La taverne du diable/Le guet-apens

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 14-19).

IV

LE GUET-APENS


Le capitaine Alexandre Dumas était un colosse qui, comme son ami et subordonné Jean Lambert, n’avait pas froid aux yeux. S’il n’était pas de taille plus élevée que Jean Lambert, il était plus gros et doué d’une force herculéenne. On disait que sa poigne était un étau. Dumas était un autre de ces rares Canadiens qui, à cette époque, parlaient merveilleusement l’anglais. Cela l’avait aidé à monter en grade, et à cause de sa force, son sang-froid, son courage, Carleton lui avait donné un détachement composé de miliciens canadiens et de matelots anglais. Ceux-ci, pour la plupart, étaient des insubordonnés, ivrognes, coureurs, impossibles de contrôle. Mais Dumas y avait mis la main ; et pour seconder le capitaine, Carleton avait pensé que Jean Lambert lui serait un adjoint utile. Naturellement, dans les commencements les matelots n’avaient guère trouvé de leur goût de se voir commandés par des « frenchy »… c’était pour eux une grave humiliation. Ils étaient au nombre de cent vingt-cinq, tous de rudes gaillards qui ne redoutaient ni dieu ni diable. Ils se mutinèrent et tentèrent d’entraîner à leur suite les miliciens canadiens qui étaient une centaine. Les Canadiens ne bronchèrent pas. Les matelots leur jurèrent haine et vengeance, et ils abandonnèrent les rangs durant une absence du capitaine et du lieutenant.

Ceci se passait un après-midi de septembre de cette même année 1775. Les matelots se rendirent en corps à la Taverne du Diable où ils s’enivrèrent à qui mieux mieux, jurant de tuer et de réduire en poussière tous les « damned frenchmen » de la colonie.

Mais le lendemain, tête lourde, langue pendante, ils rappliquèrent piteusement à la caserne. Dumas était là.

Il fit sonner l’appel.

Les rangs se formèrent : les matelots d’un côté, les miliciens de l’autre.

Dumas ordonna aux matelots de poser leurs fusils en pyramides. Malades d’alcool et croyant que le capitaine voulait leur donner un congé, ils obéirent. Alors Dumas commanda à ses miliciens de mettre en joue les matelots. Ceux-ci pâlirent et chancelèrent, non d’ébriété cette fois, mais d’épouvante.

Ils demandèrent grâce…

— C’est bon ! dit Dumas. Je vous pardonne pour cette fois ; mais gare ! si ça recommence !

Ce fut fini… mais de ce jour quelle dent, tout de même, ne gardèrent-ils pas à ce « chien de canadien ! »

Puis Lambert vint un jour prendre la place d’un lieutenant anglais.

Les matelots voulurent se moquer de ce nouveau venu.

Froidement Lambert arma un pistolet et commanda d’une voix impérative :

— Fermez les yeux !…

Les matelots obéirent… la voix du lieutenant, le ton, le geste surtout, les avaient subjugués.

— C’est bien, dit Lambert, sur un ton concentré. Si ça recommence, ceci veut dire que je vous envoie chez le diable l’un après l’autre.

Et cela avait suffi. Mais… contre Lambert ce fut une autre dent non moins terrible que les matelots gardèrent.

— On verra… se dirent-ils !

Pourtant, ils se firent au régime et finirent par apprécier justement les bonnes natures de ces deux Canadiens qui les commandaient. Le ressentiment s’en alla, la discipline se rétablit, la rancune s’éteignit… Carleton avait eu raison : les matelots étaient bien domptés, et il n’avait suffi que d’un geste, que d’une parole. Seulement, parmi la bande il se trouvait quelques esprits plus tenaces, plus rancuniers, qui, sans haïr au sens propre du mot Lambert ou Dumas, ne les tenaient pas en odeur d’estime, comme on va le voir.

Disons ici que la discipline accordait des permissions tous les après-midi de une heure à quatre heures, mais à quatre heures précises il fallait se rapporter à la caserne.

Or, à quatre heures, ce jour-là, — et c’était juste au moment où Jean Lambert et Cécile Daurac quittaient l’épicier de la rue Champlain — le détachement rappliqua à la caserne, mais sur le nombre des matelots six manquaient à l’appel.

Dans les circonstances aggravées par l’approche des soldats américains, Dumas trouva la chose singulière. Il résolut de faire enquête immédiatement. Ayant de la caserne aperçu Lambert en compagnie de Cécile, il partit à leur suite pour consulter le lieutenant sur l’incident.

Lambert était donc venu rejoindre Dumas à la caserne de la rue Champlain.

— Oui, c’est étrange, admit le lieutenant, après que le capitaine lui eut appris l’absence des six matelots ; et ce sont les têtes les plus turbulentes et les plus dangereuses qui manquent. As-tu interrogé de leurs camarades ?

— Ils ne savent rien… ou ne veulent rien dire.

— Veux-tu que j’aille m’enquérir dans les cabarets, sans faire mine de rien ?

— C’est ce que je voulais te demander. Autre chose, ajouta Dumas : ce soir, à dix heures, il y a conseil des officiers actuellement à Québec, et l’on m’a demandé d’y être présent et de t’y emmener.

— C’est un honneur ! sourit narquoisement Lambert. Car, jamais, disons-le, les Canadiens n’étaient admis au conseil des officiers.

— Je sais la cause de cet honneur, répliqua Dumas : on désire savoir, devant le danger qui s’annonce, si l’on peut compter sur les citoyens canadiens de la ville.

— Ah ! ah ! fit Lambert pensif.

— Quel est ton avis à ce sujet ? interrogea Dumas.

— Je ne saurais me prononcer avec certitude : les Canadiens, en général, me semblent assez prendre cause pour l’Angleterre, c’est-à-dire leur pays.

— C’est possible, répliqua Dumas, et nous verrons plus tard.

— En attendant, reprit Lambert, je vais essayer de découvrir le gîte de nos six matelots.

— Ainsi, tu viendras ce soir ? demanda le capitaine.

— Oui, répondit Lambert.

Et il s’en alla sur la rue Champlain, visitant les tavernes, les auberges, les cabarets. Il parcourut toute la ville basse, puis toute la haute-ville, mais nulle part il ne put retracer les six matelots qu’il cherchait. Chose étrange, personne ne les avait vus. Que pouvaient-ils être devenus ? Lambert commença de penser que ces six matelots tramaient quelque chose en quelque cachette de la basse-ville… mais où ?

À la venue du crépuscule Lambert reprit le chemin de la caserne pour rendre compte à Dumas de ses démarches.

À quelques toises des casernes il fut accosté par une fillette anglaise qui le regarda hardiment et lui demanda :

— Vous êtes le lieutenant Lambert ?

— Oui, répondit Lambert, surpris.

— Voici pour vous, reprit la fillette.

Vivement elle glissa dans les mains de Lambert un chiffon de papier et se sauva rapidement pour se perdre l’instant d’après dans le dédale des ruelles adjacentes.

Très étonné, Lambert déplia le papier et lut, avec non moins d’étonnement, ce qui suit :


« Je me rappelle ce que vous m’avez conté cet après-midi du complot de trahison. Par un grand hasard j’ai découvert quelque chose à ce sujet et je désire vous en faire part. Je vous attendrai à huit heures sur la Ruelle-aux-Rats, entre les deux premières barrières. Ayez soin de vous habiller de façon à ne pas être reconnu. Déchirez et brûlez ce papier… TRACEY ».


— Bonne Tracey ! murmura Lambert, il faut qu’elle m’aime véritablement — comme Cécile me l’a dit — pour qu’elle tente d’empêcher les complots de Lymburner et de son père ! Ah ! ce que peut l’amour !… J’aurais juré qu’elle eût été la première à nous livrer aux Américains… et je constate qu’elle sera la première à nous défendre ! C’est du prodige ! Eh bien ! c’est entendu : avant d’aller au conseil, j’irai à ce rendez-vous de Miss Tracey ; et si messieurs les officiers anglais conservent des doutes ou se méfient de la loyauté de notre population canadienne, j’aurai peut-être des surprises à leur donner. Allons ! maître Lymburner, tenez-vous bien, car vous êtes un ennemi… mais un ennemi plus dangereux que les Américains : eux ne se cachent pas, tandis que vous, vous vous dissimulez dans l’ombre pour frapper !…

Et Jean Lambert, avec un hochement de tête méprisant, poursuivit sa route vers la caserne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’endroit assigné comme rendez-vous à Lambert par Tracey Aikins n’était pas un lieu où se fût aventuré, à la nuit, l’homme le plus brave : c’était un vrai coupe-gorge. Et c’était le trou le plus noir de la basse-ville.

Ce soir-là, pas une étoile ne jetait sur la terre le moindre éclat, le firmament était couvert d’épais nuages, et la Ruelle-aux-Rats, surtout en cette partie où s’élevaient les barrières, présentait une obscurité si dense qu’un chat ne s’y fût hasardé qu’à tâtons. Toute la ville, d’ailleurs, était plongée dans une épaisse noirceur. Une ordonnance avait été rendue par les autorités militaires défendant d’allumer les réverbères de la ville, et enjoignant aux habitants de clore leurs volets dès le crépuscule, afin que nulle lumière ne devînt une cible aux canons des Américains qui, de la rive sud du fleuve, pouvaient à tout instant bombarder la ville. Mais ces autorités militaires ne savaient pas que le colonel Arnold était dépourvu d’artillerie capable, de son point d’occupation, de causer des dommages à la cité de Québec. N’importe ! la prudence commandait. Il fallait donc, ce soir-là, pour se guider dans la ville, des yeux de chat… et encore ! Et cependant, malgré les ordonnances, on pouvait voir de temps à autre des ombres humaines se glisser le long des rues à l’aide d’une lanterne dont on essayait d’atténuer l’éclat.

Jean Lambert connaissait trop bien sa basse-ville pour songer à prendre une lanterne, et il se jeta dans la nuit noire comme en un rayonnement de jour. Il n’allait pas même à tâtons, mais il marchait d’un pas assuré de la rue Champlain à la Ruelle-aux-Rats et, de là, vers les barrières où il avait rendez-vous. À huit heures précises il était entre les deux barrières. Il s’était accoté contre le mur d’un hangar pour attendre Miss Tracey. Il avait franchi la barrière sans même secouer les chaînes qui, attachées à des pieux enfoncés dans le pavé, formaient un entre-croisement de mailles d’acier ressemblant à une toile d’araignée. Et Jean Lambert, dans le silence lourd et noir qui l’environnait — silence que semblait rendre plus lourd et plus obscur la formidable muraille du promontoire qui se dressait là devant lui — attendit en laissant son oreille attentive à tous les bruits pouvant venir de la Ruelle-aux-Rats.

Dix minutes s’écoulèrent.

Et chose étrange, dans ce lieu inhabité, Lambert crut saisir, comme venant derrière lui, ou du hangar ou d’une masure voisine qui était déserte, le bruit d’un pas étouffé. Il colla son oreille contre le mur du hangar… mais il ne put percevoir aucun bruit.

Il pensa :

— Si Miss Tracey était là, quelque part… Si elle m’attendait… Si elle n’avait pu déceler ma présence !…

Jean Lambert d’une voix étouffée appela :

— Miss Tracey !… Miss Tracey !…

Il écouta ardemment.

Nulle voix ne répondit à la sienne.

Et le silence qui continuait de régner avait quelque chose de sépulcral ; l’endroit prenait un aspect funèbre. L’atmosphère y était excessivement froide, et elle devenait si lourde, à la fin, qu’on aurait dit que le cap pesait dessus pour l’alourdir davantage. Malgré sa bravoure, Jean Lambert éprouva un frisson de vague malaise.

Pour la première fois il eut le pressentiment qu’on lui avait tendu un piège pour lui donner la mort, ou bien que Miss Tracey Aikins lui avait donné ce rendez-vous expressément pour se moquer de lui. Et si c’était un piège, pourquoi ceux qui lui en voulaient ne se présentaient-ils pas au rendez-vous ?

Lambert se mit à ricaner doucement et murmura :

— Allons ! si, décidément, c’est une simple mystification de la part de Miss Tracey, je lui garde une revanche !

Et Jean Lambert croyant vraiment, à la fin, qu’il avait été mystifié, résolut de reprendre le chemin de la caserne. Il marcha vers la première barrière, mais avant d’en faire l’escalade, il s’arrêta pour écouter un bruit qui venait de la Ruelle-aux-Rats. Qu’était-ce ?…

Lambert, malgré toute son attention, ne pouvait percevoir autre chose qu’une sorte de frôlement contre le pavé de la ruelle. Mais ce frôlement venait dans sa direction. De toute la puissance de ses yeux il essaya de percer le voile noir qui s’étendait devant lui… ce fut vain effort. Ses yeux se noyaient comme dans une vapeur d’encre. De nouveau il appliqua toute son attention à saisir d’autres bruits. Cette fois il crut saisir comme une respiration étouffée… comme plusieurs respirations qu’on cherchait à comprimer. Et le frôlement devenait plus distinct… c’étaient — il le remarqua et s’en convainquit cette fois — des pas étouffés… mais les pas de plusieurs personnes ! Et quoi !… maintenant !… ne venait-il pas de saisir un murmure de voix humaines ?… Plus de doute !… Et au même instant Lambert vit grouiller vaguement dans l’obscurité devant lui des ombres diffuses. Il crut même pouvoir les compter… quatre… cinq… six !…

Étonné, il se recula lentement pour aller s’accoter encore contre le mur du vieux hangar.

Alors l’idée d’un piège qu’on lui avait tendu, lui revint à l’esprit. Et, pourtant, qui pouvait bien lui en vouloir ?…

L’image des six matelots déserteurs troubla légèrement son souvenir ! Mais ces matelots avaient-ils pris d’eux-mêmes cette résolution de l’assassiner, ou bien avaient-ils été soudoyés ?

Jean Lambert le saurait bien tôt ou tard.

En attendant, le danger semblait se présenter, et il fallait lui faire face.

Le lieutenant ne voyait plus ceux qui venaient, mais il entendit le bruit métallique des chaînes de la barrière. Donc l’ennemi n’était plus qu’à quelques pas de lui. Mais soudain tout bruit venait de cesser… plus rien ne troublait l’épaisse noirceur. Une minute se passa ainsi. Puis Lambert entendit très bien ces paroles échangées en anglais :

— Il n’est pas venu !…

— Le diable l’emporte !

— On le rattrapera une autre fois !

— Attendez, fit une autre voix avec un ricanement sourd, on va éclairer l’appartement.

Une autre minute s’écoula.

Tout à coup une vive lumière, qui ne dura que l’espace d’une demi-minute, éclaira l’endroit : c’était une poignée de poudre qu’on venait d’allumer. Mais dans cette fugitive clarté Jean Lambert vit nettement les silhouettes des six matelots qu’il avait soupçonnés de ce traquenard ; mais les matelots également aperçurent Lambert. Et lui, dans la seconde suivante, devina toute la trame de Lymburner et de John Aikins à laquelle Miss Tracey s’était nécessairement mêlée. Il sourit et mit l’épée à la main.

Il était temps : les matelots venaient de pousser un cri de haine et de s’élancer sur lui, leurs mains armées de poignards dont Lambert pouvait percevoir l’éclat fauve des lames.

L’épée du lieutenant arrêta l’élan des assassins.

— Ah ! ah ! mes maîtres, ricana le jeune homme, je découvre enfin quel métier vous faites ! C’est bon… approchez encore !

Mais Jean Lambert ne pouvait compter sur aucun avantage contre les ombres diffuses et fugaces qui passaient devant lui.

Les matelots, par de rapides mouvements, essayaient d’éviter l’épée du jeune homme, pour se rapprocher et le larder.

Et, chose prodigieuse, l’épée arrivait toujours à point pour empêcher ce rapprochement.

Les matelots, comprenant que leur jeu demeurait inefficace, s’arrêtèrent tout à coup.

Le silence se fit.

Lambert, l’épée haute, tranquille et certain maintenant de tenir en respect ses ennemis, les nargua :

— Allons, mes amis ! pour des assassins de profession, vous manquez de doigté. Qui sont ceux qui vous payent si bien et que vous volez si mal !

— Tu vas le savoir ! prononça une voix brutale, près de lui.

En même temps presque Lambert sentit un corps humain se dresser contre lui, à sa gauche, et en même temps aussi une main armée d’un poignard le frappa au côté.

Seulement le coup fut mal donné, et le lieutenant comprit qu’il n’avait reçu qu’une éraflure.

Tout de même il bondit de côté avec un rugissement, puis au hasard, tête baissée, il fondit sur ses assassins.

— Lâches ! lâches !… cria-t-il furieusement.

Les silhouettes des matelots s’étaient remise à danser autour du jeune homme, dont l’épée ne frappait que du vide noir. Et, à présent que Lambert avait quitté le mur du hangar, les matelots essayaient de le frapper par derrière. Mais Lambert bondissait, reculait, plongeait son épée dans le noir d’encre, reculait encore, sautait de côté, puis revenait à la charge… si bien que les matelots ne percevaient que le sifflement d’une lame d’acier qui décrivait dans l’obscurité des zigzags étincelants. Et cette bataille — si toutefois il est permis d’appeler ainsi la scène qui se passait là — devenait un spectacle étrange et fantastique. À ce jeu, néanmoins, Lambert ne pouvait durer longtemps. Il se fatiguait, son bras droit commençait à faire très mal, sa respiration devenait de seconde en seconde un halètement saccadé, et sa tête tournait, ses yeux s’embrouillaient… Qu’allait-il devenir ? Il se sentait le jouet de ses ennemis. Tôt ou tard, il comprit qu’il lui faudrait capituler, c’est-à-dire se laisser percer de coups. Donc, à moins d’un miracle, il n’y avait plus pour lui d’espoir de vivre longtemps. La moindre blessure maintenant pouvait réduire le reste de se forces à néant.

Mais Lambert était courageux, il irait jusqu’au bout, tant qu’il lui resterait une once de vigueur, il n’abandonnerait pas sa peau aux fauves qui tournoyaient autour de lui.

Soudain, tout son être fut secoué par un frisson de joie : son épée venait de pénétrer tout entière dans un corps humain. Il entendit un gémissement de douleur et d’agonie, et ne pouvant dégager de suite sa lame, il se sentit entraîner dans une chute d’hommes.

Un cri terrible s’éleva dans la nuit silencieuse, et ce cri, poussé par les cinq matelots, ressembla à un cri de triomphe. En effet, cinq ombres humaines, rugissantes, se ruèrent contre Lambert qui vainement tentait de retirer son épée du corps humain où elle s’était enfoncée, et cinq lames de poignard se levèrent en même temps pour le frapper à la gorge et au cœur…

Mais à l’instant même, à deux pas de là, les vitres d’une fenêtre volèrent en éclats, un volet fut violemment poussé, puis la lumière vive d’une lanterne projeta sa clarté sur les personnages de cette scène terrible, et dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins. Et Miss Tracey tenait, à sa main droite un pistolet qu’elle tenait braqué sur les cinq matelots.

Jean Lambert, aux premiers rayons de cette lumière, s’était rejeté en arrière juste à temps pour ne pas être atteint par les cinq poignards qui s’abattaient sur lui. Mais les matelots s’apprêtaient déjà à se ruer encore contre le jeune homme…

Mais Miss Tracey prononçait d’une voix claire et menaçante :

— Arrière, assassins… ou je tire !

Cette arme à feu intimida les matelots, qui reculèrent en faisant entendre un grognement sourd. Quant à Jean Lambert, il demeurait tout abasourdi, ses regards attachés sur cette apparition subite, incapable de parler ou de faire un geste.

— Laissez tomber vos armes ! commanda encore Miss Tracey aux matelots, sombres et rugissants.

Quatre lames d’acier rendirent un son métallique en tombant sur le sol. Mais le cinquième matelot, terrible et farouche, refusa de se rendre à l’injonction de la jeune fille.

La voix de Miss Tracey vibra péremptoirement :

— Bas ton fer, Tom Baxter !

— Non ! rugit le matelot qui voulut s’élancer contre Lambert.

À la seconde même une détonation éclata, une langue de feu zébra l’espace et le matelot récalcitrant s’abattit sur le pavé en poussant un hurlement de rage et en vomissant un flot de sang : la balle de Miss Tracey lui avait traversé la gorge.

La jeune fille jeta son arme, prit un autre pistolet à sa ceinture, ajusta les quatre autres matelots et dit d’une voix autoritaire :

— Quant à vous autres… décampez !

Les matelots ne se le firent pas répéter ; en moins d’une minute ils avaient sauté pardessus la barrière et s’étaient engouffrés dans l’obscurité de la Ruelle-aux-Rats.

Alors Jean Lambert courut à la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras, tout en murmurant :

— Ah ! merci, Miss Tracey…

La jeune fille l’arrêta d’un geste.

— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que vous soyez ici ?

— Parce que vous m’y avez donné rendez-vous, répliqua Lambert, très surpris.

— Ah ! je me doutais bien, répliqua-t-elle avec un sourire amer, qu’on avait tramé un complot contre votre vie ; c’est pourquoi je suis accourue vous défendre. Si le hasard ne m’avait mise sur le chemin de cette fillette qui vous a remis un billet de ma part…

— Quoi ! cette note, fit Lambert avec stupeur, n’était donc pas de vous ?

— Allons donc ! ricana Miss Tracey. Si j’avais voulu vous faire tuer, est-ce que je serais venue par après vous sauver ?

— C’est vrai, Miss Tracey. Ainsi donc cette note a été écrite par une autre main que la vôtre ?

— N’en doutez, pas, monsieur Lambert.

— Et vous connaissez cette main ?

— Je ne la connais pas, mais j’ai des soupçons !

— Qu’allez-vous faire ?

— Rien… je ne peux rien faire.

— Alors dites-moi qui vous soupçonnez !

— Non, répondit Miss Tracey. Qu’il vous suffise, monsieur Lambert, de savoir que je veille et que je vous protège.

— Merci, Miss Tracey, s’écria Lambert. Et pourtant, je ne suis pas satisfait. Ces matelots, Miss Tracey, faisaient partie de mon détachement, c’étaient des déserteurs, et je m’imagine bien maintenant qu’ils ont été soudoyés par des personnages peut-être haut placés et influents.

— Que vous importe ! pourvu que vous soyez sain et sauf !

— Mais il importe que ces matelots soient punis !

— Laissez faire, leur châtiment viendra un jour ou l’autre. Deux déjà ont expié…

— C’est vrai.

— Ainsi donc, monsieur Lambert, l’incident de ce soir vous apprendra que je ne suis pas aussi méchante que certaines gens peuvent le faire entendre !

— Ah ! vous êtes un ange, mademoiselle, et à cet ange je dois la vie ! Je ne l’oublierai pas !

— C’est bien, monsieur Lambert, je prends en bonne note cette parole. Bonne nuit… il ne faut pas qu’on s’aperçoive de mon absence !

Lambert aurait voulu la retenir plus longtemps et lui demander certaines explications, mais la jeune fille disparut tout à coup dans la noirceur de la masure à la fenêtre de laquelle elle était apparue.

Le jeune homme écouta pour saisir le bruit de ses pas, il n’entendit rien. Le plus grand silence l’enveloppait encore.

Il décida de reprendre le chemin de la caserne, tout étourdi par cette aventure, immensément troublé par cette pensée de se savoir aimé par cette jeune fille anglaise, lui qui n’avait rien fait pour s’attirer un tel amour.

Oui… cet amour le troubla énormément ! Non pas qu’il se sentît épris pour Miss Tracey. mais il se doutait bien que la jeune fille devait souffrir de cet amour qu’il ne pouvait lui rendre ! Car Jean Lambert ne pouvait aimer Miss Tracey, il ne l’aurait pu… puisqu’il aimait à l’adoration sa petite Cécile Daurac !

De suite, heureusement, l’image de la petite blonde de la rue Saint-Pierre le calma. Pour Miss Tracey il se sentit au cœur une très grande pitié et une profonde estime, et il se jurait de lui garder une reconnaissance éternelle.

Et il se murmurait :

— On pourra dire à l’avenir tout ce qu’on voudra sur le compte de Miss Tracey, mais on n’empêchera pas que c’est une bonne fille… Non, ce n’est pas elle qui vendra son pays aux Américains !…

Jean Lambert s’en allait vers les casernes avec ces pensées qui tourbillonnaient dans son esprit encore mal tranquillisé ; il marchait comme lorsqu’on marche dans un rêve.