Éditions Édouard Garand (68p. 43-45).

XVI

AU GUET


Il était huit heures du soir, lorsque Tonnerre et Alpaca, après un copieux souper, quittèrent leur nouveau domicile pour aller chercher les habits qu’ils avaient commandés chez certain fripier du Boulevard Saint-Laurent.

Le premier soin des deux amis en sortant fut d’inspecter les abords de la rue. Les passants étaient rares. Mais ils purent remarquer la sombre silhouette d’un homme stationné un peu plus loin du côté de la rue Dorchester.

— Que fait là ce type ? questionna Tonnerre.

De l’espionnage probablement, répondit Alpaca. Mais vu que nous avons affaire rue Saint-Saint-Laurent, prenons de ce côté de la rue Dorchester, de la sorte il nous sera permis de voir un peu la binette de ce particulier.

— Allons ! acquiesça Tonnerre,

Et tous deux partirent dans la direction de l’individu qui, à la vue des deux compères, se mit en mouvement pour s’avancer à leur rencontre.

La minute suivante, Alpaca et Tonnerre croisaient l’homme auquel ils jetaient un regard perçant, regard que leur rendit l’inconnu en poursuivant son chemin d’un pas délibéré.

De leur côté nos deux amis poursuivirent leur route. Alpaca dit :

— Gare à nous… nous sommes surveillés !

— Nous nous gardons ! répliqua Tonnerre. Mais gare à lui… gare à tous !

Et sans plus un mot ils accélérèrent le pas.

En tournant sur la rue Dorchester ils se heurtèrent à un jeune homme qui, lui aussi, marchait à une vive allure.

Le choc fut si violent et si inattendu que Tonnerre perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le trottoir non sans lâcher un juron énorme.

Quant à l’inconnu, il n’avait fait que chanceler un peu et reculer de deux pas.

— Vous êtes donc aveugle, vous ? demanda Alpaca.

— Ôtez-vous de mon chemin, imbéciles ! rétorqua le jeune homme qui voulut passer.

Mais Tonnerre, qui, d’un bond, s’était remis sur pied, lui barra le passage.

— Pardon, monsieur, dit-il en même temps de sa voix criarde, vous nous devez bien, je pense, des excuses.

— Place ! rugit l’inconnu qui se ramassa pour ainsi dire sur lui-même et s’apprêta à bondir en avant.

— N’est-ce pas qu’il est gros, celui-là ? fit observer Alpaca en s’opposant au passage du jeune homme.

— Il veut que nous nous ôtions de son chemin, répliqua Tonnerre, lorsque c’est lui qui est sur le nôtre. Comprenez-vous cela, cher Maître de mon cœur ?

L’inconnu cherchait, par des zigzags, à droite et à gauche, à se faire un chemin, mais toujours l’un ou l’autre de nos deux amis l’empêchait de passer en goguenardant à qui mieux mieux.

— Monsieur, dit enfin Alpaca d’une voix impérative, nous sommes pressés.

— C’est à vous de céder, étant le moins pressé, ajouta Tonnerre.

— Misérables ! rugit l’inconnu. Prenez garde que j’appelle la police ! Puis il fonça tête baissée sur les deux compères.

D’un simple coup d’épaule Alpaca rejeta l’homme en arrière, pendant que Tonnerre nasillait :

— Si vous appelez la police, c’en est fait de votre liberté, car vous êtes l’assaillant.

Alors seulement, l’inconnu, qui reprenait rudement haleine, remarqua la mine douteuse des deux gaillards et leurs physionomies gouailleuses. Il ébaucha un sourire de mépris et dit :

— Savez-vous qui je suis ?

— Vous ne devez pas être l’Empereur ! ricana Tonnerre.

— En effet, nous ignorons qui vous êtes, cher monsieur, fit poliment Alpaca. Vous seriez bien aimable de nous l’apprendre.

— Soit. Sachez donc, mes gaillards, que je suis avocat… Mon nom est Montjoie !

— Monsieur, prononça Alpaca en s’inclinant révérencieusement, très honoré de vous connaître. En vous je salue le représentant d’une très illustre profession.

Et Tonnerre, qui ne voulait pas demeurer pour moins impoli que son compère, enleva son feutre en bataille, inclina sa tête pelée et dit :

— Monsieur, veuillez croire, puisque vous êtes avocat…

Mais peu en humeur gaie Monjoie coupa court à ces belles paroles d’aspect condoléant.

— En effet, interrompit-il rudement, je suis avocat, et c’est dire que sur ma recommandation la police se fera un vrai plaisir de ramasser deux vagabonds tels que vous, mes maîtres.

— Hein ! s’écria Tonnerre indigné de l’épithète, que dit ce butor, Maître Alpaca ?

— Il dit que nous sommes deux vagabonds… est-il impoli un peu, ce monsieur Montjoie !

— Grossier, voulez-vous dire ?

— Il déshonore notre brillante et respectable profession !

— Un vrai scandale !

— Arrière… vociféra Montjoie qui, pour la troisième fois, se rua en avant.

De commun accord les deux amis s’écartèrent vivement, et peu s’en fallut que l’avocat n’allât piquer une tête sur le trottoir, tant il s’était attendu à une nouvelle résistance.

Aussi, lorsqu’il fut revenu de son étourdissement, il vit au loin déjà les deux compères déambuler d’un pas rapide, et il ne manqua pas de saisir les restes d’un ricanement aigre et narquois.

— Les insensés ! proféra-t-il en poursuivant sa route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure ne s’était pas écoulée que nos deux pitres revenaient rue Saint-Denis chargés, chacun, d’un paquet énorme.

Comme ils approchaient de leur domicile, ils virent d’assez loin deux hommes se séparer brusquement et l’un d’eux s’avancer à leur rencontre.

— Attention ! dit Tonnerre.

— On y est ! répliqua Alpaca.

Comme ils allaient croiser l’individu, celui-ci s’arrêta net pour demander en anglais ;

— Pouvez-vous me dire, messieurs, de quel côté est la rue Ontario ?

— Hein !… Ontario ?… s’écria Tonnerre avec une surprise bien jouée et en regardant son compagnon.

— On en est loin ! fit celui-ci.

— Loin… c’est-à-dire qu’il en est à cent milles.

— Monsieur, reprit Alpaca comme avec regret, quand nous vous indiquerions le chemin à suivre, vous n’y arriveriez pas ce soir.

— Surtout, si vous avez fait le vœu d’y aller à pied, ajouta Tonnerre.

— Ce qui vous prendrait, en tenant compte des repos, expliqua Alpaca, au moins quatre bonnes journées de marche.

— Je vous conseillerais le chemin de fer, émit Tonnerre avec une sorte d’intérêt.

— Ça va plus vite, assura Alpaca.

— Naturellement en prenant le convoi, expliqua Tonnerre.

— Et ça va plus directement, ajouta Alpaca.

— Que nos routes sinueuses, compléta Tonnerre.

— Et rocailleuses, ce qui ruine vos souliers, renchérit Alpaca.

— C’est-à-dire qu’au lieu d’une économie, reprit Tonnerre, ça vous coûte énormément dans la boutique du cordonnier.

L’homme, fort ahuri, put trouver à dire :

Vous m’avez mal compris, je…

— Pardon… nous entendons parfaitement la langue anglaise, monsieur, reprocha dignement Alpaca.

— Nous sommes polyglottes, cher Monsieur, déclara Tonnerre avec une révérence ; si donc vous voulez…

Mais ces paroles furent interrompues par un grognement de l’inconnu qui poursuivit rapidement son chemin.

Riant fort dans leur barbe les deux compères atteignirent, sans autre incident leur logis. Mais Tonnerre, qui s’était retourné, avait vu le même individu faire demi-tour plus loin et revenir bientôt, sur ses pas.

— Un autre espion ! remarqua-t-il.

— Il faudra prévenir Mademoiselle Henriette, dit Alpaca.

Sur ce, ils pénétrèrent dans leur nouvelle demeure et, l’instant d’après, ils mettaient Henriette et Pierre au courant de leurs récentes aventures.

Mais lorsque le nom de Montjoie tomba de leurs lèvres, ce fut un bel éclat de rire que, en dépit de leur situation peu gaie, Henriette et Pierre firent entendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au dehors, l’homme qui avait accosté Tonnerre et Alpaca avait remonté la rue, dépassé la maison de Mme Fafard et avait rejoint un autre individu qui l’attendait. Et cet homme, qui n’aurait pas manqué de causer une certaine émotion chez Alpaca et Tonnerre, était très barbu de noir. Et dans ce personnage Henriette aurait reconnu sans peine l’homme qu’elle avait rencontré le soir où les plans et le modèle du Chasse-Torpille de Lebon avaient été volés, ce même homme brutal qui avait frappé la jeune fille dans cette maison inhabitée de la rue Dorchester, enfin, celui qui, de concert et avec l’aide d’un autre malandrin qu’elle ne connaissait pas, l’avait jetée dans le fleuve du haut du Pont Victoria… c’est-à-dire Peter Parsons.

— Eh bien ? demanda Parsons d’une voix rude.

— Ce sont les mêmes individus que vous m’avez signalés, deux espèces de fous…

— Non, dit Parsons, ces deux individus ne sont pas fous. Seulement, ils jouent un rôle et il importe de les surveiller.

— Croyez-vous qu’ils soient mêlés à l’affaire de Lebon ?

— Je le crois.

— Mais Lebon ?

— Je jurerais qu’il est là-haut, répondit Parsons avec conviction et en regardant le premier étage de la maison de Mme Fafard. À tout hasard, reprit-il, surveillez bien les gens qui entrent et qui sortent. Si Lebon sort, suivez-le. Avant une demi-heure je serai de retour avec mes hommes. Et alors nous saurons bien la fin de la chanson.

Sur cette conclusion, Parsons se dirigea du côté de la rue Sainte-Catherine.

Resté seul, l’autre alla se poster sur le côté opposé de la rue, dans un endroit plus sombre.

Vingt minutes s’écoulèrent. Puis l’individu vit une silhouette humaine sortir de la maison de Mme  Fafard, gagner le trottoir et prendre la direction de la rue Sainte-Catherine.

L’individu s’élança aussitôt, traversa la chaussée et courut sur les pas de celui qu’il put alors reconnaître pour un tout jeune homme.

La minute suivante il abordait ce dernier disant :

— Pardon, monsieur. Voulez-vous avoir l’obligeance de me donner une allumette ? En même temps il exhibait un bout de cigare éteint.

Le jeune homme s’était arrête, avait écouté l’homme avec attention et avait répondu d’une voix fraîche :

— Avec plaisir, monsieur.

Il fouilla sa poche de veste de laquelle il tira une jolie boite d’allumettes.

À ce moment le visage du jeune homme se trouva nettement éclairée par une lampe électrique toute proche.

L’autre dévisagea curieusement le jeune inconnu et ses traits manifestèrent de la surprise.

Cet inconnu était, en effet, un tout jeune homme. On eût douté qu’il dépassât vingt ans. Imberbe, le visage ovale et rosé, les lèvres rouges, les yeux noirs et brillants, c’était un jeune et très joli garçon. Et il était très chic dans un complet de nuance grise, avec chapeau melon noir, bien cravaté, ganté de gris et la canne à la main. C’était une élégance, quoi ! Et l’espion ne put que manifester une certaine admiration. Tout de même il essaya de jouer au plus fin.

— Tiens ! tiens ! fit-il tout à coup avec une familiarité qui parut surprendre fort l’élégant jeune homme, savez-vous qu’on se connaît, mon ami ?

— C’est possible, répondit le jeune homme avec un fin sourire. Mais il est fort possible aussi que vous me preniez pour un autre. Mais pour éviter une erreur, qui pourrait vous être désagréable, voici ma carte, monsieur !

— Et d’un beau porte-cartes en or, le jeune homme avait tiré et tendu un petit carré de carton.

L’espion saisit la carte et lut, non sans la plus grande stupéfaction :

William Benjamin, Jr.
Broker — Chicago.

Et il demeurait sans voix et comme médusé devant la carte d’affaires de l’Américain, quand un petit rire argentin et quelque peu narquois doucement égrené dans la nuit le tira de son saisissement. Il releva les yeux et vit l’étrange jeune homme s’éloigner d’un pas alerte en balançant avec une grâce incontestable sa légère canne.