La taverne du diable/Cécile Daurac

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 9-14).

III

CÉCILE DAURAC


— Cécile ! appela Lambert après avoir quitté la taverne.

La jeune fille ne parut pas entendre. La voix de Jean Lambert avait été étouffée par les bruits divers de la rue Champlain, sur laquelle circulaient toutes espèces de véhicules qui cahotaient terriblement sur le pavé raboteux, et de laquelle partaient quantité de rumeurs qui devenaient de moment en moment des clameurs.

— Cécile ! appela plus fort Lambert qui se mit à courir.

Cette fois la jeune fille s’arrêta net, se retourna, vit le lieutenant et sourit.

— Est-ce toi qui m’appelles, Jean ?

— Ah ! Cécile, à te voir aller, on penserait que tu as des ailes !

— Je suis pressée, Jean !

— Je le vois bien. Où vas-tu ainsi ?

— Chez Jauret, l’épicier.

— Je t’accompagne, si tu veux ?

— Tu n’es donc pas de service aujourd’hui ?

— Oui, mais Dumas m’a chargé d’une mission très importante à accomplir…

— En courant après les filles qui passent ? se mit à rire la jolie petite blonde.

— Justement. Mais avoue qu’il n’y a pas grand mal à courir après celle qui a accepté d’être bientôt notre p’tite femme !

— Ah ! cher Jean… je vois bien que tu sais entendre le badinage.

Et se mettant à rire tous deux, ils poursuivirent leur chemin vers la rue Champlain.

Avant d’aller plus loin il importe que nous présentions à notre lecteur ces deux héros de notre histoire.

Jean Lambert était seul au monde depuis l’âge de dix ans. Un sacristain de Charlesbourg s’était chargé de l’orphelin qui, à quatorze ans, fut envoyé à Montréal à l’école qu’y tenaient les Messieurs de Saint-Sulpice. Au moment où Lambert abandonnait l’école, le sacristain mourut, et le jeune homme, qui venait d’atteindre 18 ans, se mit à faire tous les métiers. Un jour, il entra dans les milices où, s’étant fait remarquer de Carleton, il fut promû au grade de lieutenant. Lambert avait un très gros avantage : il avait eu la bonne fortune d’apprendre à Montréal la langue anglaise qu’il parlait presque à la perfection. Carleton le versa dans la compagnie que commandait le capitaine Dumas, et bientôt le capitaine et le lieutenant furent deux amis intimes. Au contact d’Alexandre Dumas, qui était un homme fort bien instruit, Jean Lambert perfectionna son instruction et agrandit le champ de ses connaissances… Ici, nous prierons notre bon lecteur de ne pas confondre notre Alexandre Dumas avec ce merveilleux conteur du 19e siècle… Ah ! sapristi ! qu’avons-nous à parler du 19e siècle, lorsque nous n’en sommes encore qu’au 18e !… Pardon !… nous reprenons…

Dumas et Lambert étaient deux patriotes, deux cœurs sincèrement canadiens et sincèrement français, qui préféraient vivre sous le régime anglais, c’est-à-dire chez eux, dans leur patrie, que sous le drapeau des États américains. Il est vrai de dire qu’un moment tous deux avaient été fort tentés par les promesses alléchantes du Congrès américain : de Dumas on aurait fait un colonel, alors qu’il n’était que capitaine ; de Lambert on aurait fait un capitaine, alors qu’il n’était que lieutenant ! Mais chez ces deux braves ça n’avait été qu’une passagère faiblesse.

— Moi, je reste dans mon pays ! avait déclaré Lambert.

— Moi aussi ! avait énergiquement répliqué Dumas.

Et Lambert avait ajouté :

— Avec les Anglais on pourra toujours finir par s’entendre, attendu qu’ils ne peuvent nier que nous sommes chez nous ; au lieu que les autres, la première occasion venue ou à leur première fantaisie, pourront nous dire : « Ici nous sommes chez nous, et vous, vous êtes des étrangers… pensez-y bien !… »

Lambert voyait plus clair que bien d’autres de ses compatriotes.

Depuis six mois il s’était fort épris d’une jolie petite blonde, toute menue, toute mignonne, une vraie petite française qui n’aimait ni les Anglais ni les Américains, mais qui adorait les gens de sa race. Ah ! que n’eût-elle fait pour son pays !… Elle s’appelait Cécile Daurac. Elle était la fille d’un petit commerçant qui, comme tant d’autres, avait dû se faire soldat pour la défense de sa patrie, et qui était mort de blessures reçues durant la campagne de 1759. Tout ce qu’il avait laissé à sa veuve et à sa fille, c’était un petit commerce de draps, de toiles, de velours, de dentelles, sur la rue Saint-Pierre, commerce qu’avaient continué sa veuve et sa fille, mais qui ne rapportait guère à cause de la concurrence des gros marchands de la ville haute. Tout de même, ce commerce parvenait à faire vivoter les deux femmes. Leur boutique était une petite construction de pierre dans laquelle un logis convenable avait été aménagé. Il faut dire que si le commerce allait, c’était dû à Cécile qui, jolie, accueillante, gaie, savait attirer maints jeunes hommes qui y venaient acheter, par-ci par-là, quelques dentelles ou quelques velours pour leurs dulcinées. Quelques filles d’artisans y venaient aussi acheter des soies communes et à fort bon marché, ne pouvant se payer les soies luxueuses des grosses boutiques de la haute-ville. C’est là que Jean Lambert avait connu la petite blonde et c’est là qu’il l’avait, un jour, fiancée.

Lambert avait vingt-six ans, Cécile, dix-neuf ans. Ils se trouvaient donc d’âges raisonnables et équivalents.

La seule chose qui clochait un peu, comme disaient certaines commères du voisinage, Lambert et Cécile n’étaient pas tout à fait assortis quant à la taille : car Cécile, de sa tête, n’arrivait pas à toucher l’épaule de son grand Jean. Mais c’est égal, c’étaient deux jeunesses qui pouvaient fort bien s’entendre et se prendre.

— Ah ! mon pauvre Jean ! disait Cécile en cheminant, si tu savais comme la mère est dans les transes depuis ce midi…

— À cause des Américains qu’on dit en arrière de Lévis ?

— Tout juste. Elle s’attend qu’on va être bombardés dès la nuit prochaine, et elle a commencé à emménager les marchandises dans la cave.

— Elle se presse bien.

— C’est ce que je lui ai dit… mais elle ne veut rien entendre. « Il ne faut pas prendre de risques, m’a-t-elle dit, les boulets peuvent commencer à pleuvoir avant la nuit ! Ah ! ces gueux d’Américains… ne pouvaient-ils rester chez eux !… »

Et Cécile en riant très fort, ajouta :

— Jean, c’est vraiment très drôle de l’entendre !

— Et tu ris de cela, toi ? sourit Jean Lambert.

— Bon, penses-tu, mon grand, que je vais me mettre à pleurer ? Tu sais bien, puisque tu prétends me connaître, que l’arrivée de ces Américains ne m’effraye pas le moins du monde. Et veux-tu savoir autre chose ?

— Voyons !

— J’irais à tes côtés derrière les barricades.

— Quand les Américains seront de l’autre côté ?

— Quelle sotte question ! se fâcha Cécile. On sait bien… quand les Américains y seront !

— Petite folle ! qu’est-ce que tu y ferais ?

— Oh ! peu de chose, je sais bien. Tout de même, j’aurais toujours le plaisir de me faire tuer pour mon pays !

— Brave petite fille ! fit Lambert avec admiration.

— Ensuite, mon Jean, je ne suis pas une petite fille ! Et Cécile, avec une petite moue de défi, haussa sa tête à l’épaule de Lambert.

— C’est bon, sourit Lambert, tu es une charmante petite femme, et je t’aime bien.

— C’est vrai, au moins ?

— C’est si vrai que je suis là, tu sais, et que je ne permettrai pas, lorsque les Américains…

— Qu’est-ce que tu ne permettras pas ?

— D’aller te fourrer le nez derrière les barricades.

Cécile se mit à rire à pleine bouche.

— Ensuite, ma mie, reprit Lambert très sérieux, tu ne seras pas même en ville lorsque les Américains seront autour… s’ils y viennent jamais !

— Non ?…

— J’irai, auparavant, vous conduire ta mère et toi, à Charlesbourg, dans la petite maison que m’a léguée le père Dussaut.

— Le vieux sacristain ?

— Oui. C’est tout ce que je possède, avec le petit lopin de terre qui y est attenant, mais c’est à toi comme à moi, tu sais ? Et comme tu le vois d’ici, cette petite propriété te deviendra utile.

— Mais je n’irai pas !

— Non ?…

— Jamais !

— Tu vas rester ici, même si des Américains assiègent la ville ?

— J’y resterai sûrement !

— Tu veux donc te faire tuer à tout prix ?

— Je veux voir ça.

— Tu es folle !

— Mon père a vu le siège de 1759, et moi j’étais alors trop jeune ; mais celui-ci, je veux le voir.

— Mais observe que ton père y a reçu des blessures qui lui ont été fatales.

— Qu’est-ce que cela prouve ? Suis-je morte, moi ? Ma mère est-elle morte ?… Et pourtant ma mère s’en souvient et elle me dit souvent que ce n’était pas drôle ! Tout flambait à la haute-ville… ici tout s’écroulait sous les boulets des Anglais. Il y avait des navires droit en face de nous, et souvent les boulets, tirés trop bas, ricochaient contre le cap et tombaient sur les toits des maisons.

— Aussi, avez-vous passé proche de la mort !…

— Deux boulets seulement ont défoncé le toit de notre maison… Nous étions dans la cave… Oh ! je ne m’en rappelle pas beaucoup, je n’avais que quatre ans. Mais ma mère, je te le répète, n’a pas oublié ce temps-là !…

La jeune fille s’interrompit nettement pour dire :

— Bon voici l’épicier… tu m’attends ?

— Oui. J’ai quelque chose à te dire.

— C’est bon… je ne serai pas longtemps.

Cécile revint au bout de dix minutes, toujours avec son panier qui, cette fois, avait une apparence plus lourde.

— Je me charge du panier, dit Lambert.

— Il est joliment lourd, en effet. Prends, mon Jean… merci !

— Et l’on prend le chemin de chez-vous ? demanda le jeune homme.

— Oui. Et toi, ce que tu avais à me dire ?…

Ils marchaient maintenant sur la rue Champlain, remplie de charrettes de paysans tirées cahin-caha par le pas lent et lourd des bœufs. Et de toutes parts se serraient des artisans par groupes compacts, des miliciens, des matelots. On y discutait à tue-tête, on jurait, on hurlait… d’immenses éclats de rire parfois dominaient tous les bruits. Des gamins et des fillettes, pieds nus, le visage barbouillé, les cheveux au vent, couraient au travers de ces groupes, en s’interpellant ou en riant. Des petits canadiens jetaient des pierres à des petits anglais qui avaient nargué les premiers. Des commères, les poings sur les hanches, écoutaient leurs hommes qui commentaient l’arrivée des Américains ; et, parfois, vers les hauteurs de Lévis elles lançaient un regard farouche et défiant.

Lambert et Cécile franchissaient ces groupes animés. Là, on s’écartait poliment et respectueusement pour leur livrer passage, car la taille de Lambert imposait. Ici, il fallait jouer un peu des coudes, lorsque les groupes se trouvaient pris par surprise ; mais dès qu’on apercevait Lambert et Cécile, un passage se faisait et le couple poursuivait son chemin vers la rue Saint-Pierre. Mais le plus souvent, les paroles s’arrêtaient sur le bord des lèvres, les gens s’effaçaient, et des regards admiratifs se posaient sur Cécile. Là où la taille de Lambert n’eut pas prévalu, c’eût été le charme de la jeune fille. Elle était si attrayante avec ses lèvres rouges qui riaient sans cesse, ses beaux yeux bleus, presque noirs, son air mignon qui plaisait à ce point de faire faire des révérences.

La lourde masse de ses cheveux blonds étaient emprisonnés sous un petit chapeau de velours bleu agrémenté d’une plume blanche qui flottait au vent. Sur ses épaules était jetée une mante de fourrure, dont le collet relevé montait jusqu’à ses oreilles, de sorte qu’on ne découvrait tout au plus qu’un minois mutin et rieur. Elle tenait le bras du lieutenant… elle s’y accrochait avec une grâce charmante.

— Voyons ton quelque chose ! répéta-t-elle. Puis elle demanda tout à coup : — Mais qu’ont donc à me reluquer ainsi tous ces gens que nous croisons ? Mon nez est-il sale, Jean ?

— Mais non… il est rouge !

— Rouge… dis-tu ? Horreur !…

Elle se mit à rire, découvrant entre ses lèvres rouges des dents aiguës et éclatantes d’une blancheur humide.

— C’est le froid, vraiment, ajouta-t-elle, qui met ainsi mon nez rouge… il ne fait pas chaud !

Disons que, en dépit du grand soleil qui tombait obliquement sur la cité, l’air était un peu vif à cause d’une brise du nord-est. Ah ! c’est que l’hiver vient vite en ce pays de l’Amérique septentrionale, et souvent il est assez rude. Cet hiver-là, les Américains allaient en faire l’expérience.

Enfin, Jean Lambert confia à Cécile ce qu’il avait à lui dire.

— Cécile, fit-il en baissant la voix, j’ai découvert un complot tramé pour la perte de notre ville.

— Hein !… un complot ! s’écria Cécile avec effroi. Mais par qui tramé ?

— Eh ! mon Dieu… par des Anglais donc ! Il n’y a que des Anglais, quoi qu’on dise de nous, Canadiens, pour vendre leur pays et leur roi !

— Mais c’est affreux ! Et ces Anglais… les connais-tu ?

— C’est le hasard, ou plutôt la sainte Providence qui m’a fait saisir cette trame. Et j’en suis content, car nous allons pouvoir prendre nos précautions. Un homme averti, comme tu sais, en vaut deux !

— Et puis après ? demanda Cécile, curieuse.

— Après… Ah ! tu veux savoir comment j’ai découvert le complot ?

— Oui.

— Et où ?

— Sans doute.

— À la taverne de John Aikins.

— Mais c’est un bon anglais que ce tavernier de la Taverne du Diable ! fit Cécile avec stupeur.

— Excellent… ainsi que Miss Tracey.

— Ah, bah ! il ne manquerait plus que cette Miss Tracey, qui ne jure que par le roi George !

— Tu vois qu’il importe de se méfier des gens ; ce sont toujours ceux-là ! Mais il y a encore le gros confrère de là-haut !

— Que veux-tu dire ?

— Eh quoi ? Tu ne connais plus l’ami… cet excellent ami de Sir John ?

— Hein ! Tu ne veux pas dire Lymburner ? Non… ce n’est pas possible !

— Au contraire, tu sais bien que c’est possible, puisque ce sont toujours ceux-là !

— Oui, oui, tu as raison, mon Jean ! Et tu as découvert… quoi ?

— Écoute ceci d’abord : tu connais le neveu de Lymburner ?

— Jim Rowley, oui.

— Et tu sais qu’il est ingénieur militaire ?

— Qu’a-t-il fait ?

— Pas grand’chose… un plan de nos défenses qui va être remis, donné, vendu, enfin, que sais-je ? aux Américains.

— Ah ! quels traîtres ! gronda Cécile. Mais nous ne laisserons pas s’accomplir une telle horreur ?

— Pas du tout. Aussi allons-nous, Dumas et moi, prendre des mesures. Ah ! si Carleton était ici, j’irais de suite dénoncer ces maudits traîtres !

— Mais Carleton n’y est pas !

— Et sais-tu une autre chose, Cécile ?

— Parle, Jean, tu m’intéresses comme jamais !

— Miss Tracey est mêlée à l’affaire…

— Non… tu ne me dis pas !

— Et ce n’est pas pour jouer un rôle secondaire… car elle a du nez !

— Mais j’en ai aussi !

— Toi ? fit avec étonnement Lambert.

— Certes. Si Miss Tracey est là-dedans, je veux en être aussi, ça sera plus drôle !

— Oh ! pour y être, elle y est certainement, car j’en suis sûr. Car je penche à croire que c’est elle qui sera chargée de livrer le plan en question. Comme tu sais, on ne se méfie jamais d’une jeune fille qui a un certain air !

— Oh ! oui, je sais, Jean… oh ! je sais bien trop… Et quand je pense à cette Miss Tracey qui se moque de moi, lorsque je passe devant sa Taverne du Diable !

— Elle se moque de toi ?…

— Ô mon Dieu ! pour rien !… Tu connais l’histoire ?… Elle n’aime pas beaucoup Rowley à qui elle est fiancée, paraît-il ; mais par contre elle est folle de ta personne !

Lambert se mit à rire.

— Ris si tu veux, mais c’est le cas de le dire : elle t’aime à la folie ! Il n’y a qu’une femme pour savoir défricher ce qui s’agite derrière la tête d’une autre femme !

— Je te crois, Cécile.

— Donc Miss Tracey n’aime pas Rowley, elle t’aime… Et Rowley, sais-tu qui il aime ?

— Parbleu ! Miss Tracey, c’est tout clair !

— Ah ! mon pauvre Jean, ce que tu as le nez court !… Mais non, Rowley n’aime pas du tout Miss Tracey, pas le moindrement !

— Ah ! bah ! tu ne vas pas me dire que c’est toi qu’il aime ?

— C’est bien ce que je veux te dire ! se mit à rire Cécile.

— Au fait, je me rappelle certaines attentions de ce major anglais… Mais j’étais bien loin de me douter…

— Oh ! il y a longtemps que je vois ça ! Alors, tu devines la jalousie de Miss Tracey, pour ne pas parler de la jalousie du major. Miss Tracey, elle, voudrait que j’aime son major, que je te donne un bon congé en t’envoyant à elle ! Comprends-tu ?

— Oui, oui… mais ma petite Cécile n’est pas disposée, je pense bien, à me donner ce congé que je ne demande pas, du reste !

— Loin de là ; mais j’aggrave la jalousie de Miss Tracey. Or, figure-toi qu’un jour — il y a bien trois mois de cela — elle est venue à notre boutique pour acheter une verge de soie rose. Je lui montre un échantillon. Elle chiffonne la soie pendant un moment avec une moue mécontente, puis me dit avec mépris : — « Ce n’est pas de la soie, ça ! » Puis elle me flanque l’échantillon à la tête, et s’en va.

Mais elle n’était pas encore sortie que je rétorquai vivement :

— Ô mon Dieu ! il me semble que cette soie convient pas mal à la fille d’un tavernier ! Vous n’allez pas vous penser, j’espère, la fille d’un lord ?…

Elle bondit jusqu’à moi et me cria avec fureur :

— Et toi, petite poupée insignifiante, tu n’es que la fille d’un petit boutiquier !

Je riposte encore :

— Au fait, mon père n’avait pas l’honneur de s’appeler « Sir John ! »

Alors, oubliant qu’elle savait parler français, elle se mit à rugir en anglais :

— Stupid girl… stupid girl !…

Elle s’en alla comme un ouragan. Moi, j’éclatai de rire. À la porte, il y avait des badauds qui riaient avec moi. Ah ! si tu l’avais vue, cette Miss Tracey… c’était une furie, et un moment j’ai craint qu’elle ne mourût de rage. Depuis ce jour, lorsqu’elle me voit passer devant la taverne — et exprès pour la narguer je suis toujours ce chemin pour aller aux provisions — elle se moque de moi. Elle imite mon rire, mes gestes, ma démarche… elle singe tout mon moi en faisant entendre de grands éclats de rire. Mais tu comprends que ça ne me fait pas grand mal !… Oh ! la Miss Tracey… Eh bien ! écoute, Jean : si elle ose se mêler de politique, je m’en mêle aussi, et nous allons rire, je te le promets !

À cet instant une voix mâle prononça :

— Lieutenant Lambert !… Ah ! pardon, mademoiselle Cécile…

Les deux amants s’arrêtèrent devant la silhouette immobile d’un capitaine de milice.

— Salut à toi, capitaine ! dit Lambert.

Cet homme, c’était le capitaine Dumas.

— Mon ami, reprit le capitaine, sois aux casernes le plus tôt possible, il y a matière grave !

— C’est compris, capitaine. Je reconduis Cécile, et je te rejoins !

La jeune fille sourit gracieusement au capitaine, et toujours au bras de Jean Lambert poursuivit sa route vers son domicile.

Et lorsque Jean Lambert et Cécile Daurac se séparèrent dix minutes après, ils se dirent à voix basse :

— À ce soir !…