La taverne du diable/Dans la ville fermée

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 19-25).

V

DANS LA VILLE FERMÉE


Les troupes d’Arnold avaient réussi à traverser sur la rive gauche du fleuve vers l’Anse-au-Foulon, à deux milles environ à l’ouest de Québec. Il eût été facile d’empêcher ce débarquement des Américains ; mais dans le terrible émoi qui régnait parmi la population militaire et civile de la cité, qui se trouvait privée de son chef et de ses principaux défenseurs, pas un homme n’avait songé à prendre l’initiative. On attendait le général Carleton…

Arnold se trouvait donc presque sous les murs d’une ville qu’il pouvait prendre sans coup férir… un coup rapide et audacieux aurait suffi, d’autant mieux que la majorité de la population, à cette heure, était disposée à se rendre. Mais Arnold croyait la ville défendue par une garnison plus forte qu’elle n’était en réalité, et il avait perdu beaucoup de monde par la maladie et la désertion, pour ne pas parler de la perte d’une partie de ses bagages laissés en chemin ; ces circonstances le firent donc hésiter. Sur ces entrefaites il apprit les succès du général américain Montgomery du côté de Montréal. Il résolut aussitôt de descendre jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour y opérer sa jonction avec Montgomery, qui s’apprêtait à marcher sur Québec, après avoir soumis Montréal et Trois-Rivières.

Le 19 novembre Carleton arrivait à Québec qu’il trouva dans une grande agitation. Depuis plusieurs jours, presque toute la population civile anglaise voulait livrer la cité aux Américains et accepter de vivre sous leurs lois. Mais les Canadiens ne voulaient pas entendre parler d’un tel projet. Dans toutes les assemblées réunies par ces Anglais, les Canadiens avaient vivement protesté, et ils avaient clamé qu’on défendît la ville quelques sacrifices qu’il en coûtât. Mais à la nouvelle que Montréal et Trois-Rivières s’étaient rendues, un grand nombre de Canadiens se mirent à pencher du côté du projet anglais : livrer la ville aux Américains.

Ce fut sur ces entrefaites que Carleton arriva.

Ce jour-là, il y eut une grande manifestation des commerçants anglais, si bien que les soldats furent appelés de leurs casernes pour maintenir l’ordre.

Indigné contre ces Anglais traîtres à leur roi et à leur pays, Carleton leur intima l’ordre d’avoir à prendre la défense de la ville ou à sortir de ses murs ; cet ordre concernait également les Canadiens qui ne voulaient pas prendre fait et cause pour l’Angleterre.

Il se produisit alors une scission, deux camps se formèrent : l’un comprenait les partisans des Américains, c’est-à-dire les trois quarts de la population civile anglaise et environ quatre cents Canadiens ; le deuxième camp était composé du reste de la population anglaise et de la majorité de la population française.

La vue des Canadiens mêlés aux Anglais rebelles fit mal au cœur de Jean Lambert, qui était là à la tête de son détachement.

Il marcha vers ces Canadiens pour s’arrêter à quelques pas et les interpeller ainsi :

— Hé !… que faites-vous là, vous autres ? Êtes-vous encore des Canadiens, ou doit-on vous comprendre avec les traîtres ? Quel sang donc coule en vos veines, que vous vous séparez de nous ? C’est votre cité de Québec, cette vieille forteresse française, que vous abandonnez ? Ce sont vos foyers que vous désertez ? C’est le sol qui vous fait vivre que vous livrez à l’ennemi ?…

— Et que font donc ceux-là ?… riposta un gaillard piqué au vif par les paroles de Lambert, et en désignant les Anglais qui refusaient de défendre la ville.

— Ceux-là ?… répliqua Lambert avec mépris… ils n’ont pas de patrie ! Ici ou là, que leur importe ! Ceux-là… cherchent les affaires et l’argent ; pour eux le sol natal, le foyer, la famille, ça ne compte pas… car eux ne sont pas français ! Mais vous, mes frères ?… Ah ! dois-je vous appeler encore mes frères ?… oui, vous qui êtes les descendants de ces grands soldats qui ont versé tant de sang pour vous conserver votre terre, ne sentez-vous pas la honte qui rougit vos fronts canadiens ? Et voyez-les ces Anglais que vous allez suivre dans le sentier du déshonneur… ne vous regardent-ils pas avec mépris déjà ! Ceux-là voient mieux que vous toute la lâcheté de votre action ! Suivez-les… mais vivez avec leur mépris ! Allez aux Américains… mais allez aussi avec la honte de l’asservissement et de l’esclavage ! Abandonnez votre patrie expirante… et choisissez l’exil amer et douloureux, la terre qui vous nourrira de souffrances et d’ignominies ! Allez, mes frères… nous ne vous maudirons pas, nous vous plaindrons seulement !

Et, fier, hautain, méprisant, Jean Lambert fit demi-tour et rejoignit son bataillon.

— Bravo ! mon Jean… cria Cécile Daurac ; tu viens de parler comme un homme, comme un vrai canadien, comme un pur patriote. Ah ! ajouta-t-elle avec une amertume touchante, si tous nos hommes avaient du cœur comme celui-là et comme tant d’autres…

Elle fut interrompue par une formidable clameur qui partait des rangs des Canadiens rebelles. Et dans la clameur ces paroles dominaient :

— Nous… des lâches ?

— Nous… des traîtres ?

— Nous… des sans-cœur ?

Il se produisit un terrible remous dans le camp rebelle, puis quatre cents Canadiens… ah ! c’étaient des hommes cette fois… le sourcil froncé, les dents serrées, le pas rude, marchèrent vers Jean Lambert. La masse était compacte, tout comme un régiment qui s’apprête à recevoir l’assaut de l’ennemi.

Le rude gaillard, qui avait interrompu Jean Lambert, croisa les bras et dit sur un ton farouche :

— Donne-nous des fusils, Jean Lambert, et tu verras qu’on a du bon sang dans la peau et du cœur dans le ventre !… Donne-nous des fusils !

— Des fusils !…

— Des armes !…

— Des balles !…

— Sus aux Américains !…

— Vive notre Canada !…

Ces cris retentirent de la masse des quatre cents Canadiens.

— Et foi de Thomas Savarin, reprit le rude gaillard, on montrera à qui veut nous voir qu’on sait encore défendre son pays ! Donne-nous des armes, Jean Lambert, qu’on aille massacrer les Américains !…

— Hourra ! hourra ! brave Savarin… clama Cécile Daurac qui demeurait fière et enthousiaste à côté de Lambert.

Puis elle courut au colosse canadien, lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues aux joyeux applaudissements de la ville entière.

— Eh bien ! s’écria Cécile avec orgueil, on embrasse son frère, son grand frère, son noble frère !… Encore, mon Savarin, tu es un héros. Et de nouveau, sous une tempête de vivats, Cécile embrassa les lèvres barbues du brave Canadien.

Lui… pleurait doucement !

Alors un brouhaha indescriptible se déchaîna autour de Cécile, toute l’immense foule voulait féliciter la brave petite canadienne, toute la masse des Canadiens voulaient embrasser la glorieuse petite blonde, la cité entière — hormis la masse rebelle et réfractaire — voulut porter en triomphe cette petite fille qui venait de se révéler une grande canadienne. Et elle, tandis qu’elle riait candidement, des gaillards, aux bras nerveux, se rapprochaient pour la saisir et pour l’élever vers les cieux… vers la gloire !

— Holà ! vous autres… cria Jean Lambert avec une colère simulée, vous n’allez pas me la dévorer, je compte bien, il ne manquerait, plus que ça ! Ne savez-vous pas qu’on s’épouse à la Noël ?…

Des applaudissements emplirent l’espace, des vivats éclatèrent encore…

Puis d’autres voix demandèrent :

— Fais-nous donner des armes, Jean Lambert !

— C’est bon, répliqua le lieutenant, on va y voir !

De leur camp les commerçants anglais avaient regardé cette scène avec une stupéfaction croissante, puis avec une sourde irritation.

Plusieurs saisirent des pierres et les lancèrent furieusement contre les Canadiens.

— Oh ! oh ! s’écria Lambert, qui donc nous bombarde ainsi ?

— Ce sont les Américains ! répliqua Cécile avec ironie en désignant les Anglais rebelles.

— Mademoiselle, riposta Lymburner qui demeurait à la tête des réfractaires, on n’est pas des Américains, mais des Anglais !

— Des Anglais… vous autres ? Allons donc ! depuis quand les Anglais refusent-ils de servir leur roi ?

Et Cécile, après ces paroles, fit entendre un rire dédaigneux.

À ce moment Carleton arrivait à la tête d’un détachement de cavalerie.

Il vit les Anglais d’un côté, les Canadiens de l’autre, puis il aperçut Lambert et Cécile ; il comprit de suite ce qui se passait.

Il se tourna vers les premiers et prononça sur un ton impératif :

— Allons ! choisissez… des armes ou la porte !

— On s’en va ! hurla Lymburner.

— Allez-vous-en ! répliqua froidement Carleton.

Il tourna le dos et marcha vers les Canadiens.

— Ah ! vous autres au moins, dit-il, on sait quel sang coule dans vos veines ; je suis content de reconnaître des Français !

— Oui, répondit Lambert, des Français qui veulent défendre leur pays !

— Des Français, ajouta Cécile, qui demandent des armes de suite !

— Des armes ?… Nous en avons en quantité, des munitions aussi. Des armes ?… reprit Carleton, il y en a toujours pour les braves ! Allons ! mes amis, qu’aujourd’hui on se réjouisse… demain l’on travaillera, et demain l’on vous donnera des armes !

Tandis que s’élevaient des acclamations joyeuses, le général anglais se rapprocha de Lambert et de Cécile, et prononça à voix basse :

— Merci, lieutenant. Vous venez de mériter d’autres galons dont je vous ferai présent le jour de vos noces. Quant à vous, mademoiselle Cécile, je vous promets un cadeau qui ne déparera pas, j’en suis convaincu, les galons que je réserve à votre futur mari !

Et sans attendre l’expression de reconnaissance de Lambert et de Cécile, Carleton fit pivoter son coursier noir et, suivi de sa troupe, partit au grand trot vers d’autres points de la ville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après les réfractaires prenaient la route de la campagne ; un grand nombre de ces Anglais, conduits par Lymburner, se retirèrent sur l’Île d’Orléans. Au moment où ils sortaient de la ville, ils furent poursuivis par les rires méprisants et les huées des Canadiens et des Anglais demeurés loyaux.

Lymburner tendit son poing et cria :

— Nous reviendrons… mais nous reviendrons en maîtres ! Prenez garde, Canadiens !

L’épithète de « traître » vola à sa face contractée par la rage.

Cependant, les Américains s’avançaient sur Québec. Arnold et Montgomery avaient réuni leurs troupes, mais quelles troupes ! Des soldats mal nourris, mécontents, déguenillés, et souffrant beaucoup du froid qui commençait à se faire vivement sentir. À ces souffrances, vint s’ajouter la maladie, et bientôt le découragement s’implanta. Montgomery redouta la défection en masse.

On était au commencement de décembre.

Les Américains n’avaient amené avec eux qu’une petite artillerie qui se trouvait insuffisante pour battre en brèche les murs de la cité. Et pourtant il importait de tenter une action décisive afin de prévenir la désertion ; toutefois les généraux américains comprirent que cette action ne pouvait être tentée que par une surprise, et la surprise était encore un problème hasardeux.

Avec une grande habileté et par une farouche énergie Montgomery réussit à sauver le moral de ses troupes, puis il essaya d’influencer la population de la campagne et de la ville en leur faisant voir tous les avantages qu’elle retirerait en acceptant le régime américain. La population campagnarde, incapable du reste de se défendre contre les envahisseurs, se laissa entraîner aux promesses des Américains ; mais celle de la ville demeura fermement loyale.

Alors Montgomery décida d’emporter la ville par surprise. Des traîtres allaient l’aider dans l’exécution de son projet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais l’opportunité de cette surprise ne devait pas s’offrir avant les derniers jours de décembre.

On était au 22, et c’était la nuit… nuit noire et froide. La ville entière demeurait plongée dans une obscurité épaisse et dans un silence sépulcral. Ce silence n’était troublé, à intervalles égaux, que par la voix monotone des gardes et sentinelles se communiquant de l’un à l’autre le mot d’ordre. Tous les lieux publics étaient fermés : depuis le commencement du siège, Carleton avait ordonné aux commerçants, taverniers, aubergistes de clore leurs établissements dès la tombée du crépuscule, et à cinq heures précises tous les civils devaient se claquemurer dans leurs habitations et fermer hermétiquement les volets.

La Taverne du Diable, tout comme les autres tavernes de la cité, était donc ce soir-là pleine d’obscurité et de silence, si bien qu’elle avait tout à fait un air inhabité. Mais s’il n’y avait nul buveur à l’intérieur, il y avait cependant des êtres humains qui s’étaient retirés dans la cuisine qu’éclairait seulement la flamme haute de la cheminée. Autour d’une table, sur laquelle s’étalait un plan militaire de la ville de Québec, quatre personnages étaient assis. Il y avait Miss Tracey, assise à une extrémité de la table rectangulaire, à l’extrémité opposée, il y avait John Aikins, et au milieu le major Rowley et le marchand, Lymburner. Comme on le sait, Lymburner s’était retiré sur l’Île d’Orléans avec ses partisans, mais par l’entremise du major Rowley, son neveu, il entrait ou sortait à son gré de la ville. Ce major Rowley, ingénieur militaire attaché à l’entourage immédiat de Carleton, était un garçon de fort bonne mine et d’excellente famille, mais Lymburner avait bientôt fait d’en faire un traître, et il en avait surtout fait un ennemi enragé de la race française du Canada. Et pourtant, chose singulière, Rowley s’était fortement épris de Cécile Daurac.

À l’instant où nous pénétrons dans la taverne, nous trouvons le major penché sur le plan de la ville.

— Voyez, Miss Tracey, disait-il, tandis que John Aikins et Lymburner demeuraient très attentifs, vous aurez soin d’indiquer au major Lucanius cette ligne ; elle conduit, comme vous pouvez le voir, au pied du cap, du côté de la rivière Saint-Charles. Il y a là, sur le sommet du cap, une puissante batterie, mais nous verrons à ce qu’elle ne travaille pas trop bien au moment venu. Arnold n’aura donc qu’à suivre cette ligne qui traverse le faubourg et qui vient aboutir à la vieille rue Sault-au-Matelot. Là, sera dressé à peu près le premier obstacle, une barricade qu’on est justement en train de renforcer. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, répondit Miss Tracey, qui semblait très intéressée par tous ces détails donnés par le major.

— Donc, poursuivit Rowley, pendant qu’Arnold suivra cette ligne, du côté de l’ouest, Montgomery devra suivre une autre ligne que voici. Voyez !

— Je vois ! dit Miss Tracey.

— Cette ligne, continua le major, se dirige en courbe légère vers Près-de-Ville. Par ce point l’entrée en la ville basse est plus aisée, en ce sens que l’artillerie de la haute-ville n’est pas à craindre. Car une fois Près-de-Ville franchie, la ligne suit un étroit sentier le long du cap qui débouche dans une ruelle transversale. Là commence un système de barrières qu’il faudra emporter avant d’arriver aux barricades de la rue Champlain. Il se peut que Montgomery ait là fort à faire ; mais comme du côté de l’est, nous verrons à ce que la défense soit molle. Ainsi, Miss Tracey, vous comprenez très clairement le chemin à suivre ?

— Si clairement, mon cher Jim, répondit Miss Tracey, que j’irais les yeux fermés.

— Bien, fit le major avec satisfaction. Maintenant écoutez bien les précisions que je vais vous faire. Montgomery et Arnold s’entendront donc pour attaquer à la même minute l’est et l’ouest de la ville. Mais durant cette attaque, et mieux avant l’attaque, les Américains auront soin de simuler une tentative d’assaut du côté des faubourgs, et plus particulièrement vers la Porte Saint-Jean où sont groupées de fortes batteries. Cette attaque attirera l’attention de Carleton qui y portera sûrement la majorité de ses forces, de sorte que, croyant la basse-ville en sûreté, il en retirera des bataillons pour les porter à la haute-ville. Comme vous le voyez, ajouta Rowley en regardant Aikins et Lymburner, le plan d’attaque est fort simple, et je crois qu’avec un peu de diligence et de coup d’œil les Américains pourront s’emparer de la ville en moins de trois heures.

— C’est mon avis, dit Lymburner avec un sourire satisfait.

— C’est le mien aussi, dit John Aikins à son tour, seulement les clefs de la basse-ville ne sont pas les clefs de la haute.

— C’est juste, admit Rowley. Mais là il faut dépendre un peu sur les circonstances.

— Dites beaucoup ! corrigea John Aikins.

— Si vous voulez, Sir John, sourit le major. Mais il est une hypothèse à mettre au jeu et qui peut devenir l’arme la plus sûre.

— Laquelle ? demanda Lymburner.

— Celle-ci : lorsque les Américains seront maîtres de la basse-ville, ne pensez-vous pas que la haute-ville bombardée du côté de la campagne et sans cesse dans la crainte de voir ses murs s’écrouler, ne s’émeuvra pas en voyant les Américains vainqueurs ? Elle se rendra plutôt que de s’exposer à la ruine.

— Je pense ainsi, dit Miss Tracey.

— Donc, reprit Rowley, la clef de la basse-ville, c’est également la clef de la haute. Une chose, continua le major, les Américains entreront par la basse-ville ou ils n’entreront pas du tout ; il n’y a ni autre chemin, ni autre alternative.

— Quoi qu’il arrive, dit Lymburner, les Américains ne sauraient méconnaître nos services, nous aurons accompli tout ce qu’il est possible de faire. Nous avons réduit de moitié la population de la ville et d’un quart la garnison, et c’est grâce à la propagande que j’ai faite de ma seule initiative. Ce sont donc autant de soldats dont la ville est privée. Et maintenant nous allons leur fournir une carte d’entrée. On nous a traités de lâches, c’est entendu ; mais on ignorait le mobile exact qui nous guidait. On nous a traités de traîtres aussi ; mais par le fait que nous sommes partisans de l’indépendance, nous ne nous reconnaissons plus sujets de l’Angleterre. Nous ne sommes donc ni des lâches ni des traîtres, mais des citoyens qui revendiquent des libertés que l’Angleterre ne saurait leur accorder. J’ai donc fait ma part honnêtement et loyalement.

— Et pour ma part, à moi, dit Rowley à son tour, j’ai préparé ces plans qui sont une clef puissante.

— Pour la mienne, fit John Aikins en tirant ses favoris roux, j’ai gagné à la cause américaine les 700 cents matelots qui font partie de la garnison et sur lesquels nous pouvons compter.

— Et pour ma part, dit enfin Miss Tracey, je me charge de remettre au major Lucanius ce plan, c’est-à-dire cette clef de la ville de Québec !

— Eh bien ! Miss Tracey, reprit Lymburner, je dois avouer que vous avez le plus beau rôle.

— Merci, répondit la jeune fille en rougissant de plaisir. Puis elle demanda au major : — Qui commande ce soir à la barricade de la Ruelle-aux-Rats ?

— Un de nos amis, répondit Rowley, le lieutenant Turnor.

— Bon, je passerai facilement.

— Il est chargé de te donner le mot de passe pour les sentinelles de Près-de-Ville.

— C’est bien, répondit Miss Tracey. Il est maintenant neuf heures et j’ai rendez-vous avec Lucanius pour dix heures précises ; il est donc temps de partir.

— En effet, dit Lymburner, vous n’aurez pas trop de temps.

Miss Tracey jeta sur ses épaules un large manteau noir avec capuchon qu’elle rabattit sur sa tête. Sur la tablette de la cheminée elle prit deux pistolets qu’elle passa à sa ceinture, elle roula le plan de Rowley et le glissa dans son corsage. Puis elle regarda ses complices et demanda avec un sourire moqueur :

— Est-ce qu’on peut me reconnaître, ainsi accoutrée ?

— Dans la nuit obscure, pas du tout ! répondit Rowley.

— Tout de même sois prudente, Tracey ! conseilla Aikins.

— Et nous attendrons ici, dit à son tour Lymburner, le résultat de votre mission.

Miss Tracey partit.

Hardiment elle s’élança dans l’obscurité de la nuit par la Ruelle-aux-Rats. Ce chemin lui était si familier qu’elle pouvait le parcourir, comme elle avait dit, les yeux fermés. Mais elle marchait avec précautions, évitant de faire le moindre bruit, glissant comme une ombre magique.

Au moment où elle allait atteindre la première barrière de la Ruelle-aux-Rats, elle s’arrêta et frémit légèrement. Elle savait que cette barrière et la suivante n’étaient pas gardées, et que, par conséquent, la ruelle devait être complètement déserte. Pourtant elle venait d’entendre le bruit très léger d’un pas humain qu’on cherche à étouffer, et ce bruit s’était fait entendre justement entre les deux barrières. De ses yeux perçants elle sonda la noirceur environnante, et entre deux masures que séparait une impasse étroite, elle crut voir glisser une silhouette humaine.

Durant quelques minutes elle demeura très attentive. Mais nul autre bruit ne vint révéler la présence d’un être humain à cet endroit.

Miss Tracey avait-elle rêvé ?

Ses yeux s’étaient-ils troublés ?

Son oreille avait-elle saisi un bruit quelconque pour une fantaisie de son imagination ?

Mais si elle était épiée !… Cela se pourrait fort bien !

En ce cas devait-elle avancer ou reculer ?

La jeune fille se mit à réfléchir, puis elle pensa ceci :

— Si je suis épiée, avancer, c’est me compromettre et compromettre ou ruiner ma mission en même temps ! Reculer, c’est perdre du temps et m’exposer à manquer le rendez-vous avec Lucanius !

Que faire ?…

Miss Tracey décida de revenir sur ses pas et de tenter une expérience.

— Si je suis suivie, se dit-elle, la silhouette humaine que j’ai cru voir et que je n’entends pas bouger, se remettra peut-être à me suivre, et alors ou je l’entendrai ou je la verrai, et il me sera facile ensuite d’aviser.

Miss Tracey obéit immédiatement à cette idée : elle rebroussa chemin, doucement, sans bruit, tout en gardant son oreille très attentive derrière elle. Mais rien ne semblait bouger du côté des barrières. N’importe ! Miss Tracey continua de retraiter… elle retraita jusqu’à quelques toises de la taverne de son père.

Mais alors elle s’arrêta net et manqua de jeter un cri d’effroi ou de surprise : une voix venait de demander tout près d’elle, la voix d’un homme qu’elle ne pouvait apercevoir dans l’obscurité :

— Que faites-vous donc, Miss Tracey.

Mais de suite la jeune fille reconnut la voix du major Rowley.

— Et vous-même, demanda-t-elle, avec défiance, que faites-vous ici ?

Rowley expliqua :

— Peu après votre départ j’ai entendu certains bruits devant la taverne, et je suis sorti pour m’enquérir. Mais je n’ai rien découvert de suspect. J’allais rentrer, lorsque j’ai perçu le bruit de vos pas.

— Moi, répliqua, Miss Tracey, j’ai cru voir dans l’ombre épaisse des deux barrières la silhouette d’un être humain. J’ai pensé que j’étais épiée ou suivie. Pour m’en assurer, je suis revenue sur mes pas.

— Et vous n’avez rien découvert ?

— Rien… j’ai dû me tromper.

— Craignez-vous que nous soyons surveillés ?

— Je n’ai aucune raison de le penser. Mais on ne sait jamais. Vous connaissez l’axiome : les murs entendent…

— Et les roches parlent !… ricana Rowley. Puis il demanda : — Avez-vous dessein d’abandonner votre mission ?

— Jamais de la vie ! répondit la jeune fille avec une sourde énergie. Je reprends le chemin des barrières, et si, ma foi, je trouve sur mon passage un espion, tant pis pour lui, je lui brûle les yeux !

Et la jeune fille frappa la crosse d’un pistolet avec un geste décidé.

— Eh bien, allez, Miss Tracey ; sinon vous arriverez trop tard !

La jeune fille reprit immédiatement le chemin des barrières.

Là tout demeurait encore dans le plus profond silence.

Doucement Miss Tracey s’engagea dans les chaînes et franchit ce premier obstacle sans faire le moindre bruit. Et elle marcha, très encouragée, vers la deuxième barrière.

Mais elle s’arrêta soudain à mi-chemin, laissant son regard surpris se fixer sur une ombre humaine, immobile, appuyée contre le mur d’un bâtiment.

Miss Tracey demeura ainsi une minute, et l’ombre qu’elle distinguait vaguement ne bougeait pas.

Elle arma sa main droite d’un pistolet et lentement elle marcha sur cette ombre. Elle s’arrêta à deux pas, tremblante, presque agitée. Et pourtant l’ombre n’avait ni remué ni prononcé une parole.

Mais là Miss Tracey reconnut la porte d’une baraque, et contre le cadre de cette porte elle vit très diffusément un milicien qui, les deux mains appuyées contre le canon de son fusil, paraissait dormir tranquillement. Seulement, ce milicien lui parut de très petite taille. Mais Miss Tracey n’avait pas de lanterne pour reconnaître plus nettement à qui elle avait affaire. Elle entendait la respiration régulière du dormeur, et cela parut la rassurer. Elle s’écarta doucement, et, tout en laissant ses yeux rivés sur l’ombre humaine et la tenant en joue de son pistolet, elle gagna la seconde barrière. Là elle s’arrêta… elle ne distinguait plus le milicien. Elle écouta. Elle n’entendit rien que la respiration plus faible du dormeur. Alors elle sourit, repassa à sa ceinture son pistolet devenu inutile, et elle franchit la deuxième barrière.

Et maintenant Miss Tracey marchait d’un pas assuré vers la barricade que commandait le lieutenant Turner. De cette barricade elle était encore séparée par au moins trois cents toises. Là, la ruelle était défoncée par endroits, et de passage difficile. Il lui fallut donc avancer lentement. Et tout en cheminant elle pensait avec plaisir :

— Quelle chance tout de même que cette sentinelle fût endormie ! Pour passer il m’aurait fallu faire parler mon pistolet, et cela aurait été suffisant pour ameuter toute la garnison.

Donc, remplie de confiance, assurée maintenant du succès de sa mission, Miss Tracey arriva bientôt en vue de la barricade. Cette barricade barrait la ruelle vis-à-vis d’un passage par lequel on arrivait à la rue Champlain. Miss Tracey aurait pu s’engager dans ce passage et prendre par la rue Champlain pour aller aboutir au sentier qui, de ce point, longeait le cap vers Près-de-Ville. Mais sur la rue Champlain il y avait les casernes, sans compter deux barricades, puis une barrière. Tandis que devant elle il n’y avait que cette barricade. De l’autre côté, c’était un passage très difficile d’accès à cause de rochers et de glaces qui l’encombraient ; mais une chose, il n’y avait là ni gardes, ni miliciens, ni sentinelles, autres que le petit détachement de miliciens que commandait Turner, et Turner était un ami.

Miss Tracey continua d’approcher dans la noirceur à pas plus lents, se tenant toute prête à répondre à la sentinelle invisible qui l’interpellerait.

Tout à coup elle tressaillit violemment et s’arrêta net en découvrant une silhouette d’homme qui venait de se dresser devant elle ! Et cet homme, qu’elle reconnut ensuite avec une stupeur profonde, venait de dire à voix basse :

— Bonsoir, Miss Tracey !

La jeune fille chancela, l’obscurité ne permit pas de voir la lividité qui venait d’envahir le coloris de ses traits. Instinctivement elle fit un pas de recul…

Ah ! elle reconnaissait bien en effet cet officier canadien qui se tenait debout devant elle et dont elle s’imaginait voir le sourire moqueur…

Cet officier, c’était Jean Lambert !…