Éditions Édouard Garand (68p. 45-48).

XVII

L’ARRESTATION


L’espion demeurait sans mouvement, comme hypnotisé, et ses yeux ahuris rivés sur la carte de William Benjamin. Il fut tiré de sa torpeur par les lumières éclatantes d’une auto qui vint stopper à dix verges environ.

De la machine quatre hommes descendirent et s’avancèrent vivement jusqu’à l’espion, à qui l’homme que nous avons reconnu tout à l’heure pour Peter Parsons demanda :

— Y a-t-il du nouveau ?

— Oui, répondit l’espion.

— Quoi donc ? interrogea avidement Parsons.

L’espion narra la scène qui venait de se passer entre lui et William Benjamin, Jr., dont il fit une esquisse.

— Et voici la carte qu’il m’a remise, ajouta-t-il. Parsons prit vivement cette carte qu’il examina avec attention.

— William Benjamin, Jr., lut-il, Broker, Chicago. Et il demeura pensif.

Pendant quelques minutes le silence demeura entre ces cinq hommes, puis, Parsons demanda encore :

— Combien de temps ce William Benjamin est-il demeuré dans la maison ?

— Je l’ignore, ne l’ayant pas vu entrer.

— N’importe ! fit brusquement Parsons avec humeur. D’ailleurs, je devine un peu de quoi il s’agit.

Et se tournant vers les trois personnages descendus avec lui de l’auto, il ajouta :

— Messieurs, vous savez comme moi que Lebon est accusé d’avoir volé aux bureaux de Conrad et Dunton des plans qu’il leur avait vendus ; et ce vol il l’a fait avec le dessein de revendre les mêmes plans à d’autres capitalistes. Pour prouver cette hypothèse, voici précisément un banquier de Chicago qui vient, naturellement, de traiter de l’affaire avec Lebon. La chose est flagrante. Lebon est là, c’est sûr. Et c’est à vous à présent d’agir en conséquence et selon le mandat dont vous êtes porteurs.

Vous êtes certain que Lebon est là ? interrogea un agent qui paraissait douter fort de l’assertion de Parsons.

— Je suis certain que Pierre Lebon est chez lui en ce moment, affirma encore Parsons avec un air de conviction qui fit disparaître les doutes de l’agent incrédule. Néanmoins, ajouta Parsons, Lebon se sait surveillé, et il se tient sur ses gardes, et si vous faites une fausse manœuvre quelconque, il vous échappera et échappera en même temps à la justice. Et puis, il ne faudra pas oublier qu’il a près de lui deux hommes dangereux… ces deux bouffons dont je vous ai parlé. Vous devrez donc avoir l’œil sur ces deux individus. Donc, si vous suivez bien le petit plan d’opération que je vous ai tracé, il est certain que Lebon ne pourra vous échapper.

— Soit, acquiesça l’agent qui semblait être le chef de l’escorte, à l’œuvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que sur la rue on préparait son arrestation, Pierre Lebon, tranquillement assis dans la berceuse de son cabinet de travail, fumait et causait avec Alpaca et Tonnerre.

Le cabinet de travail possédait deux fenêtres, dont l’une, avec ses rideaux soigneusement tirés, donnait sur lu rue Saint-Denis ; l’autre, sur un étroit passage qui reliait la rue à la cour d’arrière de la maison. Cette deuxième fenêtre, tout comme la première, était garnie de rideaux de serge bleue, seulement ces rideaux étaient entr’ouverts sur le châssis.

Au moment où nous entrons dans le cabinet de travail, nous trouvons nos trois amis ainsi placés : Alpaca tourne le dos à la fenêtre de la rue, Pierre Lebon à celle du passage, et Tonnerre, assis à quelques pas de Lebon et en face de lui, séparé qu’il en est par la table de travail, fait vis-à-vis à la fenêtre du passage. Or, tandis qu’Alpaca narrait certaines de ses vieilles aventures, et au moment où Pierre Lebon paraissait vivement intéressé, car l’aventure racontée par Alpaca avait un certain cachet de mystère, Tonnerre fit un soubresaut sur son siège et ses yeux, manifestant une grande stupeur, demeuraient fixés sur la fenêtre du passage.

Pierre et Alpaca, qui virent l’attitude étrange de Tonnerre, tournèrent les yeux vers la fenêtre, mais sans rien voir d’étrange.

— Que voyez-vous donc ? interrogea Pierre Lebon.

— Rien à présent, répondit Tonnerre. Mais j’ai vu ou j’ai cru voir quelque chose.

— Quel était ce quelque chose, Maître Tonnerre ? demanda Alpaca à son tour.

— Une tête d’homme !

— Êtes-vous sûr de cela ? demanda Pierre en pâlissant.

— Sûr ?… répliqua Tonnerre, c’est-à-dire que j’en donnerais ma propre tête au diable ! Et cette expression était pour Tonnerre le plus grand des serments peut-être.

Pierre courut à la fenêtre.

Il souleva le châssis, pencha la tête en dehors et darda un regard perçant. L’obscurité profonde qui emplissait le passage ne pouvait lui permettre de voir quoi que ce fût. Il prêta l’oreille, dans l’espoir peut-être de saisir quelque bruit indicateur. Mais il n’entendit que les vagues rumeurs de la cité. Du passage son regard se porta sur la rue Saint-Denis vaguement éclairée à cet endroit. Il vit des promeneurs passer rapidement, et ce fut tout.

— Rien ! dit-il en laissant retomber le châssis.

Il revint vers les deux compères qui l’avaient observé avec une certaine inquiétude, il sourit à Tonnerre et reprit :

— Il est possible qu’après les rencontres singulières que vous avez faites ce soir, votre esprit ait été l’objet d’une vision imaginaire.

— C’est possible, répliqua Tonnerre, et je souhaite de m’être trompé.

À l’instant même où Tonnerre achevait ces paroles on frappa dans la porte du cabinet.

Pierre alla ouvrir.

C’était Mme  Fafard.

Elle pénétra dans le cabinet sur la pointe des pieds, après avoir repoussé doucement la porte derrière elle.

Le jeune inventeur remarqua l’inquiétude peinte à gros traits sur le visage de sa maîtresse de pension, et il demanda :

— Qu’est-ce donc, Madame Fafard ?

— Monsieur Pierre, répondit la femme d’une voix qui tremblait d’angoisse et de peur, il y a en bas trois hommes qui désirent vous parler. J’ai eu beau répéter que vous étiez absent, ils ont insisté, affirmant que vous étiez dans votre cabinet de travail, et ils ont menacé de m’arrêter, si je continuais à vouloir chercher à entraver les devoirs de la police. J’ai répondu que si réellement vous étiez dans votre cabinet, c’est que je ne vous avais pas vu rentrer. Alors, dans l’espoir que vous pourriez échapper à ces hommes, je leur ai demandé d’attendre une minute, pour venir voir, ai-je ajouté, si vraiment vous étiez revenu. Mais, je vous le dis, vous n’avez pas de temps à perdre. Qui sait même s’ils ne surviendront pas tout à coup, bien qu’ils m’aient assuré qu’ils attendraient mon retour.

— Merci, Madame Fafard, répondit le jeune homme très ému. Je vous promets que je n’oublierai jamais votre bon dévouement.

— Vous voyez, dit Tonnerre, que je ne m’étais pas trompé. Un individu de la police a dû, à l’aide d’une échelle, grimper jusqu’à cette fenêtre. Et, naturellement, monsieur Pierre, vous avez été vu et reconnu.

— Oui, oui, murmura l’inventeur en réfléchissant.

— Il est vrai aussi, ajouta Alpaca, que le temps n’est pas aux longues réflexions… il faut agir !

— Avez-vous une idée ? demanda Pierre.

— Oui, une idée bien simple, répliqua Alpaca. Comme c’est à vous qu’on en veut, fuyez, voilà tout.

— Idée simple, en effet, sourit le jeune homme. Seulement vous conviendrez qu’il m’est assez difficile de m’en aller par la porte de la rue.

— C’est juste, approuva Tonnerre, attendu que cette porte doit être gardée.

— Monsieur Pierre, intervint Mme  Fafard, il y a la porte d’arrière qui donne, par la cuisine, sur la cour. De là vous pourriez tant bien que mal parvenir jusqu’à la rue Sanguinet.

— Merci encore, Madame Fafard, pour me faire penser à cette issue. C’est en effet le meilleur chemin à prendre, et je vais suivre votre avis. Quant à vous, mes amis, ajouta le jeune homme en regardant Tonnerre et Alpaca, vous informerez Mademoiselle Henriette qu’avant demain matin je lui aurai fait connaître ma retraite. Ah ! comme je bénis le ciel, acheva-t-il, qu’elle ne soit pas dans cette maison, car on n’aurait pas manqué de l’arrêter aussi !

Et Pierre courut à sa chambre pour y prendre une valise afin d’y mettre le linge nécessaire pour le temps de son absence. Mais à la minute même où il revenait de sa chambre avec la valise, une main rude frappait dans la porte du cabinet.

— Trop tard !… gémit Mme  Fafard.

Pierre rejeta vivement sa valise dans la chambre à coucher, et d’une voix ferme commanda à la femme qui vacillait d’épouvante :

— Ouvrez, Madame Fafard !

— Il n’y a pas d’autre alternative, prononça Alpaca sur un ton grave.

— En tout cas, fit Tonnerre, soyez assuré, Monsieur Pierre, que votre innocence sera bien vite reconnue.

— Et quant à nous, ajouta Alpaca, soyez certain que nous ne rouillerons pas dans l’oisiveté, et avec Mademoiselle Henriette nous nous occuperons de vous.

Déjà, la porte ouverte par Mme  Fafard livrait passage à trois agents de police. L’un d’eux marcha jusqu’à Pierre, tandis que les deux autres demeuraient avec une attitude résolue sur le seuil de la porte.

— Monsieur Pierre Lebon, dit l’agent qui s’était approché du jeune homme, je suis porteur d’un mandat d’arrestation contre votre personne, le voici.

Et il déployait une large feuille de papier frappée du timbre de la loi.

Mais Pierre d’un geste digne l’arrêta.

— Inutile, dit-il, je sais qu’on m’accuse d’un vol dont je ne suis pas coupable. Je suis prêt à vous suivre, et je m’expliquerai devant un magistrat.

L’agent s’inclina et remit son papier dans sa poche.

Pierre serra les mains de ses deux amis, murmura quelque paroles de consolation à Mme  Fafard qui pleurait silencieusement, et sortit de son cabinet suivi de près par les trois agents.

L’instant d’après l’auto, que nous avons vue s’arrêter à quelques verges de la maison, descendait la rue Saint-Denis en direction des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville.

À quelques pas de la maison de Mme  Fafard, sur le côté opposé de la rue, deux hommes étaient demeurés en observation, dissimulés dans l’ombre.

Lorsque l’auto emportant Pierre Lebon et ses trois gardes du corps se fût éloignée, l’un de ces hommes, qui n’était autre que Peter Parsons, dit à l’autre :

— Maintenant que cette affaire est terminée, voici les vingt dollars convenus pour vos services.

L’homme prit les billets de banque, les examina rapidement et les mit dans sa poche.

— À présent, ajouta Parsons, si vous désirez en gagner encore autant, vous n’avez qu’à retrouvez ce William Benjamin, et m’en prévenir par un message que vous laisserez rue Lagauchetière, No 126 D.

— C’est entendu, consentit l’espion. Pas plus tard que demain soir, vous saurez où loge William Benjamin.

Sur ces paroles, les deux hommes se séparèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le cabinet de travail de Pierre Lebon Alpaca et Tonnerre demeuraient confondus et abîmés dans de terribles pensées.

Chacun d’eux se demandait à lui-même par quel moyen il aurait pu empêcher cette arrestation, et tous deux s’en voulaient de n’avoir pas tenté une résistance quelconque qui aurait permis à Pierre, dans la confusion qui se fût produite, de s’enfuir, quitte à être arrêtés eux-mêmes pour avoir mis entraves aux procédures de l’autorité policière.

Longtemps ils demeurèrent ainsi, silencieux, sombres, farouches presque, sans même s’adresser le moindre regard, tant ils avaient peur de s’accuser l’un l’autre de faiblesse. Leur ouïe demeura sourde au bruit que fit la porte du cabinet en s’ouvrant tout à coup, et seule une voix bien connue les fit tressauter sur leurs sièges. Et cette voix, toute frémissante d’inquiétude, avait dit :

— Il est donc arrivé un malheur !

— Hélas ! mademoiselle Henriette… firent en même temps les deux compères d’une voix morne.

Mademoiselle Henriette ?…

Mais Tonnerre et Alpaca étaient-ils devenus subitement fous ? Car ce n’était pas Mlle  Henriette qui était là, debout et angoissée, mais un jeune homme, un joli garçon, plus joli avec la pâleur de son visage, et c’était ce même jeune homme qui avait à l’espion de Peter Parsons, sur la rue, plus d’une heure avant, remis sa carte de visite… c’est-à-dire William Benjamin.

Mais à la même minute, le chapeau melon et la canne allaient tomber sur un sofa, et si les cheveux noirs, soigneusement peignés, lissés et rejetés en arrière avaient été arrangée en boudins, on aurait sans difficulté reconnu notre petite Canadienne… Henriette Brière. Oui, c’était bien Henriette qui jouait ainsi le rôle de William Benjamin, Jr. banquier de Chicago.

Henriette, devinant aux mines abattues des deux amis, qu’un malheur était arrivé et devinant aussi la nature de ce malheur s’était laissée choir sur un fauteuil. Elle voulut demander des détails, mais un violent accès de toux étouffa ses paroles.

— Mademoiselle, fit observer Alpaca de sa voix profonde et grave, vous êtes peut-être sortie trop tôt après le bain glacé d’hier soir, car cette toux ne dit rien de bon.

— Oh ! ce n’est rien, répondit Henriette en continuant à tousser.

— Selon mon humble avis, mademoiselle, fit Tonnerre à son tour, vous avez bien fait de vous absenter ; car si vous étiez demeurée ici, le malheur qui nous atteint eût été double.

— J’ai parlé inconsidérément, mademoiselle, se repentit aussitôt Alpaca, Maître Tonnerre à raison.

Pierre a été arrêté, n’est-ce pas ? put enfin dire Henriette.

— Et en dépit de tout le dévouement que nous devons à Monsieur Lebon, dit Alpaca, nous n’avons pu empêcher les agents de police de faire ce qu’ils appellent « leur devoir ».

— Comment la chose s’est-elle passée ?

— D’une façon aisée pour les agents, répondit Tonnerre avec humeur, car il y en avait une nuée autour de la maison, il y en avait partout… dans la rue, dans le passage de la cour, dans les fenêtres… Il devait y en avoir sur le toit.

Et Tonnerre narra la scène que nous connaissons.

Henriette écouta ce récit attentivement sans laisser paraître le moindre signe de découragement sur sa physionomie. Et quand Tonnerre eut terminé, elle dit simplement :

— Le mal est fait, et c’est à nous qu’il appartient de le réparer ou l’empêcher de s’aggraver. Mes amis, ajouta-t-elle avec une expression d’énergie qui fit l’admiration des deux compères, la tâche sera plus rude encore que je ne l’avais pensée. C’est une bataille en règle que nous allons engager et que nous devons gagner à tout prix. Êtes-vous décidés ?

— Toujours ! affirma Alpaca d’une voix ferme.

— Plus que jamais ! fit Tonnerre avec un geste résolu.

— C’est bien, dit Henriette, votre énergie redouble ma confiance, dans la cause que j’ai entrepris de défendre. Maintenant, écoutez-moi bien attentivement. Demain, entre trois et quatre heures de l’après-midi, vous vous rendrez à l’Île Sainte-Hélène que vous traverserez. Vous dirigerez ensuite vos pas vers l’extrémité est de l’Île dans un endroit désert de la rive. Une fois là, vous aurez l’œil et l’oreille aux aguets. Vous entendrez la chute d’un corps à l’eau et, ce bruit guidant vos pas, vous découvrirez flottant sur l’eau le corps inerte d’une jeune fille…

— Ho !… s’écrièrent Alpaca et Tonnerre en sursautant.

— Et cette jeune fille, continua Henriette avec un sourire tranquille… ce sera moi !

— Vous !… Et avec cette exclamation les deux amis s’entre-regardèrent avec une comique stupéfaction.

— Mais rassurez-vous, ajouta Henriette en riant, je ne serai pas morte.

— À la bonne heure ! dit Alpaca en respirant bruyamment.

— Cette façon de parler, mademoiselle, est plus en harmonie avec la courtoisie, ajouta Tonnerre en essuyant sa tête chauve sur laquelle les paroles d’Henriette avaient fait perler une sueur abondante.

— Seulement, reprit Henriette, je serai inerte en une sorte de léthargie qui me donnera la rigidité de la mort, et cette mort factice durera vingt-quatre heures ou moins. Donc, comme vous êtes de hardis nageurs, vous me tirerez du fleuve comme vous l’avez si héroïquement fait hier, et vous vous arrangerez ensuite pour me faire conduire à la morgue. Naturellement, vous ne me connaîtrez pas : je serai pour vous une étrangère que le hasard seul vous aura fait découvrir. Voilà tout ce que vous aurez à faire. Quant au reste, ça regarde d’autres personnes qui seront prévenues en bon temps ; et demain soir vous recevrez de moi de nouvelles instructions. Ainsi, puis-je compter que vous serez à l’Île Sainte-Hélène à l’heure dite et à l’endroit convenu ?

— Nous y serons, répondirent d’une seule voix les deux anciens pitres.