus de deux cent-cinquante hommes tués dans ce combat et un grand nombre de blessés.

Arrivés à Ostende, le premier soin fut de chercher le pêcheur qui nous avait si bien trompés. Si on l’eût trouvé, on l’aurait pendu dans le moment, mais il n’avait pas été si sot que de nous attendre. Notre commandant ne fut pas fort loué de la Cour et tout le monde fut bientôt instruit de sa crédulité, mais surtout de son imprudence à risquer de faire perdre au roi ses six galères avec trois mille âmes, car les galères ont cinq cents hommes chacune. Je dis son imprudence, car lorsque nous étions en vue des ennemis, et que, tenant conseil de guerre avec les cinq autres capitaines, il fit prévaloir son opinion et conclut que c’étaient des Indiens, l’un des capitaines, nommé M. de Fontête, opina fortement que ce pourrait bien être une tromperie et qu’il croyait qu’il serait bon de s’en assurer, en envoyant notre brigantin pour reconnaître cette flotte. Mais le commandant lui disant que c’était la peur des coups qui le faisait ainsi opiner, M. de Fontête répliqua sans plus hésiter : « Allons, messieurs, aux ennemis ! On verra si j’ai peur », paroles qui nous coûtèrent beaucoup de sang, du moins à la galère du commandant, car, ayant fait le signal du sauve-qui-peut, comme je l’ai dit, M. de Fontête, piqué du reproche que le commandant lui avait fait au conseil de guerre, s’obstina à ne pas se retirer du combat, agissant comme s’il n’avait pas vu le signal de retraite, et les cinq galères s’étant retirées par-dessus le banc, le commandant voyant cette galère en danger d’être coulée à fond, s’écria : « Fontête veut-il me défier d’être si brave que lui ? Allons, dit-il à son comite, fais voguer avant tout aux ennemis. » Le comite, qui sentait apparemment sa mort, se mit à genoux devant lui, le suppliant de n’y point aller ; mais le commandant, le pistolet à la main, l’ayant menacé de lui casser la tête s’il ne faisait exécuter ses ordres sur-le-champ, ce pauvre comite obéit et fît faire avant tout, pour aller porter l’ordre à M. de Fontête de se retirer. Le commandant vint donc se mettre encore une fois au milieu du feu des ennemis, et le premier boulet qui donna sur cette galère emporta la tête du pauvre comite. Le commandant, étant à portée de se faire entendre de M. de Fontête, lui cria de se retirer, ce qu’il fît aussitôt, et à la faveur du banc de sable il échappa, ainsi que la commandante, à la poursuite des Hollandais.

Pendant le reste de cette campagne, nous n’eûmes plus envie de recommencer de nouvelles expéditions. Celle des cinq navires prétendus indiens nous avait tellement abattu le courage et nous craignions si fort le vice-amiral Almonde que nous nous imaginions qu’il était partout avec ses feintes et ses stratagèmes de guerre. Ce fut pendant la campagne suivante que les alliés firent le siège d’Ostende. Nos six galères étaient armées dans le port de Dunkerque, et M. le chevalier de Langeron, mon capitaine, en fut fait chef d’escadre, son prédécesseur, le chevalier de la Pailletrie, étant allé prendre possession de la dignité de grand-baillif de Malte, pour laquelle cette religion l’avait choisi. Notre nouveau commandant reçut un soir un paquet de la Cour, avec ordre d’aller au plus tôt avec ses six galères à Ostende, pour en fortifier la garnison, cette ville étant menacée d’un siège. Nous partîmes sur le champ pour y aller, et avant vogué toute la nuit, le matin nous nous trouvâmes devant Nieupoort, à trois lieues d’Ostende. Nous aperçûmes sur la côte quantité de monde avec des charrettes et des chevaux chargés qui se sauvaient d’Ostende. Nous envoyâmes la chaloupe à la côte pour prendre langue avec de ces gens-là, qui rapportèrent que l’armée des alliés était en vue d’Ostende et que cette place serait certainement investie ce jour-là. Peu après, nous vîmes une armée navale extrêmement nombreuse, qui venait par notre nord, et forçait de voiles pour nous couper la base du banc de sable, qui est entre Ostende et Nieupoort, par où elle devait entrer dans la rade d’Ostende. Nous avions plus d’une heure d’avance et nous pouvions facilement entrer dans Ostende, avant que la flotte y fût arrivée. Mais notre commandant, considérant le péril extrême où nous serions dans ce port, qui n’est à couvert de l’armée de terre que d’un côté, joint à ce qu’il était facile à l’armée de mer de nous envoyer des brûlots, qui auraient pu nous être funestes, et que d’ailleurs les alliés, prenant la ville, prendraient aussi les galères, ce qui chagrinerait extrêmement le roi, tout considéré et ayant tenu conseil de guerre, il fut résolu de s’en retourner à Dunkerque, ce que nous fîmes au plus vite et à force de rames. Le chevalier de Langeron fut loué et récompensé de la Cour parce qu’il n’avait pas exécuté ses ordres, Ostende étant assiégé par mer et par terre et ayant été obligé de se rendre au bout de trois jours, non faute de garnison, mais pour en avoir trop, car le comte de la Motte, qui était près de là avec un camp volant de vingt-deux bataillons et quelques escadrons, se jeta avec toute sa troupe dans cette ville, ce qui fut une grande bévue, car les alliés, n’ayant attaqué cette place que par le feu de bombes, boulets rouges et carcasses, et tant de monde les uns sur les autres dans cette petite ville ne pouvant s’y remuer, ni se mettre à couvert de ces machines infernales, qui leur pleuvaient sur le corps, ils furent obligés de se rendre, à condition qu’ils sortiraient le bâton à la main et qu’ils ne serviraient d’un an[23].

Pendant les trois jours qu’on bombardait cette ville, nous allions, la nuit, sans feu ni lumière, nous fourrer avec nos six galères parmi la flotte des alliés, pour tâcher d’enlever quelque navire de transport ou galiote à bombe, mais il n’y eut pas moyen d’y réussir. Nous n’eûmes que le plaisir de voir le plus beau feu qu’on ait jamais vu. Il ne nous restait plus de retraite que le port de Dunkerque. Aussi y passâmes-nous tout l’été, n’osant en sortir que par un temps calme, ou avec le vent d’est, nord ou nord-est ; car si le vent d’ouest ou sud-ouest nous eût pris en mer, nous n’eussions su où courir, si nous avions été sous le vent de Dunkerque, ce qui nous procura un peu de repos, ne faisant rien dans ce port.

L’année suivante 1707, nous eûmes beaucoup de fatigues à essuyer, à cause que le vent d’est régna beaucoup, car pour lors nous allions patrouiller toute la Manche. Nous y prîmes un petit capre[24] anglais, et en brûlâmes un d’Ostende à la côte d’Angleterre. Nous fûmes un jour dans un très grand péril de périr avec deux galères. Étant dans le port de Dunkerque par le plus beau temps du monde, sans qu’il parût aucun nuage, M. de Langeron, qui était impatient d’aller visiter la côte d’Angleterre, appela tous ses pilotes hauturiers[25] et ceux des côtes, pour leur demander leurs avis sur le temps et s’il y avait apparence qu’il changeât bientôt. Ils furent tous d’accord que le vent du nord-est nous promettait un temps certain. Nous avions à bord de notre galère un pilote côtier, qui était un pêcheur de Dunkerque, nommé Pieter Bart. Il était propre frère du fameux Jean Bart, amiral du Nord, mais ce Pieter Bart n’était qu’un pauvre pêcheur, s’étant toujours adonné à la crapule et à l’ivrognerie du genièvre, qu’il buvait comme de l’eau, mais d’ailleurs habile connaisseur des côtes, et grand observateur du temps, car je n’ai jamais vu qu’il se soit trompé à pronostiquer quel vent et quel temps nous aurions deux ou trois jours à l’avance. Ce pilote, cependant, tel que je le dépeins, ne trouvait pas beaucoup de croyance chez les autres pilotes, ni auprès du commandant, parce qu’il était presque toujours ivre. On l’appela, cependant, à ce conseil pour dire son avis. Il parlait un très mauvais français et disait toujours toi à tout le monde. Il dit donc son sentiment tout opposé à ceux des autres pilotes. « Tu veux aller en mer ? dit-il à notre capitaine. Je te promets demain matin un bon bouillon. » On se moqua de son avis, et quelque instance qu’il fit pour qu’on le mît à terre, le commandant n’y voulut jamais consentir. Enfin, nous mîmes en mer, notre galère et celle de M. de Fontête, avec un temps si beau et si calme, qu’on aurait tenu une bougie allumée au bout du mât. Nous fûmes aux côtes de Douvres, faire ronfler notre artillerie dans le sable des dunes une bonne partie de la nuit. Après quoi nous revînmes sur les côtes de France à la rade d’Ambleteuse, village situé entre Calais et Boulogne. Il y avait dans cet endroit une anse entre deux montagnes qui mettait à l’abri du vent d’est et nord-ouest les navires qui y ancraient. Je ne sais par quelle fantaisie notre commandant voulut aller mouiller l’ancre dans cette anse. M. de Fontête fut plus sage ; il resta dans la grande rade. D’abord que Pieter Bart vit la manœuvre que nous faisions pour aller mouiller dans cette anse, il cria comme un perdu de s’en bien garder. On lui en demanda la raison. Il assura qu’au soleil levé nous aurions la plus grande tempête du vent de sud-ouest que de vie d’homme on eût jamais vue et que l’entrée de cette anse étant exposée à ce vent, nous ne pourrions en sortir ni éviter de tomber sur les roches sous eau, dont cette anse est remplie et où la galère se briserait et qu’il ne s’en sauverait pas un chat. On se moqua de lui et de son avis et nous entrâmes dans cette fatale anse un peu avant le jour. Nous y jetâmes deux ancres et chacun songea à prendre un peu de repos.

Cependant Pieter Bart pleurait et soupirait, se disant à l’approche d’une mort inévitable. Enfin le jour parut. Le vent se mit au sud-ouest, mais si faible qu’on y prenait pas garde. Mais à mesure que le soleil se levait, il se renforçait, ce qui réveilla l’attention sur le pronostic de Pieter Bart. On se mit en l’état de sortir de l’anse ; mais une tempête des plus furieuses s’éleva si subitement qu’au lieu de lever nos ancres, il fallut en jeter deux autres pour nous soutenir contre la violence du vent et des vagues, qui nous jetaient sur les écueils, et ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que l’ancrage de cette anse ne valait rien, et que les quatre ancres que nous avions mouillées à la proue de la galère labouraient et ne pouvaient tenir fond, nous acculions à vue d’œil sur les rochers. Le commandant et tous nos pilotes, voyant que nos ancres ne pouvaient tenir, trouvèrent à propos de faire ramer sur nos ancres pour les soulager, mais aussitôt qu’on trempait les rames à la mer pour ramer, les épouvantables vagues les emportaient bien loin de là. Alors tout le monde connut le naufrage inévitable. Chacun pleurait, gémissait et faisait sa prière. L’aumônier exposa le Saint-Sacrement, donna la bénédiction et l’absolution à ceux qui se sentaient une véritable contrition, n’y ayant ni le temps ni l’occasion d’aller à confesse. Ce qu’il y avait de singulier dans une si grande désolation, c’était d’entendre ces malheureux forçats condamnés pour leurs crimes crier hautement au commandant et aux officiers : « Allez, messieurs, nous allons bientôt être tous égaux : car nous ne tarderons pas à boire dans un même verre. » Jugez de la contrition et de la repentance qu’ils avaient de leurs crimes.

Enfin, dans cette horrible extrémité, où tout le monde n’attendait qu’une mort prochaine, le commandant vit Pieter Bart qui s’affligeait et se lamentait : « Mon cher Pieter, lui dit-il, si je t’avais cru, nous ne serions pas dans cette grande angoisse. N’as-tu pas quelque expédient pour nous sauver de cet inévitable péril ? — Que sert, lui répondit Pieter, que je conseille ou que j’agisse si je ne suis pas écouté !… Oui, dit-il, j’ai un moyen avec la grâce de Dieu pour sortir de ce mauvais pas ; mais je te déclare, continua-t-il, dans son méchant français, que si ma vie n’y était pas intéressée, je vous laisserais tous noyer comme des cochons que vous êtes. » Cette impertinence lui fut facilement pardonnée en faveur de sa rusticité naïve et de l’espérance qu’on avait qu’il nous sauverait la vie. « Mais, ajouta-t-il, je ne prétends pas être contrarié dans ma manœuvre qui vous paraîtra d’abord ridicule. Il faut qu’on obéisse à mon commandement. Sans quoi nous périrons tous. » Le commandant fît aussitôt battre un ban par le tambour, avec ordre sous peine de la vie d’obéir à Pieter Bart en tout ce qu’il ordonnerait. Après quoi Pieter demanda au commandant s’il avait une bourse d’or. « Oui, dit le commandant, la voilà ; disposes-en comme de la tienne. » Et il lui donna sa bourse. Pieter, après en avoir tiré quatre louis d’or, la lui rendit. Ensuite il demanda aux matelots de la galère s’il y en avait quatre parmi eux bien résolus à faire ce qu’il leur ordonnerait et que chacun aurait un louis d’or pour boire. Il s’en présenta plus de vingt. Il en choisit quatre des plus déterminés qu’il fit mettre dans le caïque. Il leur fit mettre une ancre, que nous avions encore sur la galère, dans cette chaloupe, mais le câble restait sur la galère pour le laisser filer à mesure qu’ils s’éloigneraient. Ce qu’étant fait, il fit descendre la chaloupe à la mer, par les palans à poulies, avec ces quatre hommes et l’ancre et leur ordonna d’aller porter cette ancre sur le derrière de la galère contre le rocher sur lequel nous acculions, et de la jeter là. À cet ordre, tout le monde levait les épaules, ne pouvant concevoir ce que cette ancre pouvait faire sur le derrière de la galère, puisque c’était sur son devant qu’il fallait la retenir. Le commandant même ne put s’empêcher de lui demander à quoi servirait cette ancre. Pieter lui répondit : « Tu le verras, s’il plaît à Dieu. » Ces quatre matelots réussirent quoique avec grande peine et péril d’être submergés, et portèrent l’ancre sur le rocher. Alors Pieter, frappant dans la main du commandant, lui dit : « Nous sommes sauvés, grâce à Dieu. » Mais on ne comprenait rien encore à sa manœuvre. Ensuite Pieter fit descendre l’antenne en bas,
Galériens à l’aiguade.
Gravure de Corn de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
y fit attacher la grande voile ; et, pliant cette voile en rouleau, l’attacha avec des joncs marins, afin qu’en tirant l’écoute de la voile, ces joncs cassant, la voile se trouvât tendue. Il fait ensuite rehisser l’antenne, la guide à sa fantaisie, charge quatre hommes avec des haches de couper les quatre câbles des ancres sur le devant de la galère, lorsqu’il l’ordonnerait ; puis fait tirer et roidir le câble de l’ancre qu’il avait fait mettre sur le derrière contre le rocher, et plaça un homme avec une hache pour le couper à son ordre. Cela fait, et le tout préparé de la manière que je viens de dire, il ordonna aux quatre hommes sur le devant de couper les câbles des quatre ancres. Aussitôt que la galère se sentit détachée sur le devant, elle commença à tourner, parce qu’elle était assujettie sur le derrière, et aurait, si on lui en avait donné le temps, tourné de la proue à la poupe, car l’endroit d’un bâtiment, qui est attaché, tourne toujours contre le vent. Lorsque Pieter vit que la galère avait assez tourné pour pouvoir prendre son quart de vent dans la voile, il fit tirer l’écoute de la voile. Aussitôt les joncs se cassèrent, et dans un clin d’œil la voile fut tendue et prit son quart de vent. Au même moment il fait couper le câble de l’ancre de derrière et lui-même tenant le gouvernail fit sortir la galère de cette fatale anse, comme un trait d’arbalète.

Nous fûmes donc, par l’habileté de Pieter Bart, sauvés de ce grand et manifeste péril d’être brisés sur l’écueil de cette anse, et nous nous revîmes en pleine mer. Il s’agissait alors de courir dans le premier port pour nous mettre à l’abri de cette furieuse tempête, qui continuait avec plus de force que jamais. Dunkerque était le seul que nous eussions sous le vent. La difficulté d’y aller ne nous inquiétait pas. Nous n’en étions qu’à douze lieues et le vent furieux qui soufflait et qui, étant du sud-ouest, nous était vent arrière, nous y porta en moins de trois heures, sans autre voile qu’un petit perroquet pour pouvoir gouverner. Mais nous étions, du moins nos officiers, dans la plus grande angoisse du monde, par la crainte que la tempête ne nous poussât au point de nous faire passer Dunkerque. Alors il nous aurait fallu courir au nord, et à cause du mauvais temps nous aurions été contraints d’échouer sur les côtes de Hollande. C’était ce que les forçats souhaitaient, mais ce que les officiers et le reste de l’équipage craignaient. Nous courûmes donc à Dunkerque et nous arrivâmes à la rade de ce port. Notre galère avait laissé toutes ses ancres dans l’anse d’Ambleteuse ; mais M. de Fontête, qui nous suivait, nous en donna deux, que nous mouillâmes dans cette rade, où l’ancrage par bonheur est fort bon et tenable. Il nous fallut y rester six heures pour attendre la marée haute, afin de pouvoir entrer dans le port. Pendant ces six heures, nous fûmes toujours entre la vie et la mort. Les vagues comme des montagnes nous couvraient continuellement. On eut grand soin de tenir les écoutilles bien fermées, sans quoi le fond de cale aurait été dans un moment plein d’eau, et nous aurions coulé à fond. Tout le monde était en prière, tant sur nos galères que dans la ville de Dunkerque, dont les habitants nous voyaient dans ce grand danger. On y exposa le Saint-Sacrement dans toutes les églises et on y ordonna des prières publiques. C’est tout ce qu’ils pouvaient faire pour nous aider, car aucun bâtiment, ni grand ni petit, ne pouvait sortir du port pour nous secourir. Il fallut donc patienter pendant ces six heures que, la marée étant haute, il était question de lever nos ancres ou de laisser filer les câbles pour entrer dans le port. Mais autre difficulté. Il faut savoir que le port de Dunkerque est construit par deux puissantes digues qu’on nomme jetées, qui s’avancent presque une demi-lieue dans la mer. La tête de ces jetées forme l’embouchure ou entrée du port. Cette entrée est difficile pour les bâtiments qui sont obligés d’y entrer par le sud, à cause d’un banc de sable qui se trouve à l’entrée de cette embouchure, ce qui fait que pour y entrer il faut raser la côte du sud et observer, en gouvernant juste, de tourner court entre ces deux têtes de jetées, dont l’entrée est étroite et par conséquent très difficile dans un gros temps, surtout pour des galères qui sont d’une extrême longueur et qu’on ne peut faire tourner facilement. Tous nos pilotes y perdaient leur latin. On fut éveiller Pieter Bart qui dormait tranquillement dans un banc, tout mouillé qu’il était des vagues qui nous passaient sur le corps. Il avait donné ordre qu’on l’éveillât lorsque la marée serait haute, ce qu’on fit. Notre commandant lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’entrer dans le port sans périr. « Oui, dit-il, je vous entrerai de la manière que j’entre avec ma barque, quand je reviens de la pêche, avec toutes mes voiles au vent. — Bon Dieu ! s’écria le commandant, entrer à la voile ! Nous y périrons infailliblement. — Mais, lui dit Pieter, tu ne peux faire ramer à cause de la grosse mer. Laisse-moi faire, tout ira bien. »

Cependant nous étions tous plus morts que vifs, mouillés jusqu’aux os, n’ayant ni mangé ni bu depuis deux jours, parce qu’on ne pouvait avoir ni pain, ni vin, ni eau-de-vie, en un mot aucun vivre, n’osant ouvrir les écoutilles de peur que la galère ne se remplît d’eau. Outre cela, l’appréhension du péril prochain nous abattit le peu de courage qui nous restait en considérant qu’il fallait entrer par l’étroite embouchure entre ces deux têtes de jetée, et que, si malheureusement la galère y touchait tant soit peu, elle se briserait en mille pièces, et pas un chat ne se sauverait. Il n’y avait que Pieter Bart qui témoignait n’avoir aucune crainte et qui se moquait de la terreur panique qui nous avait tous saisis, tant officiers que les autres, nous reprochant que nous étions des poules mouillées. Il dit cependant au commandant qu’il ne pouvait éviter que la galère ne s’allât casser la proue au quai de la Poissonnerie, qui était le cul-de-sac où aboutissait le port, à cause qu’entrant avec toutes les voiles au vent, on ne pourrait arrêter ladite galère. « Qu’importe, dit M. de Langeron, ce n’est que du bois, et le travail des charpentiers réparera le dommage. » Pieter donc prépare sa manœuvre, laisse filer les câbles des ancres à la mer, range les voiles, et, ordonnant un grand silence, il rase la côte du sud jusqu’à l’embouchure et gouverna si habilement qu’il tourna tout court dans ladite entrée des jetées. Il amena d’abord ses voiles, mais la galère était si abreuvée de son cours rapide que plus de deux ou trois mille matelots ou autres gens de mer que l’intendant de la ville avait envoyés sur les jetées pour nous secourir et qui nous jetaient à tout moment des cordages pour nous arrêter, n’en purent venir à bout. Les plus grosses cordes se cassèrent comme un fil, et enfin la galère s’alla casser le nez contre le quai de la Poissonnerie, comme Pieter l’avait bien prévu. La galère de M. de Fontête fit la même manœuvre que nous et entra aussi heureusement dans le port, où Pieter Bart prit son congé du commandant qui voulait à toute force le retenir sur son bord en lui promettant double gage. « Non pas, lui dit Pieter, quand tu me donnerais mille livres par mois, j’en suis saoûl et on ne m’y rattrapera jamais » et il s’en alla.

Nous ne sortîmes presque plus du port de Dunkerque de tout l’été et nous désarmâmes de bonne heure pour hiverner.

L’année 1708, au mois d’avril, nous réarmâmes et de toute la campagne nous ne fîmes que courir sur les côtes
Galère à la Rame.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
d’Angleterre, sans aucune autre expédition que d’alarmer cette côte pour y tenir les troupes alertes ; mais aussitôt que quelque gros navire garde-côte paraissait, nous nous sauvions au plus vite sur les côtes de France, dans quelque port, rade ou plage. Ce manège dura jusqu’au 5 septembre, jour que je n’oublierai jamais par l’événement que nous eûmes et dont je porte les marques par trois grandes blessures que j’y reçus.

La reine d’Angleterre, parmi un grand nombre de navires qu’elle envoya en mer de tous côtés, avait un vaisseau garde-côte de 70 canons, qui était commandé par un papiste caché, très mal intentionné pour sa patrie. Ce capitaine se nommait Smit. N’étant d’aucune escadre, mais seul et en liberté d’exécuter sa trahison, il fit voile à Gothenbourg, en Suède. Là il vendit le navire : si ce fut au roi de Suède ou à des particuliers, c’est ce que je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, il le vendit. Il reçut l’argent et, ayant congédié l’équipage, il fut en personne à la Cour de France, offrir ses services au roi contre l’Angleterre. Le roi le reçut fort bien et lui promit que la première place de capitaine de haut bord qui vaquerait, il en serait pourvu, mais qu’il lui conseillait en attendant d’aller à Dunkerque servir en qualité de volontaire sur la galère du chevalier de Langeron et qu’il ordonnerait qu’il y fût honoré et respecté. Le capitaine Smit vit bien que c’était un ordre tacite de Sa Majesté. Il y obéit et fut reçu fort poliment du chevalier de Langeron, et entretenu à ses dépens.

Le capitaine Smit était de toutes les corvées que nous faisions aux côtes d’Angleterre. Il avait fort voulu que nous y fissions souvent descente, afin de s’y distinguer en y brûlant quelques villages, mais il était dangereux de s’y frotter. Il y avait tout le long des côtes des corps de garde, et, de distance en distance, des corps de troupes de terre que les gens de mer craignent comme le feu. Le capitaine Smit, brûlant de haine contre sa patrie, avait toujours la tête pleine de projets pour nuire aux Anglais. Il en envoya un, entre autre, à la Cour, pour brûler et piller la petite ville de Harwich,[26] située à l’embouchure de la Tamise, moyennant que les six galères de Dunkerque fussent à ses ordres. Le roi approuva ce projet et donna ordre à M. de Langeron, notre commandant, de suivre les ordres du capitaine Smit pour cette expédition et à l’intendant de la Marine de lui fournir tout ce dont il aurait besoin. M. de Langeron, quoique avec répugnance de se voir contraint d’être aux ordres d’un étranger qui n’était revêtu d’aucun caractère, obéit en apparence de bonne grâce et dit à Smit qu’il n’avait qu’à ordonner les préparatifs et le départ des galères pour cette expédition. Smit fit embarquer tout ce qu’il demanda à l’intendant, comme matières combustibles, enfin tout ce qui était nécessaire pour mettre à sac la ville de Harwich, outre un renfort de soldats pour soutenir la descente.

Tout étant préparé, un beau matin, 5 septembre, nous mîmes en mer, avec un temps à souhait pour les galères. Un petit vent de nord-est nous favorisa si bien qu’à petites voiles nous arrivâmes à l’embouchure de la Tamise, sans ramer, à environ cinq heures du soir. Mais Smit, jugeant qu’il était de trop bonne heure et qu’on pourrait nous découvrir, ce qui gâterait tout, ordonna de nous retirer plus haut en mer pour attendre la nuit, afin de faire sa descente. Nous n’eûmes pas resté un quart d’heure à la cape que la sentinelle, que nous avions à la découverte en haut de notre grand mât, cria : « Navire. — Et où ? lui demanda-t-on. — Au nord. — Quelle route ? — À l’ouest, dit-il. — De quelle fabrique ? — Trente-cinq navires marchands et une frégate d’environ trente-six canons, qui paraît leur servir d’escorte », répondit la sentinelle. En effet, c’était une flotte marchande, sortie du Texel, faisant route pour la Tamise. Notre commandant tint d’abord conseil de guerre, où il fut conclu que, sans s’arrêter à l’expédition de Harwich, on tâcherait de se rendre maître de cette flotte, qui était plus intéressante pour le roi que de brûler Harwich. Il ne se présentait pas tous les jours une occasion de faire un si riche butin, mais tous les jours on pourrait entreprendre l’expédition de Harwich. Le commandant alléguait toutes ces raisons au capitaine Smit, lequel pestait et protestait contre la conclusion du conseil de guerre. Le conseil de guerre tint ferme dans sa résolution, étant secrètement bien aise qu’il y eût une occasion de faire échouer l’expédition de Harwich par la jalousie qu’ils avaient de suivre les ordres de Smit. Après l’issue du conseil où chaque capitaine des galères reçut les ordres du commandant pour l’attaque de cette flotte, nous fîmes force de voiles et de rames pour aller à sa rencontre, et comme elle venait à nous, et nous à elle, nous fûmes bientôt tout près les uns des autres. Notre commandant avait ordonné de telle sorte sa division que quatre galères devaient investir, autant que possible, les navires marchands, et ne s’attacher qu’à eux afin de s’en rendre maîtres, pendant que notre galère, qui était la commandante, s’attacherait, avec celle du chevalier de Mauvilliers à attaquer et à se rendre maître de la frégate qui servait de convoi. Suivant ces dispositions, les quatre galères prirent leur route pour entourer les vaisseaux marchands, et leur couper l’embouchure de la Tamise et nous avec notre conserve allâmes droit à la frégate. Cette frégate, voyant notre manœuvre, conçut bien que la flotte était en grand danger ou du moins la plus grande partie. Cette frégate était anglaise, et le capitaine qui la montait un des plus prudents et braves de son temps, ce qu’il fit bien connaître dans cette occasion, car ayant donné ordre aux vaisseaux marchands de forcer la voile pour gagner le plus promptement qu’il serait possible l’embouchure de la Tamise et de faire en sorte de ne point tomber au pouvoir des Français, et ayant ajouté que quant à lui, il comptait donner tant d’ouvrage aux six galères qu’il espérait de les sauver tous, et qu’en un mot il s’allait sacrifier pour eux, il mit toutes ses voiles au vent et cingla sur nos deux galères qui allaient l’attaquer, comme s’il venait nous attaquer lui-même.

Il faut savoir que la galère qui nous servait de conserve était restée plus d’une lieue derrière la nôtre, soit qu’elle ne marchât pas si bien, ou que le capitaine qui la commandait eût dessein de nous laisser essuyer les premiers coups. Notre commandant, que l’approche de la frégate n’inquiétait pas beaucoup, croyait qu’avec sa galère il était assez fort pour s’en rendre maître. Nous fîmes une décharge sur la frégate qui ne nous répondit pas un seul coup, ce qui fit dire à notre commandant, par gasconnade, que le capitaine de cette frégate était sans doute las d’être Anglais et se venait rendre à nous sans combat. Nous avancions si vigoureusement l’un contre l’autre que notre galère fut en peu de temps à la portée du fusil, et déjà notre mousqueterie commençait à jouer sur la frégate, lorsque tout à coup elle revira de bord, comme si elle eût voulu s’enfuir. La fuite de l’ennemi augmente
Galères dans un combat naval.
Gravure anonyme.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
généralement le courage. Celle de la frégate augmenta celui de notre équipage, qui se mit à crier aux gens qui la montaient qu’ils étaient des lâches d’éviter le combat, mais qu’il n’était plus temps, et que, s’ils n’amenaient pas leur pavillon pour se rendre, on les allait couler à fond. L’Anglais ne répondit rien, mais se préparait à nous donner une sanglante tragédie. La frégate, qui feignait de prendre la fuite, nous tournait le derrière et nous la donnait belle pour sauter à l’abordage : car la manœuvre d’une galère qui veut attaquer un navire et s’en emparer est de porter sur le derrière du navire (qui est le côté le plus faible) son devant où elle a toute sa force et son artillerie. Elle fait en sorte d’y enfoncer sa proue, fait feu ; de ses cinq pièces de canon, et aussitôt on monte à l’abordage. Le commandant de la galère ordonna d’abord cet abordage, croyant en faire de même avec cette frégate, et recommanda à celui qui était au gouvernail de viser droit à elle pour l’enfoncer de notre éperon. Tous les soldats et matelots, destinés pour sauter à bord, se tenaient prêts avec le sabre nu et la hache d’armes à la main lorsque la frégate, qui avait prévu notre manœuvre, esquiva d’un coup de gouvernail notre éperon qui était prêt d’enfoncer sa poupe. Mais la hardiesse du capitaine anglais fut admirable, comme il avait prévu cet événement, il s’était tenu tout prêt avec ses grappins, au moyen desquels il nous accrocha et nous attacha contre son bord. Ce fut alors qu’il nous régala de son artillerie. Tous ses canons étaient chargés à mitraille. Tout le monde était à découvert sur la galère comme un pont ou radeau. Pas un coup de son artillerie qu’il nous tirait à brûle-pourpoint ne se perdait, mais faisait un carnage épouvantable. De plus, ce capitaine avait sur les hunes de ses mâts plusieurs de son monde, avec des barils pleins de grenades, qui nous les faisaient pleuvoir comme de la grêle sur le corps, si bien que dans un instant tout notre équipage fut mis hors d’état non seulement d’attaquer, mais même de faire aucune défense. Ceux qui n’étaient ni morts ni blessés s’étaient couchés tout à plat pour le contrefaire et la terreur était si grande, tant parmi les officiers que l’équipage, que tous tendaient la gorge à l’ennemi qui, voyant notre terreur, fit pour surcroît une sortie de quarante ou cinquante hommes de son bord, qui descendirent sur la galère le sabre à la main et hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de l’équipage, en épargnant cependant les forçats, qui ne faisaient aucun mouvement de défense. Après donc qu’ils eurent haché comme des bouchers, ils rentrèrent dans leur frégate, continuant de nous canarder avec leurs mousqueterie et grenades.

Il se rencontra que notre banc, dans lequel nous étions cinq forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d’un canon de la frégate, que je voyais bien qui était chargé. Nos bords se touchaient. Par conséquent ce canon était si près de nous qu’en m’élevant un peu, je l’eusse pu toucher avec la main. Ce vilain voisin nous fit tous frémir. Mes camarades de banc se couchèrent tout plat, croyant échapper à son coup. En examinant ce canon, je m’aperçus qu’il était pointé ce qu’on appelle à couler bas et que, comme la frégate était plus haute du bord que la galère, le coup porterait à plomb dans le banc et qu’étant couchés, nous le recevrions tous sur nos corps. Ayant fait cette réflexion, je me déterminai à me tenir tout droit dans le banc. Je n’en pouvais sortir, j’y étais enchaîné, que faire ? Il fallut se résoudre à passer par le feu de ce canon et, comme j’étais attentif à ce qui se passait dans la frégate, je vis le canonnier avec sa mèche allumée à la main, qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la frégate et, de canon en canon, venait vers celui donnant sur notre banc. J’élevai alors mon cœur à Dieu et fis une courte prière, mais fervente, comme un homme qui attend le coup de la mort. Je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier, qui s’approchait toujours de notre canon à mesure qu’il tirait les autres. Il vint donc à ce canon fatal. J’eus la constance de lui voir mettre le feu, me tenant toujours droit, en recommandant mon âme à Dieu.

Le canon tira et je fus étourdi tout à coup et couché non dans le banc, mais sur le coursier de la galère, car le coup de canon m’avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s’étendre.

Je restai sur ce coursier, à travers le corps du lieutenant de la galère qui avait été tué, je ne sais combien de temps, étourdi et sans connaissance. À la fin, cependant, je repris mes sens. Je me levai de dessus le corps du lieutenant, rentrant dans mon banc. Il était nuit, et je ne voyais ni le sang, ni le carnage qui étaient dans mon banc, à cause de l’obscurité. Je crus d’abord que mes camarades de banc se tenaient couchés par la crainte du canon. Moi qui ne savais pas que je fusse blessé, ne sentant aucun mal, je dis à mes camarades : « Levez-vous, mes enfants, le danger est passé. » Mais je n’eus d’eux aucune réponse. Le Turc du banc qui avait été janissaire, et qui se vantait de n’avoir jamais eu peur, restant couché comme les autres, me fit prendre un ton railleur : « Quoi, lui dis-je, Isouf ? Voilà donc la première fois que tu as peur. Allons, lève-toi. » Et en même temps je voulus le prendre par le bras pour l’aider. Mais, ô horreur, qui me fait frémir encore quand j’y pense, son bras détaché de son corps me reste à la main. Je rejette avec horreur ce bras sur le corps de ce pauvre misérable, et je m’aperçus bientôt que lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté, car toute la mitraille de ce canon leur était tombée dessus.

Je m’assis dans le banc. Je ne fus pas longtemps dans cette attitude que je sentis couler sur mon corps, qui était nu, quelque chose de froid et d’humide. J’y portai la main et je sentais bien qu’elle était mouillée, mais dans l’obscurité je ne pouvais distinguer si c’était du sang. Je m’en doutai cependant, et suivant avec le doigt ce sang qui coulait à gros bouillon de mon épaule gauche, proche la clavicule, je trouvai une grande blessure qui me perçait l’épaule de part en part. J’en sentis aussi une autre à la jambe gauche, au-dessous du genou, qui perçait aussi d’outre en outre, plus une troisième, qui, je crois, avait été faite par un éclat de bois, qui m’avait emporté la peau du ventre de la longueur d’un pied et de quatre pouces de largeur. Je perdais une infinité de sang, sans pouvoir être aidé de personne, tout étant mort, tant à mon banc qu’à celui d’au-dessous et à celui d’au-dessus, si bien que, de dix-huit personnes que nous étions dans ces trois bancs, il n’en réchappa que moi, avec mes trois blessures, et cela de la mitraille de ce seul canon. On le comprendra aisément si on se représente que ces canons étaient chargés jusqu’à la gueule ; premièrement la cartouche de poudre, ensuite une longue boîte de fer-blanc, suivant le calibre du canon, remplie de grosses balles à mousquet, et le reste du vide avec de vieilles ferrailles, et lorsqu’on tire ces canons, la boîte se brise, les balles et la mitraille s’épanchent d’une manière incompréhensible et font un carnage affreux.

Il fallait que j’attendisse pour être secouru, que le combat fût fini, car tout était sur la galère dans un désordre effroyable. On ne savait qui était mort, blessé ou en vie, on n’entendait que les cris lugubres des blessés qui étaient en grand nombre. Le coursier était si jonché de corps morts qu’on n’y pouvait passer. Les bancs des rameurs étaient pareillement pour la plupart pleins non seulement de forçats, mais de matelots, de soldats, d’officiers morts ou blessés, tellement que les vivants ne pouvaient se remuer, ni agir pour jeter les morts à la mer, ni secourir les blessés. Joignez à cela l’obscurité de la nuit et que nous n’osions allumer ni falots ni lanternes, à cause qu’on craignait d’être vu de la côte et que les navires de guerre qui étaient dans la Tamise ne courussent sur nous. M. de Langeron, notre commandant, ne voyant personne sur pied sur la galère que lui, craignant d’ailleurs quelque événement plus funeste, hissa lui-même le pavillon de secours, appelant par là toutes les galères de son escadre. Notre conserve fut bientôt avec nous, et les quatre qui avaient déjà attaqué et fait amener les voiles de la plupart des bâtiments marchands voyant ce signal et le péril de leur commandant, quittèrent prise pour le venir secourir, et abandonnèrent la Tamise, si bien que toute cette flotte, rehaussant ses voiles, se sauva dans la rivière. Toutes les galères voguèrent avec tant de vitesse que dans moins d’une demi-heure toutes les six entourèrent la frégate, qui se vit bientôt hors d’état de tirer ni canon, ni mousqueterie, et personne de l’équipage de la frégate ne paraissait sur le tillac. On commanda d’abord vingt-cinq grenadiers par galère pour aller à l’abordage de la frégate : ils n’eurent pas beaucoup de peine à y monter, n’y ayant personne qui leur disputât l’abord, mais lorsqu’ils furent sur le pont ou tillac, ils trouvèrent à qui parler. Les officiers s’étaient retranchés sous le château de derrière et tiraient à mitraille des fauconneaux sur ces grenadiers. Mais le pire de tout était que ce tillac était ce qu’on appelle en caillebotis[27]. La plupart de l’équipage de la frégate se tenait entre les deux ponts, sous ce grillage, et, à travers les trous de la grille, donnait avec des piques dans les jambes de ces grenadiers tant qu’il les contraignirent de ressauter sur leurs galères, ne pouvant plus résister sur le tillac. On commanda un autre détachement qui monta à l’abordage, mais qui en descendit plus vite qu’il n’y était monté. Il fallut enfin rompre ce grillage, avec des pieds de porc[28] et autres instruments, pour faire une ouverture au tillac, afin d’en dénicher l’équipage de la frégate et se rendre maître de l’entrepont, ce qui fut exécuté, malgré les coups de fauconneaux et de piques, qui en tuèrent et blessèrent un grand nombre. À force de monde, on fit sortir l’équipage d’entre les deux ponts et on le fit prisonnier. Mais les officiers de la frégate étaient toujours retranchés sous le château d’arrière, faisant grand feu de leurs fauconneaux. Il fallut aussi les y forcer, non sans perte.

Voilà donc tout l’équipage de la frégate rendu, excepté le capitaine qui s’enferma dans sa chambre de poupe, faisant feu de divers fusils et pistolets qu’il avait avec lui et jurant comme un perdu qu’il ne se rendrait pas, tant qu’il lui resterait quelque mouvement de vie. On commanda un sergent avec douze grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, pour aller enfoncer la porte de cette chambre et forcer le capitaine à se rendre. Le sergent, à la tête de son détachement, eut bientôt enfoncé cette porte, mais le capitaine, qui l’attendait là, le pistolet à la main, lui cassa la tête et le renversa roide mort. Les douze grenadiers, voyant cela et craignant le même sort, s’enfuirent et il ne fut possible aux officiers d’y faire avancer aucun autre soldat, car ils disaient pour leur défense que, ne pouvant entrer qu’un à un dans cette chambre, le capitaine les tuerait tous l’un après l’autre. Il fallut encore tenter la voie de la douceur pour l’avoir. Alors ce capitaine, qui n’avait tant résisté que pour amuser les galères et donner le temps à sa flotte d’entrer dans la Tamise, s’apercevant aux fanaux que portaient les navires qu’elle y était toute entrée, ne se fit plus tirer l’oreille pour se rendre. Mais pour donner surabondance de temps à quelques traîneurs de la flotte et pour que la nuit les dérobât entièrement à la poursuite des Français, il prétexta encore un délai, disant qu’il ne remettrait son épée qu’entre les mains du commandant des galères, qui devait venir la prendre à son bord. On établit une trêve pour en aller faire le rapport au commandant qui envoya son second à ce capitaine, pour lui représenter qu’il n’était pas du devoir d’un commandant de quitter son poste. Ce capitaine, n’ayant plus rien à faire pour mettre sa flotte en sûreté, rendit son épée. On le descendit dans la galère auprès du commandant, qui fut surpris de voir un homme tout contrefait, bossu devant et derrière. Notre commandant lui fit compliment lui disant que c’était le sort des armes et qu’il aurait lieu de se consoler de la perte de son navire, par le bon traitement qu’il lui ferait. « Je n’ai aucun regret, lui répondit-il, de la perte de ma frégate, puisque je suis venu à bout de mon dessein qui était de sauver la flotte qui m’avait été confiée et que d’ailleurs j’avais pris la résolution, dès que je vous ai aperçu, de sacrifier mon vaisseau et ma propre personne pour la conservation du bien qui était sous ma défense. Vous trouverez encore, ajouta-t-il parlant au commandant, quelque peu de plomb et de poudre que je n’ai pas eu le temps de vous donner. Voilà tout ce que vous trouverez de plus précieux sur la frégate. Au reste, si vous me traitez en homme d’honneur, moi ou quelque autre de ma nation aurons quelque jour l’occasion de rendre la pareille. » Cette noble fierté charma M. de Langeron, qui en lui rendant son épée, lui dit fort civilement : « Reprenez cette épée, monsieur, vous méritez trop bien de la porter et vous n’êtes mon prisonnier que de nom. »

La première chose, que l’on fit sur notre galère, fut de jeter les morts à la mer et porter les blessés dans le fond de cale. Mais Dieu sait combien de malheureux furent jetés à la mer pour morts, qui ne l’étaient pas, car dans cette confusion et dans l’obscurité on prenait pour mort tel qui n’était qu’évanoui, ou de peur, ou par la perte que faisaient les blessés de leur sang. Je me trouvai dans cette extrémité, car lorsque les argousins vinrent dans mon banc pour y déchaîner les morts et les blessés, j’étais tombé évanoui parmi les autres, vautré dans leur sang et le mien qui coulait en abondance de mes blessures. Ces argousins conclurent d’abord que tous ceux du banc étaient morts. On ne faisait que déchaîner et jeter à la mer, sans examiner de plus près si on était mort ou en vie et il suffisait pour eux de n’entendre ni crier ni parler. Ces funérailles d’abord se faisaient si précipitamment que dans un moment ils avaient vidé un banc. Mes pauvres camarades ne furent pas sujets à cette équivoque. On les jeta par pièces et lambeaux dans la mer. Il n’y avait que moi qui étais entier, mais couché et confondu dans ce carnage. On me déchaîna pour me jeter dans la mer. L’argousin prit ma jambe gauche blessée à pleine main pour me la tenir sur l’enclume, pendant qu’un autre faisait sortir la goupille de l’anneau de fer qui tenait la chaîne. Cet homme appuya par hasard, et pour mon bonheur, le pouce bien fort sur la plaie, ce qui me causa une si grande douleur, que je fis un grand cri, et j’entendis que l’argousin disait : « Cet homme n’est pas mort, » et m’imaginant de quoi il s’agissait et qu’on me voulait jeter dans la mer, je m’écriai aussitôt. Si bien qu’on m’emporta à fond de cale parmi les autres blessés et on me jeta sur un câble. Nous étions, tous les
Le coup du départ et l’embarquement sur les galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
blessés, dans ce fond de cale, pêle-mêle, matelots, soldats, les officiers et forçats, sans distinction, couchés sur la dure et sans être secourus en rien ; car à cause du grand nombre de blessés que nous étions, les chirurgiens ne pouvaient y subvenir pour nous panser. Quant à moi, je fus trois jours dans cet affreux fond de cale, sans être pansé qu’avec un peu d’eau-de-vie camphrée, que l’on mit sur une compresse pour arrêter le sang, sans aucun bandage ni médicament.

Les blessés mouraient comme des mouches dans ce fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies que la gangrène s’y mit partout. Dans cet état déplorable, nous arrivâmes, trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque. On y débarqua d’abord les blessés pour les porter à l’hôpital de la marine. On me sortit de ce fond de cale, de même que plusieurs autres, avec le palan à poulie, comme des bêtes. On nous porta à l’hôpital plus morts que vifs. On mit tous les forçats, séparément des personnes libres, dans deux grandes chambres à quarante lits chacune, bien enchaînés au pied du lit. À une heure de l’après-midi, le chirurgien-major de l’hôpital vint pour visiter et panser nos blessures, accompagné de tous les chirurgiens des navires et des galères qui se trouvaient dans le port. Je venais d’être fortement recommandé au chirurgien-major. Depuis l’année 1702 que je fus mené sur les galères à Dunkerque, je fus recommandé par mes parents de Bordeaux, de Bergerac et d’Amsterdam, à un riche banquier, M. Piécourt, qui avait maison à Dunkerque. Il arriva donc qu’ayant entendu que notre galère avait perdu beaucoup de monde, à la prise que nous avions faite de cette frégate anglaise, il courut au port pour s’informer de moi. Il apprit que j’étais fort blessé et qu’on m’avait déjà porté à l’hôpital. Il fut de ce pas chez le chirurgien-major de cet hôpital, qui était son ami, et me recommanda à ses soins aussi fortement que si j’avais été son propre fils. Aussi puis-je dire qu’après Dieu je dois la vie à ce chirurgien-major, qui prit tâche, contre sa coutume, de me panser lui-même. À la première visite qu’il fit dans notre chambre, il tira ses tablettes de sa poche, et demanda qui se nommait Jean Marteilhe. Je lui dis que c’était moi. Il s’approcha de mon lit et me demanda si je connaissais M. Piécourt. Je lui dis que oui et qu’il avait la bonté de me procurer autant de soulagement qu’il pouvait, depuis six ou sept années que j’étais en galère. « La manière, me dit-il, dont il vous a recommandé à mes soins, me prouve assez ce que vous me dites. Voyons vos plaies. » La principale était celle de l’épaule, très dangereuse par sa situation. D’abord qu’il eut levé le premier et l’unique appareil que le chirurgien de la galère m’avait mis, qui n’était qu’une compresse trempée d’eau-de-vie, et qu’il vit que cette négligence était cause que la gangrène était à ma plaie, il appela le chirurgien de la galère, lui reprocha qu’il était un bourreau de m’avoir traité ainsi, et que si j’en mourais, comme il était à craindre, il aurait à se reprocher d’être mon meurtrier. Notre chirurgien s’excusa du mieux qu’il put et pria le chirurgien-major de permettre qu’il me pansât. Le chirurgien-major refusa et déclara à tous les autres que j’étais son blessé et qu’il ne prétendait pas que qui que ce soit me pansât que lui. En effet, il prit un si grand soin de moi et usa de tant de précautions pour que la gangrène, qui était dans toutes mes plaies, ne gagnât le dessus, que je puis dire qu’il me sauva la vie.

Il mourut bien les trois quarts de nos blessés, dont la plupart ne l’étaient pas si dangereusement que moi. Dans les hôpitaux, comme celui où nous étions, il s’y trouvait quarante à cinquante chirurgiens aux pansements. Chacun indifféremment pansait le premier qui lui tombait sous la main, ce qui faisait qu’il était rare qu’un seul chirurgien pansât deux fois le même blessé. Il n’en fut pas de même à mon égard, car je fus toujours pansé par le chirurgien-major, qui consolida mes plaies dans moins de deux mois ; mais il me fit rester encore un mois en convalescence pour me bien refaire et reprendre mes forces. Le directeur de l’hôpital, à qui j’étais aussi recommandé, ayant ordonné aux frères de l’ordre de Saint-François, qui servent cet hôpital, de me donner tout ce que je demanderais, j’étais nourri et soigné comme un prince. Au bout de trois mois d’hôpital, je me trouvai gros et gras comme un moine, et le chirurgien-major m’ayant donné une attestation de sa main, comme quoi j’étais, par mes blessures, rendu incapable de la rame et autre travail des galères, je fus renvoyé sur la galère dans mon banc ordinaire.

La campagne d’ensuite, en l’année 1709, au mois d’avril, les galères armèrent. Le comite fit la classe de ses forçats chacun dans leur banc. Il y a six forçats à chaque rame. Le plus fort et vigoureux est toujours vogue-avant, c’est-à-dire le premier de la rame et qui a le plus de peine. Celui-là est de la classe première. Le second de la rame est de la deuxième classe, et ainsi du reste jusqu’à la classe sixième. Ce dernier n’a presque pas de peine ; aussi y met-on le plus chétif, le plus malingre du banc. Or, il faut savoir que, lorsque je fus blessé, j’étais de la première classe, et le comite, soit par mégarde ou autrement, m’avait laissé sur son rôle à cette classe que je ne pouvais remplir à cause de la faiblesse de mon bras, étant presque estropié et ne pouvant porter la main à la bouche. Je me mis donc moi-même à la sixième classe, m’attendant bien de passer par l’épreuve. Cette épreuve est terrible, car à la première sortie qu’on fait en mer, le comite, pour voir si on ne fait pas l’estropié exprès et à dessein de s’exempter du fort travail de la rame, accable de coups de corde un malheureux jusqu’à le laisser mort. Il arriva donc que nous sortîmes du port pour la première fois de cette année, et après que le comite eut fait sortir la galère, il fit visite de chaque banc pour voir si la vogue était bien classée. Il tenait une grosse corde à la main, rossant indifféremment ceux qui ne voguaient pas bien à sa fantaisie. J’étais au sixième banc de l’arrière de la galère, et, comme il avait commencé sa revue à la proue et qu’il s’était animé à frapper avant qu’il fût à mon banc, je m’attendais avec la plus grande angoisse du monde qu’il me traiterait impitoyablement. Il arrive, enfin, à notre banc, et s’arrêtant, il ordonna, d’un air féroce, au vogue-avant de cesser de ramer. Ensuite m’adressant la parole : « Chien de huguenot, me dit-il, viens ici. » Je tirai ma chaîne pour m’approcher du coursier où il était, le cœur serré de crainte, et croyant fermement qu’il ne me faisait approcher de lui que pour être à portée de me mieux étriller. Je m’approchai donc de lui, mon bonnet à la main, en posture de suppliant. « Qui t’a ordonné, me dit-il, de ramer : » Je lui répondis qu’étant estropié, comme il pouvait le voir à mes cicatrices, et que ne pouvant m’aider que d’un bras, je l’employais de mon mieux à aider mes camarades du banc. « Ce n’est pas ce que je te demande, répliqua-t-il. Je te demande, qui t’a ordonné de ramer. — Mon devoir, lui dis-je. — Et moi, dit-il, je ne prétends pas que tu rames, ni qui que ce soit de ma chiourme en pareil cas, car, continua-t-il, si on ne délivre pas ceux qui auront été blessés dans un combat, comme c’est la loi, je ne souffrirai pas du moins qu’ils rament[29]. » Après avoir tenu ce discours, il appela l’argousin et lui dit : « Déchaîne ce chien de giffe[30] et mets-le au paillot. » Le paillot est la chambre aux vivres à fond de cale. L’argousin me déchaîna donc de ce banc fatal, où j’ai tant sué pendant sept années et me fit descendre au paillot.

Les galères furent, ce jour-là et la nuit suivante, faire une course dans la Manche. Après quoi, elles revinrent à la rade de Dunkerque. D’abord que nous y eûmes mouillé l’ancre et tendu la tente, le comite, assis sur la table de son banc, me fit appeler. Je fus à lui. « Vous avez vu, me dit-il, ce que j’ai fait pour votre soulagement. Je suis ravi d’avoir trouvé cette occasion pour vous témoigner combien je vous considère, et tous ceux de votre religion, car vous n’avez fait mal à personne, et je considère que, si votre religion vous damne, vous serez assez punis dans l’autre monde. » Je le remerciai de mon mieux des bontés qu’il me témoignait. Il continua ainsi : « Je suis assez embarrassé comment je me comporterai dans cette affaire pour n’avoir pas à dos l’aumônier, qui ne souffrira pas impunément que je favorise un huguenot. Je pense cependant à un moyen qui réussira, j’espère, continua-t-il. L’écrivain de M. de Langeron, notre commandant, est mort et il est en peine d’en avoir un autre. Je m’en vais lui proposer de vous prendre et je le ferai d’une manière que je suis persuadé qu’il le fera. Vous serez par là non seulement exempt du travail, mais même respecté d’un chacun et moi à l’abri de la censure de l’aumônier. Allez-vous en au paillot, me dit-il. On vous fera bientôt appeler. » Le comite fut sur-le-champ parler à M. de Langeron. Il lui fit valoir qu’il y avait un homme dans le sixième banc, se disant estropié d’un bras, et que lui qui parlait l’avait fait passer par l’épreuve à force de coups de corde, mais que, n’en pouvant rien tirer, il l’avait fait ôter du banc à cause qu’il embarrassait et empêchait ses camarades de voguer. Là-dessus M. de Langeron lui demanda par quel sort j’avais été estropié. « Par les blessures, répondit le comite qu’il a reçues à la prise du Rossignol, devant la Tamise. — Eh ! d’où vient, dit le commandant, qu’il n’a pas été délivré comme les autres ? — C’est, dit le comite, qu’il est huguenot. Mais, ajouta le comite, ce garçon sait écrire et se comporte très bien ; et je crois, puisqu’il vous manque un écrivain, qu’il serait votre fait. — Qu’on l’appelle ! » dit le commandant. On m’appela sur-le-champ. D’abord qu’il me vit, il me demanda si je n’étais pas ami de M. Piécourt. Je lui dis que oui. « Eh bien ! vous serez mon écrivain, dit-il. Qu’on le mette au paillot et que personne n’ait rien à lui commander que moi. »

Me voilà donc installé écrivain du commandant. Je savais qu’il aimait la propreté. Je me fis faire un petit habit rouge[31] ; je me fis faire du linge un peu fin. J’eus la permission de laisser croître mes cheveux ; j’achetai un bonnet d’écarlate et, ainsi décrassé et assez propre, je me présentai au commandant, qui fut charmé de me voir dans cet équipage que j’avais fait à mes dépens[32]. Il ordonna à son maître d’hôtel qu’on me portât à chaque repas un plat de sa table et une bouteille de vin par jour, ce qu’on fit pendant la campagne de 1709, et je puis dire qu’il ne me manquait rien que la liberté.

J’étais sans chaîne nuit et jour, ayant seulement un anneau au pied. J’étais bien couché et en repos, pendant que tout le monde était au travail de la navigation. J’étais bien nourri, honoré et respecté des officiers et de l’équipage, et par-dessus tout aimé et chéri du commandant et du major des six galères, son neveu, de qui j’étais secrétaire. J’avais à la vérité, dans certains temps, beaucoup à écrire, et j’y étais si exact que j’y passais les nuits entières pour rendre mes écritures plus tôt même que le commandant ne s’y attendait.

Je ne dirai rien ici des années 1710, 1711 et de la plus grande partie de 1712 que les galères restèrent désarmées dans le port de Dunkerque, la France étant si dénuée de tout dans sa marine, qu’on ne pouvait armer une chaloupe, si bien que nous n’eûmes aucun événement extraordinaire et digne de curiosité, jusqu’au mois d’octobre 1712 que nos grandes tribulations et celles de notre société souffrante arrivèrent. Il faut savoir que nos frères des Églises françaises des Provinces-Unies envoyaient de temps en temps une subvention d’argent aux réformés qui souffraient sur les galères de France[33]. Cet argent passait ordinairement par Amsterdam, d’où un négociant le faisait tenir par un de ses correspondants aux lieux où étaient les galères. Un de mes parents d’Amsterdam, Ancien de l’Église wallonne, crut me distinguer en me chargeant de la commission de le recevoir. Cet emploi est très périlleux, car si on s’en aperçoit, vous risquez qu’on vous donne la bastonnade jusqu’à la mort, à moins de déclarer le marchand qui a compté l’argent, et en ce cas un tel marchand serait ruiné de fond en comble. Par un effet de la divine Providence, j’avais été, sans aucun danger, le distributeur des subventions que me remettait M. Piécourt. Pour m’aider dans ce soin, j’avais fait le choix d’un Turc nommé Aly, un des plus honnêtes hommes et des plus fidèles que j’aie jamais vus. Je savais à peu près le temps qu’on envoyait la subvention, et j’envoyais seulement Aly (car les Turcs vont partout sans garde) chez M. Piécourt, qui lui donnait l’argent pour me le remettre, avec une quittance pour me faire signer[34],
Galère réale.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
que lui reportait Aly avec mes lettres pour la Hollande. Mais il arriva que M. Piécourt eut le malheur d’être dérangé dans ses affaires. Ce contretemps fut cause que la correspondance pour nos subventions fut commise à un autre négociant de Dunkerque, nommé M. Pénétrau[35]. Ce dernier s’en était acquitté deux ou trois fois avec assez de ponctualité et de précaution et l’avait fait avec d’autant

plus de sûreté et de facilité que mon Turc s’entendait fort bien à faire les commissions dont je le chargeais et que nous avions, d’ailleurs, sur la galère un aumônier qui était fort raisonnable à notre égard.

Aux mauvais traitements, que nous avions d’abord eu à essuyer, succédèrent des procédés obligeants pour nous tous, et particulièrement pour moi, surtout depuis que je fus devenu écrivain de M. de Langeron, emploi qui me fournissait souvent l’occasion de converser avec lui. Pendant les trois dernières années que je restai à Dunkerque, où les galères furent toujours désarmées, il ne se passait presque point de jour qu’il ne vînt sur la galère, où nous passions une heure ou deux ensemble, sans parler de religion, du moins fort peu. C’était un homme savant et bon prédicateur ; et, comme par le moyen de mes amis, je recevais souvent des livres de piété de la Hollande, entre autres divers tomes des sermons de feu M. Saurin[36], il me demanda un jour si je n’avais pas quelques sermons de nos auteurs à lui prêter. Quoique cette demande me parût suspecte, je hasardai cependant de lui en prêter et je débutai par un tome des ouvrages de M. Saurin, qu’il me rendit ponctuellement. Il y trouva tant de goût qu’ensuite je lui prêtais tous les livres que j’avais, même les Préjugés légitimes contre le papisme, de M. Jurieu[37]. Un jour, dans la conversation, il me demanda, si nous autres réformés, ne recevions pas de l’argent de Hollande. Je jugeai à propos de lui parler négativement sur cet article par la crainte que j’avais des conséquences. M. Pénétrau pensa un jour me perdre. Il reçut ordre d’Amsterdam de me compter cent écus, et il en avait, sous son couvert, la lettre d’avis pour me remettre. Il se trouva que ledit sieur était dérangé dans ses affaires, et pour ne pas montrer la corde à son correspondant d’Amsterdam, il voulut chercher un motif plausible pour se défendre de compter cette somme. Quoiqu’il sût qu’il allait me sacrifier pour soutenir son crédit, il fut chez notre aumônier et lui déclara qu’il avait ordre de la Hollande de me compter cent écus, mais que, comme les défenses de la Cour lui faisaient craindre de s’attirer des affaires, il voulait premièrement lui en demander la permission. Il s’imaginait que l’aumônier, bien loin de la lui accorder, le lui défendrait absolument. Par ce moyen, il aurait été tiré d’embarras, et moi j’aurais été exposé à un grand examen, qui ne se serait pas fait sans une furieuse bastonnade pour me faire avouer qui étaient les négociants qui ci-devant m’avaient escompté de l’argent. L’aumônier comprit d’abord les suites que pourrait avoir cette affaire et, regardant fixement M. Pénétrau, lui dit : « Je suis sûr, Monsieur, que ce n’est pas la première fois que vous avez fait de pareils paiements sans en demander la permission et que MM. vos correspondants de Hollande ne sont pas si imprudents que de vous confier une pareille commission à la volée et sans être bien certains par expérience que vous vous en acquittez. Mais, quoi qu’il en soit, puisqu’il ne tient qu’à ma permission, je vous la donne très volontiers. » Pénétrau fut fort décontenancé par cette réponse à laquelle il ne s’était pas attendu. Il répliqua à l’aumônier que sa permission ne le rassurait pas sur le danger et qu’il verrait l’intendant pour lui demander la sienne. L’aumônier fut choqué de cette réponse et lui dit brusquement : « Quoi ! Monsieur, après que vous m’avez fait connaître que mon consentement vous déterminerait, vous osez me dire que vous vous adresserez à l’intendant. Vous en ferez comme il vous plaira : mais sachez que, si vous en parlez le moins du monde à l’intendant ou à qui que ce soit, j’ai le bras long, et que je saurai vous atteindre pour vous en faire repentir. » Pénétrau, au bout de son latin et ne sachant que faire de mieux, lui avoua qu’il était un peu obéré, et que, quoique cent écus ne pussent pas le mettre dans la dernière extrémité, cependant il ne les avait pas pour le présent, mais que, si je voulais attendre quinze jours, sans donner avis en Hollande que je n’eusse pas reçu cette somme, il me payerait sans faute au bout de ce terme. L’aumônier lui dit qu’il faisait bien de s’ouvrir à lui et qu’il lui pardonnait l’irrégularité qu’il avait commise à son égard : « Mais, continua-t-il, comme je ne veux courir les risques d’être votre dupe, pour m’assurer de votre ponctualité faites-moi un billet au porteur de cent écus, valeur de moi, payable dans quinze jours, lequel argent je remettrai à celui à qui vous auriez dû le payer, et je vous en procurerai quittance ; vous pouvez être tranquille à l’égard de ce forçat et je vous donne ma parole qu’il n’écrira pas à Amsterdam avant l’échéance de votre billet. » Pénétrau, charmé que sa démarche eût pris cette tournure, fit avec plaisir ce billet, et en même temps remit à l’aumônier la lettre qu’il avait pour moi. Tout cela se passait à mon insu.

Le même jour, l’aumônier vint sur la galère et me fit appeler dans la chambre de poupe. Il me dit d’un air sérieux : « Je suis surpris qu’un confesseur de la vérité ose mentir à un homme de mon caractère. » Je restai fort interdit à ce début et je lui dis que je ne savais pas ce qu’il voulait dire. « Ne m’avez-vous pas assuré que vous ne receviez pas d’argent de la Hollande ni d’aucun autre endroit ? J’ai en main de quoi vous convaincre de mensonge. » Et en même temps il me raconta ce qui s’était passé entre Pénétrau et lui et me remit la lettre d’avis, en me reprochant encore que je lui avais menti. Je pris la liberté de lui dire qu’il était plus coupable que moi ; puisque, sachant bien que ce n’était pas une chose que je pusse avouer, il m’avait obligé à la nier, en me la demandant. Il en tomba d’accord, et me dit que je n’avais qu’à me tranquilliser, que dans quinze jours il m’apporterait les cent écus, ce qu’il fit au jour précis et en me les comptant il m’offrit ses services. « Écrivez, me dit-il, à vos amis de Hollande qu’ils peuvent m’adresser leurs remises et soyez persuadé que je vous les paierai ponctuellement ; et par ce moyen vous serez hors de tout risque. » Je le remerciai de sa bonne volonté, dont je ne crus pas cependant faire usage. Cette retenue de ma part n’empêcha pas que nous ne fussions bons amis. Nous étions cinq réformés sur notre galère, qu’il ne chagrinait jamais. Au contraire, il nous faisait mille amitiés.

Chacun sait qu’en cette année-là la reine d’Angleterre fit sa paix particulière avec la France et qu’entre autres articles, il y fut stipulé que les Anglais prendraient possession
Galère sensile dans le port.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
de la ville, fortifications et port de Dunkerque, jusqu’à sa démolition et comblement du port. En conséquence, les Anglais vinrent à Dunkerque au mois de septembre, avec quatre à cinq mille hommes, s’emparèrent de la ville, forts et citadelle, que la garnison française évacua. Mais la marine de France était si dénuée qu’on ne pouvait armer les galères pour se mettre en mer[38]. Ainsi la France convint avec la reine d’Angleterre que les galères, avec leurs équipages et chiourmes, resteraient dans le port jusqu’à ce qu’on commençât à le combler, ce qui ne pouvait se faire qu’après l’hiver. Il fut aussi arrêté que rien ne sortirait du port, soit bâtiments, équipages ou chiourmes qu’avec la permission expresse de Sa Majesté la reine d’Angleterre. Les Anglais n’eurent pas plus tôt pris possession des postes et établi la garnison dans la ville et la citadelle, qu’ils accoururent en foule sur les galères pour satisfaire leur curiosité de voir des bâtiments que la plupart n’avaient jamais vus. Entre autres officiers, plusieurs qui étaient Français réfugiés, ayant appris qu’on tenait en galère des réformés pour le sujet de leur religion, s’informèrent d’abord s’il y en avait sur lesdites galères et apprirent que nous étions 22[39]. Ces officiers témoignèrent leur zèle pour leur religion dans cette occasion, en venant nous embrasser, gémir et pleurer avec nous dans nos bancs. Leur exemple attira grand nombre d’officiers anglais des plus qualifiés qui témoignèrent leur piété par des actions dignes de vrais protestants. La soldatesque y accourut aussi en foule et, selon leur manière d’exprimer leur zèle, jurait que si on ne nous délivrait pas de bonne grâce, ils le feraient le sabre à la main. Dans ces entrefaites, un colonel anglais, dont j’ai oublié le nom, vint me parler et me dit que milord Hill, qui était gouverneur de Dunkerque pour la reine d’Angleterre, pouvait ignorer notre détention et la cause de notre esclavage, et me conseilla de lui adresser un placet pour l’en informer et implorer sa bonté pour notre délivrance. Je fis ce placet le mieux qu’il me fut possible et le colonel s’en chargea et le remit à milord Hill.

Le lendemain, ce milord m’envoya son secrétaire pour me dire de sa part qu’il s’emploierait avec zèle pour notre délivrance, mais que, n’en étant pas le maître, il allait en écrire à la reine, et que ses ordres, qu’il s’assurait qui nous seraient favorables, détermineraient son action ; qu’il nous priait, en attendant, de prendre patience encore pendant quinze jours. Ce secrétaire ajouta que milord Hill nous offrait sa bourse, si nous avions besoin d’argent. Je lui répondis que nous n’avions besoin de rien que de la protection de milord et que j’étais très reconnaissant de la réponse qu’il faisait à mon placet et du zèle qu’il témoignait avoir pour nous rendre service. Je fis savoir cette réponse à nos frères, qui étaient sur les six galères, en les exhortant en même temps d’être circonspects avec les soldats anglais et d’éviter tout discours qui pourrait les animer à user de violence pour nous procurer notre liberté. Dès lors, tout se tint tranquille et chacun de nous attendit avec patience des nouvelles d’Angleterre.

Pendant les quinze jours que le gouverneur nous avait demandés, soit qu’il eût écrit à la reine ou non, il se rendit grand ami de M. de Langeron, notre commandant. Un jour, milord lui dit qu’il ne comprenait pas comment la Cour de France avait pu faire la bévue de ne pas nous faire sortir de Dunkerque avant qu’ils y fussent entrés, que cette cour ne pouvait pas ignorer que la nation anglaise regardait avec horreur les mauvais traitements qu’on faisait aux protestants pour cause de religion et que même, dans toutes les églises en Angleterre, on priait Dieu tous les jours pour la délivrance des réformés qui souffraient sur les galères de France ; qu’en un mot, la Cour de France aurait dû prévoir que, les Anglais étant les maîtres de Dunkerque, et ces 22 protestants, qui gémissaient dans les fers pour leur religion, étant sous les étendards et à la vue de la garnison anglaise, la reine ne pouvait manquer à les faire délivrer, ne fût-ce que pour éviter le désagrément d’obéir en quelque sorte à la soldatesque, qui menaçait déjà de faire violence, si on ne délivrait ces gens-là. M. de Langeron ne put s’empêcher de convenir qu’effectivement sa Cour avait fait faute en cela et le pria d’user de prudence dans cette occasion et de lui communiquer son avis sur ce qu’il y aurait à faire pour prévenir tout accident, ajoutant qu’il savait que le roi son maître ne donnerait jamais son consentement pour la délivrance de ces réformés. Milord Hill lui dit qu’il savait un moyen pour prévenir tout fâcheux événement : « Écrivez, lui dit-il, au ministre de votre Cour qu’il vous ordonne de les faire sortir secrètement de Dunkerque par mer. J’y donnerai les mains et la chose sera facile et sans danger. » M. de Langeron ne manqua pas de suivre ce conseil et bientôt il reçut ordre d’agir de concert avec milord Hill[40].

Le 1er octobre, fête de saint Rémy, nous vîmes une barque de pêcheur enchaînée à notre galère. On fit courir le bruit que cette barque était confisquée pour avoir fait la contrebande, et les Anglais, comme les autres, prirent cela comme argent comptant. Le soir, on battit la retraite comme à l’ordinaire et chacun fut se coucher. J’étais dans mon paillot, dormant tranquillement, lorsque je fus éveillé tout à coup par notre major, armé d’un pistolet et accompagné de deux soldats de galère qui me mirent la baïonnette à la gorge en me menaçant que, si je faisais le moindre cri, c’était fait de moi. Le major, qui était de mes amis, m’exhorta aimablement à ne faire aucune résistance, sinon qu’il exécuterait les ordres qu’il avait de me tuer. « Hélas ! lui dis-je, M. le major, qu’ai-je fait, et que va-t-on faire de moi ? — Tu n’as rien fait, me dit-il, et on ne te fera aucun mal, pourvu que tu sois docile. » Il me fit ensuite promptement descendre dans la barque dont j’ai parlé, et cela sans feu ni lumière, et avec grand silence de peur d’être aperçus de la sentinelle anglaise de la citadelle, dont nous n’étions pas fort éloignés. En entrant dans cette
Galère patronne à la voile.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
barque, j’y trouvai nos autres 21 frères, que l’on avait enlevés dans leurs bancs, de la même manière que moi. On nous enchaîna tous dans le fond de la cale en observant un grand silence et, quoiqu’on nous eût fait coucher sur le dos comme des bêtes que l’on va immoler, chacun de nous avait un soldat de galère, qui nous tenait la baïonnette à la gorge pour nous empêcher de crier ni même de proférer aucune parole. Ensuite la barque démarra pour sortir du port. Il fallait passer près d’un navire anglais, qui se tenait toujours au milieu du port pour empêcher que rien n’en sortît. Ce navire fit venir cette barque à son bord, lui demandant où elle allait. Le maître de la barque, qui était anglais, lui répondit en cette langue qu’il allait à la pêche pour la maison de milord Hill dont il montra un billet. Le capitaine dudit navire prit le billet et y lut ceci écrit et signé de la main de milord Hill : « Laissez sortir cette barque qui va à la pêche pour ma maison. » Ce capitaine, ayant lu ce billet, le visa et laissa aller la barque. Tous ceux qui commandaient les forts, tant du port que des jetées, en firent de même, et enfin nous nous trouvâmes en pleine mer.

Pour lors, les soldats nous quittèrent, montèrent sur le tillac de la barque et fermèrent les écoutilles sur nous et par là nous eûmes la liberté de nous arranger plus commodément sur le sable qui servait de lest à cette barque. Nous savions qu’on ne sortait jamais en mer sans avoir provision, quand ce ne serait que du pain et de l’eau. Comme nous n’en avions vu aucune en entrant dans la barque, nous nous imaginâmes tous fortement qu’on allait nous couler à fond et que les soldats se sauveraient à terre dans la chaloupe qui était attachée à la barque. Nous sentions bien que notre barque allait à la voile, mais nous ne savions pas quel air de vent nous tenions. Lorsqu’il fut jour, on ouvrit l’écoutille, et, comme je me trouvais dessous et qu’en me tenant sur les pieds, je pouvais voir sur le tillac, je me levai promptement tout droit, et la première personne que j’aperçus fut notre capitaine d’armes, qui est ordinairement le premier sergent des quatre qu’il y a dans les compagnies de marine. Il était fort de mes amis, et il n’y avait pas longtemps que je lui avais rendu service auprès de notre capitaine. « Hé ! vous voilà, monsieur Praire ? lui dis-je. — Oui, mon ami, me dit-il d’un air riant ; je crois que vous n’avez pas trop bien reposé cette nuit. — Mais où nous menez-vous ? — Tenez, me dit-il, voilà Calais, en me montrant la ville devant laquelle nous étions. Nous allons vous y débarquer », ajoutant que nous n’y ferions pas un long séjour et que nous n’avions qu’à préparer nos jambes. « Mais, monsieur, lui dis-je, vous n’êtes pas capable, ni tous les hommes du monde, de faire marcher des gens décrépits de vieillesse ou qui sont impotents ou malades comme moi. (J’avais pour lors la fièvre tierce). En ce cas le roi, qui ne demande jamais l’impossible, fait fournir des chariots aux infirmes, et je suis certain qu’on a joint à votre route un ordre de nous en faire donner. — Tenez, dit-il en me la montrant, voyez s’il y a plus d’un chariot ordonné pour les chaînes de rechange et le bagage. » Comme je voulais voir notre destination qu’il ne m’avait pas voulu dire, au lieu de jeter les yeux sur le commencement, je regardai à la fin et j’y lus ces lignes : « Au Hâvre-de-Grâce, où ils seront remis à l’intendant jusqu’à nouveaux ordres. » J’en avais assez vu pour satisfaire la curiosité de nos frères, à qui je dis notre destination le plus doucement qu’il me fut possible, de crainte que le capitaine d’armes ne s’en aperçût.

On nous débarqua donc à Calais. Nous fûmes conduits en prison, chargés de nos chaînes, et nous reçûmes l’étape sur le pied des soldats de recrue. Le lendemain matin, l’argousin de la chaîne nous enchaîna deux à deux, chacun par une jambe, et ensuite fit passer une longue chaîne dans les anneaux ronds des chaînes qui nous accouplaient, de sorte que les onze couples, que nous étions, étaient tous enchaînés ensemble. Or, il faut savoir que parmi nous il y avait de vieilles gens qui, par la faiblesse de leur âge et par leurs infirmités, ne pouvaient pas marcher un quart de lieue, quand même ils n’auraient pas été chargés de chaînes. Nous avions aussi des malades et des gens usés de misère et de fatigue et, outre cela, nous n’avions pas marché depuis fort longtemps. Il nous était donc impossible de faire quatre ou cinq lieues par jour, comme notre route le portait. Après qu’on nous eut enchaînés, j’appelai notre capitaine d’armes. « Voyez, Monsieur, lui dis-je, s’il est possible que nous marchions dans l’état où vous nous voyez. Croyez-moi, ajoutai-je, faites-nous fournir un ou deux chariots pour porter les infirmes. Vous êtes en droit de les exiger partout où vous passerez. — Je sais mes ordres, me dit-il, et je les observerai. » Je me tus, et nous partîmes.

Nous n’eûmes pas fait un quart de lieue qu’une petite montagne se présentant il nous fut impossible de la monter, car trois ou quatre de nos vieillards tombèrent à terre, ne pouvant plus faire un seul pas, et comme nous tenions tous à une même chaîne, nous ne pouvions plus avancer, à moins que nous n’eussions eu assez de force pour les traîner. Notre capitaine d’armes, avec les soldats qu’il commandait pour notre escorte, nous exhortèrent par de belles paroles à prendre courage et à redoubler nos efforts, mais contre l’impossible nul ne peut. Le capitaine était fort embarrassé et ne savait quel parti prendre. Nous nous assîmes tous par terre pour donner le temps de se reposer à ceux qui étaient tombés et reprendre ensuite la marche, si cela se pouvait. Ce moyen ne put nous aider, quoique nous pût dire le capitaine, qui ne savait comment faire pour sortir d’embarras. Je l’appelai et lui dis que, dans l’extrémité où nous étions, il fallait que, des deux conseils que j’allais lui donner, il en prît un. « Faites-nous canarder à coups de fusil, lui dis-je, ou, comme je vous l’ai déjà dit, faites-nous fournir des chariots pour nous conduire. Vous me permettrez de vous faire observer, que n’ayant jamais servi que sur mer, vous ne pouvez savoir ce que c’est qu’une route que le roi ordonne par terre. Dans les ordres qu’il donne pour la marche, soit de soldats, soit de recrues, soit de criminels, il est sous-entendu que, lorsque ceux qui sont conduits ne peuvent absolument marcher, leurs conducteurs doivent leur faire donner des voitures, qu’ils prennent de la part du roi dans les bourgs, villes ou villages où ils se trouvent. Vous êtes dans ce cas, Monsieur, continuai-je. Envoyez un détachement de vos soldats au premier village enlever autant de chariots que vous en avez besoin pour porter les infirmes, et pour vous faire voir notre soumission pour les ordres de Sa Majesté, à l’égard de la route qu’elle nous fait faire, nous vous donnerons six livres par jour pour le louage d’un chariot, ce qui sera pour vous un profit réel, car de la part du roi pouvant avoir des chariots gratis, ces six livres vous demeureront. » Le capitaine m’écouta et quelques-uns de ses soldats, qui en savaient plus que lui, confirmèrent ce que je venais de lui dire, ce qui le détermina à prendre le parti que je lui conseillais. Les paysans lui fournirent deux chariots jusqu’à la première couchée et ainsi jusqu’au Hâvre-de-Grâce.

Ce capitaine d’armes était un bon homme, qui n’avait pas inventé la poudre. On lui avait fait faire serment à Dunkerque de ne point déclarer, ni à nous ni à qui que ce soit, l’endroit où il avait ordre de nous rendre. La crainte que quelque parti de la garnison d’Aire, qui faisait des courses jusqu’à Calais et à Boulogne, ne nous enlevât, avait fait prendre cette précaution. Or, un jour, étant en chemin, ce capitaine, qui allait toujours à cheval, s’approcha du chariot où j’étais et lia conversation avec moi. En parlant de choses indifférentes, je lui demandai le lieu de notre destination. Voyant qu’il faisait le réservé, je lui dis que cela était inutile, puisque je le savais aussi bien que lui. Il me défia de le lui dire, ce que je fis sur-le-champ, en lui récitant ce que j’avais vu et lu à la fin de la route qu’il m’avait montrée avant de débarquer à Calais. Ce bon homme, n’ayant point fait attention au coup d’œil que j’avais alors jeté sur le dernier article, fut si étonné de me voir aussi savant que lui sur ce sujet, n’ayant personne de sa troupe qui sût son secret, qu’il me demanda naïvement si j’étais sorcier ou prophète. Je lui dis que j’étais trop honnête homme pour être sorcier et trop grand pécheur pour être prophète. « D’ailleurs, lui dis-je, il n’y a personne de nous qui n’en sache autant que moi à cet égard et vous faites un grand secret d’une chose qui est publique parmi nous. » Je le raillai un peu sur sa prétendue circonspection et je remarquai, par les précautions qu’il prenait tous les jours, qu’il croyait sérieusement qu’il y avait en nous du surnaturel. Nous n’eûmes cependant pas lieu de nous plaindre de lui pendant la route, étant au contraire fort exact à nous faire donner l’étape à chaque logement comme aux soldats de recrue ; mais, ne pouvant agir outre ses ordres, il ne pouvait nous donner pour logement que des prisons ou des écuries, s’il ne se trouvait pas de prison dans l’endroit où nous arrivions. Enfin, nous parvînmes au Hâvre-de-Grâce, où nous eûmes un logement plus distingué et plus commode que ceux que nous avions sur la route. On nous fit descendre devant l’Arsenal du Roi, où l’intendant[41] nous avait fait préparer une grande chambre appartenant à la Corderie[42] et y avait fait mettre des paillasses, matelas et couvertures pour coucher. En entrant dans cette chambre qui était de plain-pied, nous y trouvâmes l’intendant et nos protecteurs, nouveaux convertis qui, malgré leur chute forcée, étaient toujours fort zélés pour la religion réformée. Ces messieurs, les plus riches négociants de la ville, nous firent de grands embrassements, les larmes aux yeux, sans craindre de se commettre en la présence de l’intendant qui en parut tout attendri. Le beau de l’affaire est que, pendant que ces messieurs nous caressaient, les commis de la douane arrivèrent et demandèrent à l’intendant la permission de nous fouiller. Il la leur accorda en haussant les épaules et leur dit que selon les apparences, ils prendraient plus de poux que de butin. Cependant, ils nous fouillèrent partout, et comme on peut juger sans rien trouver. Mais, voyant parmi nos hardes une petite caisse fermée à clef, où nous avions tous nos livres de dévotion, ils demandèrent à la visiter. J’avais la clef de cette caisse et je ne voulais pas la donner, craignant le feu pour notre petite bibliothèque. L’intendant s’en aperçut et me dit : « Mon ami, donnez cette clef sans craindre. Ces messieurs doivent faire leur devoir. » L’ayant donnée en tremblant, un des commis l’ouvrit et ne voyant que des livres, il s’écria : « Voici la bibliothèque de Calvin ! Au feu, au feu ! » Ce que voyant, l’intendant lui dit : « Coquin, de quoi te mêles-tu ? Fais ton devoir et ne passe pas outre, ou je t’apprendrai à chercher ce que tu dois chercher. »

Le commis ne demanda pas son reste, referma la caisse et passa la porte.

Dès que nous fûmes installés dans notre nouvelle habitation, l’on nous ôta la grande chaîne qui nous tenait tous ensemble, nous laissant seulement celle qui nous accouplait deux à deux. L’intendant était tellement prévenu en notre faveur qu’il eut l’attention de nous demander si nous étions contents de nos gardes. Nous lui dîmes que nous n’avions reçu d’eux pendant la route que tout le bon traitement qu’ils avaient pu nous donner. « Eh bien, dit-il, je vous les laisse. » Et en même temps, il établit leur corps de garde dans une chambre qui était vis-à-vis la nôtre et nous fit apporter du pain de sa table, nous disant que c’était là le pain de munition qu’il nous destinait. Nos protecteurs lui dirent que dorénavant, avec sa permission, ils prendraient soin de nous fournir la nourriture et lui demandèrent avec instance qu’il leur fût permis de nous venir voir de temps en temps. Là-dessus l’intendant appela le capitaine d’armes et lui ordonna de laisser entrer tous les jours dans notre chambre indifféremment tous ceux qui se présenteraient depuis neuf heures du matin jusqu’à huit heures du soir et de n’empêcher aucun de nos exercices de piété. Le capitaine d’armes se conforma à ces ordres et, dès lors, notre chambre ne désemplissait pas de personnes de tout sexe et de tout âge. Nous faisions la prière soir et matin et après avoir lu de bons sermons que nous avions avec nous, nous chantions des psaumes, de sorte que notre prison n’avait pas mal l’air d’une petite église[43].

Le quinzième jour de notre résidence au Havre, sur les 9 heures du soir, comme nous commencions à souper et que nos gardes en faisaient autant, je me sentis frapper sur l’épaule. En tournant la tête pour voir qui c’était, je vis une jeune demoiselle de considération, fille d’un des premiers banquiers de la ville, à qui j’avais prêté quelques jours auparavant un tome de sermons. Elle était enveloppée d’une écharpe qu’elle ouvrit pour me dire fort précipitamment et tout en pleurs : « Tenez, cher frère. Voilà votre livre que je vous rends. Dieu soit avec vous dans toutes vos épreuves ! On vous enlève, continua-t-elle, cette nuit à 12 heures. Quatre chariots sont ordonnés à cet effet, et la Porte Blanche restera ouverte pour votre sortie de la ville. » Je la remerciai de la peine qu’elle avait voulu prendre de venir, elle-même, nous donner cet avis à une heure si indue et lui demandai comment elle avait pu s’introduire dans notre chambre. « Ce détail, me dit-elle, ne vous touche en rien. Il est plus expédient de vous dire, cher confesseur, qu’on va vous conduire à Paris dans l’affreuse prison de la Tournelle, pour vous joindre à la grande chaîne qui se rend de cette ville tous les ans à Marseille. J’ai voulu, continua-t-elle, vous annoncer cette triste nouvelle, afin que vous n’ayez pas d’inquiétude sur votre destinée et que vous vous prépariez à souffrir constamment cette nouvelle épreuve. » Cela dit, elle s’en alla aussi invisiblement qu’elle était entrée[44].

Nous continuâmes à souper fort tranquillement. Après quoi, au lieu d’étendre nos matelas pour nous coucher à l’ordinaire, nous nous mîmes à plier notre petit bagage. Pendant que nous étions dans cette occupation, notre capitaine, suivant sa coutume, passa dans notre chambre pour discourir une heure avec nous en fumant sa pipe et nous voyant ramasser notre bagage, au lieu de préparer nos lits, il nous demanda ce que nous faisions. « Nous nous préparons à partir à minuit, Monsieur, lui dis-je, et vous n’avez qu’à en faire autant. — Vous êtes fou, me dit-il. D’où vous vient cette frénésie ? — Je vous dis, répliquai-je, qu’à minuit précis, quatre chariots se trouveront à la Porte de l’Arsenal pour Charles Drelincourt
Portrait peint par W. Vaillant,
gravé par L. Visscher.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
nous faire sortir par la Porte Blanche, qui restera ouverte à cet effet et vous continuerez à nous conduire jusqu’à Paris et nous livrerez aux prisons de la Tournelle pour y joindre la grande chaîne de Marseille. — Je vous dis, repartit-il, que vous êtes fou et qu’il n’y a rien de tout ce que vous venez de dire. J’ai été prendre les ordres de l’intendant à huit heures, comme j’ai coutume de faire, et il m’a dit qu’il n’y avait rien de nouveau. — Eh bien, Monsieur, lui dis-je, vous le verrez. »

Comme nous finissions ce discours, le laquais de l’intendant entra pour lui dire d’aller sur l’heure lui parler. Il ne tarda pas à revenir et entra dans notre chambre en faisant des exclamations et joignant les mains. « Au nom de Dieu, me dit-il, dites-moi si vous êtes sorciers ou prophètes. Je crois, cependant, que c’est Dieu qui vous favorise, car vous êtes trop dévots et trop honnêtes gens pour implorer le secours du diable. — Non, lui dis-je, Monsieur, nous ne sommes ni l’un ni l’autre et il n’y a rien que de très naturel dans ce qui cause votre surprise. — Je n’y comprends rien, dit le capitaine, car j’ai appris de la bouche de l’intendant que personne dans la ville ne sait rien de votre départ que lui et moi, et quoi que vous puissiez dire, on ne m’ôtera jamais de l’esprit que Dieu est avec vous autres. — Je l’espère », lui dis-je.

À minuit, les quatre chariots ne manquèrent pas de venir nous prendre. Nous riions en nous-même du secret mystérieux qu’on observa pour nous enlever. Les roues des chariots, ainsi que les chevaux qui les tiraient, étaient déferrés afin que l’on ne nous entendît pas passer dans la rue. On couvrit chaque chariot d’une voile, comme s’ils n’eussent contenu que des balles ou des paquets de marchandise et, sans lanternes ni fanaux, l’on nous fît sortir de la ville.

Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu’à Rouen. En y arrivant, nous fûmes conduits devant la maison de ville pour recevoir du magistrat l’ordre pour notre logement, qui fut à l’ordinaire une prison. Mais nous fûmes bien surpris de nous voir refusés par le geôlier de celle où l’on nous mena. Le capitaine d’armes lui montra l’ordre du magistrat, lui faisant des instances pour l’engager à nous recevoir, ce que le geôlier refusa constamment de faire, disant qu’il aimait mieux quitter son office que de nous prendre sous sa garde. On nous envoya à un autre, où il en fut de même. Finalement, on nous mit dans une tour destinée pour les insignes criminels. Le geôlier, qui ne nous reçut qu’à son corps défendant, nous fit entrer dans un cachot affreux et, à l’aide de cinq ou six guichetiers, qui avaient le sabre à la main, il nous enferra les pieds sur de grosses poutres de manière que nous ne pouvions nous remuer et sans nous donner ni lumière, ni pain, ni quoi que ce fût, il referma le cachot et s’en alla avec ses guichetiers. Nous avions faim et soif et nous criâmes à tue-tête plus de deux heures pour qu’on nous apportât quelque nourriture pour notre argent. Enfin, quelqu’un vint au guichet et nous entendîmes que l’on disait : « Ces gens-là parlent bon français. » Ce discours nous fit juger qu’il y avait quelque malentendu et quelque mystère dans la conduite que l’on tenait à notre égard. Nous nous mîmes encore à crier et à prier qu’on nous aidât pour notre argent que nous étions prêts à donner d’avance. Là-dessus, le geôlier ouvrit la porte et entra accompagné de ses six guichetiers et, après nous avoir examinés les uns après les autres, il nous demanda si nous étions Français de nation. Nous lui dîmes que oui. « Mais pourquoi donc n’êtes-vous pas chrétiens, nous dit-il, et adorez-vous le diable, qui vous rend plus méchants que lui ? » Nous lui répondîmes qu’il voulait apparemment badiner et qu’il nous ferait plus de plaisir de nous donner à boire et à manger. Et en même temps je lui remis un louis d’or, le priant instamment de nous fournir pour cet argent ce qui nous était nécessaire, et ajoutant que, s’il n’y en avait pas assez, je lui en donnerais d’autre. « Vraiment, dit le geôlier, vous ne me paraissez pas tels qu’on vous a dépeints. Dites-moi donc franchement ce que vous êtes, car depuis huit jours que l’on vous attend ici, on ne fait que parler de vous comme de gens du pays du Nord, tous sorciers et si méchants qu’on n’a jamais pu vous vaincre sur les galères de Dunkerque et qu’on envoie à Marseille pour mettre à la raison, ce qui a été la cause que je vous ai reçus avec tant de répugnance dans cette prison. »

Sur ce propos, notre capitaine d’armes arriva dans le cachot pour nous faire donner notre étape. Le geôlier le tira à part et lui demanda si nous étions aussi dociles que nous le paraissions. « Oui certainement, dit le capitaine, j’entreprendrais de les conduire, moi seul, par toute la France et tout leur crime est d’être huguenots. — N’y a-t-il que cela ? dit le geôlier. Les plus honnêtes gens de Rouen sont de cette religion. Je ne l’aime pas, ajouta-t-il, mais j’aime les personnes qui en sont, car ce sont de braves gens. » Et, s’adressant à nous, il nous dit : « Vous séjournerez ici demain, j’aurai soin d’avertir divers de vos gens, qui ne manqueront pas de vous venir voir, et mes portes leur seront toujours ouvertes. » Il ordonna ensuite à ses guichetiers de nous déferrer et de nous laisser seulement nos chaînes ordinaires pendant qu’il nous allait chercher des rafraîchissements. Le lendemain, il nous tint parole et nous amena plusieurs personnes de la religion réformée, qui bientôt rendirent publique la nouvelle de notre arrivée, de sorte que, ce jour-là, notre cachot, qui était assez grand, ne désemplit pas. Leur ardeur fut si grande qu’une partie de ces messieurs voulaient absolument — après en avoir demandé la permission au capitaine d’armes — nous conduire publiquement à notre départ, jusqu’à une lieue de la ville, pour nous aider à porter nos chaînes sur leurs épaules, ce que nous ne voulûmes jamais souffrir tant par l’humilité dont nous faisions profession que pour leur épargner de s’attirer de mauvaises affaires.

Nous partîmes donc de Rouen, toujours en chariot. Je ne puis assez exprimer les bontés que nous témoigna notre capitaine pendant cette route, car, outre les gratifications qu’il reçut à Rouen de nos amis, il se persuadait fermement que nous étions des saints favorisés de Dieu et que nous avions le don de prophétie. Lorsque l’argousin prenait ses précautions ordinaires, soit en visitant nos chaînes ou autrement, il lui disait qu’il prenait des soins inutiles, et que nous voulions bien aller volontairement où le roi voulait, qu’autrement ni ses précautions ni toutes celles des hommes ne nous sauraient tenir. Nous avions beau vouloir le désabuser de cette opinion, nous ne pouvions le dissuader qu’il y avait en nous du surnaturel.


  1. Le comite et le sous-comite sont des officiers chargés de faire travailler l’équipage d’une galère.
  2. Le coursier d’une galère était le pont qui la traversait dans le sens longitudinal. Large d’environ quatre pieds, il courait entre les bancs de bâbord et de tribord qu’occupaient les rameurs.
  3. « Il y a cinq sortes de personnes sur les galères, qui y sont en qualité de forçats, écrit Bion, ancien aumônier de la galère La Superbe, savoir : des Turcs, des faux-saulniers, des déserteurs, des criminels et des protestants. Les Turcs sont des esclaves que le roi achète pour aider à manier la rame… Ces Turcs sont, pour l’ordinaire, de grands hommes bien faits et robustes : ils sont les moins malheureux de toute la chiourme… Un Turc aux galères est un esclave à perpétuité à moins que, lorsqu’il est vieux, il ne trouve des patrons qui lui procurent la liberté à prix d’argent. (Bion. Relation des tourments qu’on fait souffrir aux protestants qui sont sur les galères de France, édition de 1881, 26 et 31).
  4. « Je ne vous ai pas dit le nombre de nos bastonnades, écrivait le forçat Maurin le 14 décembre 1700, parce que je ne le sais pas, mais il me semblait que le poids des coups de la dernière était bien de 20 à 25 livres quelques-uns. »
  5. Les argousins sont les bas officiers de la galère chargés de la garde des forçats. C’est l’argousin qui, tous les soirs, devait visiter les chaînes, les manilles et faire changer celles qui lui semblaient suspectes. Argousins, sous-argousins et mousses étaient choisis par le capitaine. Les argousins étaient tenus à verser 1 500 livres de caution, car ils étaient responsables et, outre les responsabilités personnelles, leur caisse commune devait régler le prix du rameur disparu et les frais de recherches. (Règlement du roi concernant la garde et sûreté des chiourmes des galères, 14 avril 1700, Archives nationales, KK. 938.)
  6. Emploi recherché.
  7. Il semble y avoir eu deux Bancilhon sur les galères : Jean-Baptiste, né en 1649, détenu au château d’If en 1708, puis embarqué sur La Grande et libéré en 1713 après vingt-sept ans de captivité, donc incarcéré en 1686. (Athanase Coquerel, Les Forçats pour la Foi, 266) ; Jean, né dans le Gévaudan, en 1655, âgé de 34 ans en 1689, employé sur La Palme, à Dunkerque et à Saint-Malo. (Athanase Coquerel, Les Forçats pour la Foi, 286.)
  8. Attendant cette visite, les réformés donnaient leurs effets à garder aux forçats catholiques de leur banc ou à quelque Turc.
  9. On faisait ce bouillon de fèves au fougon, cuisine placée à gauche, là où était le huitième banc mobile. En voici la recette : une cuillerée de fèves, 30 onces de biscuit, un quart d’once d’huile. Cela coûtait six sols à l’État. (Auguste Laforêt. Étude sur la marine des galères, 59.)
  10. Gaillard ou château de devant.
  11. Poutre d’un pied d’épaisseur qui forme le bord de la galère.
  12. Sur le tambourin, le flûtet et le galoubet, on consultera avec intérêt le livre de François Vidal, Lou tambourin Aix, 1864.
  13. Lit sans colonnes et à rideaux relevés.
  14. Ce passage est en désaccord avec les affirmations de M. Mirandolle. Dans un article d’ailleurs fort intéressant, M. Mirandolle a écrit que « leurs biens retournaient à l’Église » et que celle-ci avait « quelque intérêt à ce que les galères fussent maintenues pour la défense du royaume ». (Bul. de la Commission d’histoire des Églises wallonnes, 2e série, III, 179.)
  15. En 1719, le bailli de La Pailletrie, chef d’escadre des galères, touchait 48 000 livres d’appointements et 3 000 livres par mois pour la table.
  16. Les perruquiers-barbiers-étuvistes de Marseille se plaignirent à plusieurs reprises de la concurrence des forçats. Après une lutte de plusieurs mois, en 1703, les forçats obtinrent de faire des perruques dans leurs baraques sur le port. (Archives Nationales, KK. 938.)
  17. Bouchard, qui écrivait en 1630, peint déjà les forçats allant par la ville avec leurs fers qui tintamarrent « pour vendre ce qu’ils ont fait, comme bourses, ceintures, aiguillettes, curedents, et bas de soie, laine, poil de chèvre et fil. Ils peuvent encore aller, continue-t-il, travailler de leur métier ès boutiques et vont par les hôtelleries sonnant cornets et violons durant le dîner et souper des passants, et chaque galère a sa semaine par terre pour cela, dont ils ne retirent pas peu, car chacun, à la fin du repas, met sur l’assiette que les forçats présentent au milieu de la table, qui un sol, qui trois, qui quatre et qui cinq. (Les Confessions de Jean-Jacques Bouchard, éd. Bonneau, 150.)
  18. En 1708, les réformés se plaignaient de ne pouvoir sur certaines galères obtenir d’être déferrés en payant ce sol aux argousins. (Journal des Galères, dans le Bulletin d’histoire du protestantisme français, XVIII et XIX.)
  19. Avant le temps de Bouchard (1630), les galériens avaient certaines libertés à bord des galères. « Non seulement, dit-il, leurs femmes légitimes, que beaucoup de forçats avaient emmenées avec eux à Toulon, mais encore quantité de garces allaient les visiter que ces compagnons besognaient devant tout le monde, les couchant sous le banc sur leur capot, mais depuis quelques années en ça, le général a refusé l’entrée aux femmes, de sorte qu’il ne se pèche plus maintenant là-dedans qu’en sodomie, mollesse, irrumation et autres pareilles tendresses. » (Les Confessions de Jean-Jacques Bouchard, 151.) En 1701, Pontchartrain déplorait le scandale que causaient sur le port de Marseille les filles et les femmes qui se prostituaient publiquement. « Je m’aperçois du mauvais effet que produit cette débauche par le nombre de soldats, forçats et Turcs attaqués de maux vénériens qui sont dans les hôpitaux (Archives Nationales, KK. 938). Le 23 juin 1712, Louis xiv édictait la peine de la bastonnade pour tout forçat ou Turc surpris entrant aux mauvais lieux ou en sortant.
  20. Préoccupa.
  21. Espalmer une galère, c’était l’enduire d’une couche de suif. Cela se renouvelait deux ou trois fois l’an. (Vice-amiral Jurien de La Gravière. Les Derniers jours de la marine à rames, 219.)
  22. Blankenberghe, alors petit village de pêcheurs.
  23. Le comte de La Motte, qui commandait les troupes françaises. avait été refoulé sur Ostende par le comte de Spor. Assiégé dans la place par 25 000 hommes de troupes de terre aux ordres du général Ouwerkerke et par une flotte commandée par l’amiral Fairburn, il dut se rendre après un bombardement qui avait ruiné la ville. (J. N. Pasquini. Histoire de la ville d’Ostende, 195-199.)
  24. Petit vaisseau corsaire.
  25. Pilotes qui guident les navires en haute mer, d’après l’observation des nuages.
  26. Ville de l’Essex à 25 kilomètres de Colebester.
  27. C’est un pont grillagé de bandes de fer.
  28. Pied de chèvre.
  29. C’est Louis XIV qui avait ainsi modifié la loi des galères. « Le feu roi, écrivait en 1763 M. de Saint-Florentin, avait si fort à cœur l’exécution des défenses qu’il avait données sur le fait de la religion, que par un règlement particulier concernant le détail des galères et qui est dans vos bureaux, il décida qu’aucun homme condamné pour cause de religion ne pourrait jamais sortir des galères. » (Archives Nationales.)
  30. Giffa signifie en provençal faible, lâche, incapable d’aucun travail.
  31. Les galériens étaient habillés de rouge. C’est sous ce costume que Louis de Marolles se peint dans une jolie lettre à sa femme : « Si tu me voyais avec mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J’ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n’est ouverte qu’à demi par devant. J’ai de plus un beau bonnet rouge, deux hauts-de-chausses et deux chemises de toile grosse comme le doigt et des bas de drap. Mes habits de liberté ne sont point perdus, et, s’il plaisait au Roi de me faire grâce, je les reprendrais. » (Histoire des souffrances du bienheureux martyr Louis de Marolles, édition Jules Bonnet, 81.)
  32. Tous les deux ans les galériens recevaient un caban de drap d’arbase, une casaque de cordillat rouge doublée de toile d’étoupe blanche ; chaque année deux chemises, deux caleçons, une paire de bas de cordillat gris, un bonnet de laine rouge. (Auguste Laforêt, Étude sur la marine des galères, 60.)
  33. On lit en effet dans les actes du Consistoire de Rotterdam ce procès-verbal à la date du 13 janvier 1692 : « Étant nommé par les synodes pour recevoir les charités des autres Églises, destinées pour le soulagement de nos pauvres frères les prisonniers et captifs sur les galères de France, la compagnie étant touchée de la longueur et de la grandeur de la souffrance de ces pauvres prisonniers, à qui un plus long retardement d’assistance ne peut être que fort douloureux, la compagnie a trouvé à propos d’écrire comme elle a fait aux principales Églises de ces provinces, qui n’ont pas encore envoyé leurs charités, pour les solliciter à les envoyer promptement, afin que la compagnie les leur puisse faire tenir incessamment. (Bulletin de la Commission d’histoire des églises wallonnes, 2e série, III, 183.)
  34. Voici une quittance de ce genre d’envoi aux galériens de Marseille : « Nous ci-après signés, souffrant pour la vérité de la religion réformée sur les galères de France, tant en nos noms qu’en celui de nos autres frères, reconnaissons avoir reçu de M. de Superville, de l’église de Groningue, par la voie de Mlle Van Armeyden, la somme de 638 livres 5 sols que nous emploierons, s’il plaît à Dieu, au soulagement de la société enchaînée et recluse selon les intentions de nos charitables bienfaiteurs ; lesquels nous remercions humblement du fond du cœur, priant le Seigneur avec toute la ferveur dont nous sommes capables d’être leur magnifique rémunérateur en la vie présente et en la vie à venir. Nous nous recommandons à la continuation de leur précieuse bienveillance et souvenir en leurs prières tant publiques que privées qui nous sont tant nécessaires dans notre captivité. Nous ne les oublions pas dans les nôtres et nous sommes respectueusement leurs très humbles et très obéissants serviteurs.
    « À Marseille, ce 4 février 1701.
    « Baptiste, Desmonts, Blanchard, de Lissart. »
    Une note de Superville fournit des renseignements complémentaires. Baptiste est Jean-Baptiste Bancilhon, Blanchard est Lavalette. En 1702, les galériens de Marseille réclamaient des secours pour ceux de Dunkerque dont ils savaient la misère. (Bul. de la Commission d’histoire des Églises wallonnes, article de M. Mirandolle, 2e série, III, 191-192.)
  35. C’était un allié de la famille de Jean Bart.
  36. Jacques Saurin, théologien et sermonaire réformé (1677-1730). Le premier volume des Sermons parut en 1708, à La Haye ; le second en 1712.
  37. Pierre Jurien (1637-1713). Les Préjuges légitimes furent publiés en 1685.
  38. La correspondance du sous-secrétaire de la marine confirme l’assertion de Marteilhe que les galères étaient hors d’état, sans de coûteuses réparations, de sortir de Dunkerque. (Archives de la Marine, B6 45.)
  39. Vingt-deux condamnés pour faits de religion. Marteilhe excommunie les forçats protestants condamnés pour délit de droit commun. Le chevalier de Langeron ne fit pas cette distinction et c’est vingt-neuf forçats qu’il fit enlever et diriger sur le Havre. Voici les noms de vingt-six forçats qui devaient faire partie du convoi : Antoine Aguilhon, Isaac Apostoly, Pierre Aquet, J. Barte, Pierre Baraqua, Jean Bancilhon, Pierre Blanc, André Bousquet, Jean-Antoine Bourely, Jean Espèze. Pierre Gascuel, David Lauret. Pierre Lafont, Paul Lorier, Daniel Le Gras, Jean Marteilhe, Pierre Montasier, J.-J. Zacharie Massip, Jean-Vincent Maillet, Jean Nègre, Clément Patonnier, Mathieu Pelanchon, David Puech, Étienne Salle, Jean Severac, Philippe Tardieu.
  40. Voici le texte de la dépêche ministérielle du 14 septembre. Il rectifie sur certains points les assertions de Marteilhe. « Voulant éviter toute explication au sujet des forçats condamnés pour fait de religion qui sont sur les galères de Dunkerque, Sa Majesté m’a commandé de vous écrire qu’il convient de les faire transférer par mer au Havre avec un argousin et des pertuisaniers en nombre suffisant pour les garder. Pour exécuter ses intentions avec ordre et sans inconvénient, j’estime qu’il est de bienséance que vous en communiquiez à M. Hill. Il fera d’autant moins de difficulté qu’il doit avoir été prévenu par M. Prior. Vous concerterez ensuite avec M. du Guay (l’intendant de la marine à Dunkerque) les moyens de faire cet embarquement sans éclat. » (Archives de la Marine, B6 45.)
  41. M. Bochart de Champigny, intendant de la marine.
  42. La corderie royale était au sud-ouest du rempart, à côté de l’hôtel de ville. C’était un immense bâtiment dont la façade n’avait pas moins de 400 mètres, car la corderie du Havre fournissait les vaisseaux de guerre du port et de Brest. (Alphonse Martin. La Marine militaire au Havre, 187.)
  43. L’émotion causée parmi les nouveaux convertis du Havre par le passage de la chaîne des religionnaires est constatée par une lettre de M. de Vivier, lieutenant de roi en cette ville. Le secrétaire d’État de la Marine s’en émut « M. de Vivier, écrivait-il le 2 novembre à Champigny, mande que ces religionnaires ont attiré l’attention de ceux de la ville sur eux. Il convient de les faire partir du Havre sans en avertir et que ce soit à la pointe du jour pour éviter tout incident et vous recommanderez au capitaine d’armes de régler la journée qu’il arrivera à Paris, de manière qu’il n’y entre qu’à la nuit commençant. » (Archives de la Marine, B6 45.)
  44. Martheilhe explique ailleurs que la jeune fille avait été avisée, des ordres reçus, par le secrétaire de l’intendant qui la recherchait en mariage et qu’elle avait dû entrer à la Corderie par une porte qui y donnait accès de sa maison.