La taverne du diable/Miss Tracey Aikins

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 6-9).

II

MISS TRACEY AIKINS


John Aikins, tenancier de la Taverne du Diable, et sa fille, Tracey, avaient été les premiers à apprendre l’arrivée, sur la rive sud du fleuve, de l’armée américaine conduite par le colonel Arnold.

Dans l’après-midi de ce jour, la Taverne était remplie de dignes buveurs de la grande Albion, pour la plupart miliciens et matelots, et John Aikins, sa fille et les quatre serviteurs ne cessaient de courir d’un client à l’autre. Miss Tracey était la plus occupée de tous, car les matelots préféraient être servis par ses mains blanches et fines. L’on entendait par-ci par-là des coups de sifflet ou des chocs de poings contre les tables avec ces paroles « Here, Miss Tracey !… »

La jeune fille accourait, souriante.

Elle avait à peine reçu la commande de ces clients, qu’un autre « Here, Miss Tracey » retentissait dans un angle éloigné de la grande et sombre salle.

Naturellement, la jeune fille ne pouvait répondre à tous les appels à la fois ; alors, le client impatienté appelait en hurlant :

— Sir John… over here, Sir John !…

Et « Sir John », gros, gras, rubicond, suant, soufflant, accourait en tirant nerveusement ses favoris roux, puis repartait pour aller quérir les eaux-de-vie commandées.

La conversation n’était qu’un hurlement coupé d’épais éclats de rire et de jurons. Là où on ne parlait pas, on découvrait des matelots penchés sur une table sur laquelle ils jetaient des dés. Ceux-là, pour un pari à boire, appliquaient toute leur habileté à faire danser des dés crasseux.

Le perdant jetait un juron, puis hurlait à travers la salle :

— Here, Miss Tracey… four cups o’beer !

Mais la nouvelle que des troupes américaines venaient d’apparaître en arrière des hauteurs de Lévis créa une véritable panique, et en moins de cinq minutes la taverne se trouva complètement déserte, les matelots courant aux nouvelles en d’autres quartiers de la ville ou en d’autres tavernes. John Aikins, après avoir congédié les serviteurs dans la cuisine, put enfin prendre un moment de répit.

— Well, Tracey, dit-il en se vidant dans l’abdomen un immense bock de bière mousseuse, je suis content de savoir qu’Arnold est près de Québec ; enfin, nous allons en avoir fini avec la « old mother-country ! »

— Connaissez-vous, père, le major Lucanius qui accompagne comme ingénieur le colonel Arnold ?

— Non. Mais Lymburner m’en a parlé.

— Quelle sorte d’homme est-ce ?

— Lymburner m’a affirmé que c’était un « jolly old fellow ».

— Comment est-il de physique ? demanda encore Tracey.

— Oh ! oh ! sourit « Sir John », est-ce que ce major Lucanius, par hasard, aurait l’heur de vous plaire, mademoiselle ?

— Nullement… je ne le connais pas même. Je vous demande comment il est ?…

— Et si je réponds qu’il est beau ?…

— Tant pis… il ne saura me trouver belle !

— Et si je dis qu’il est laid ?…

— Tant mieux… il me trouvera séduisante !

— Et s’il te trouve séduisante ? interrogea encore John Aikins en tirant fortement ses favoris roux et en lorgnant sa fille d’un regard perplexe et inquiet.

— Je l’aborderai plus facilement… sourit Miss Tracey.

— Ah ! diable, s’écria le tavernier avec une sorte d’ahurissement, oublies-tu déjà le neveu de Lymburner, Jim Rowley ?

— Mais non… vous ne me comprenez pas ! fit avec une moue d’impatience la jeune fille qui secoua les boucles rousses de ses cheveux.

— Explique-toi… for King’s sake !

— Lymburner ne vous a-t-il pas informé que j’étais chargée de remettre au major Lucanius le plan militaire préparé par Jim ?

— Le plan… le militaire de quoi ?

— Hé !… le plan de la ville de Québec ! Quel autre plan voulez-vous que ce soit ?

— Ah ! c’est juste !

— Comprenez-vous ?

— Non… parce que je croyais que Lymburner lui-même voulait se charger de cette mission délicate et périlleuse.

— Eh bien ! il a pensé qu’elle était trop périlleuse, sinon trop délicate ! se mit à rire Miss Tracey.

— Vas-tu m’apprendre, demanda avec un regard sévère John Aikins, que Lymburner t’aurait chargée de cette mission importante ?

— Ne comprenez-vous pas, père, qu’il a ici des affaires qu’il ne saurait compromettre ?

— Et toi ?… fit avec étonnement Aikins.

— C’est moi qui me suis offerte pour le remplacer.

— Oh ! good Heavens ! qu’est-ce que tu me dis là ! s’écria avec un geste furieux le tavernier.

Disons que le tavernier adorait sa fille, et que pour rien au monde il ne l’eût voulu exposer à quelque danger.

Miss Tracey, qui connaissait le caractère de son père comme son amour paternel pour elle, s’empressa de répliquer en flattant les favoris de John Aikins :

— Poor old dad ! comprenez donc qu’une femme passe toujours là où ne sauraient passer cent hommes… et cent hommes bien armés encore ! On ne se méfie jamais d’une femme, encore moins d’une jeune fille dont la réputation est excellente et qui se trouve être de bonne famille.

— Telle Miss Tracey Aikins !… sourit avec orgueil le tavernier, qui aimait se dire issu d’une excellente famille, laquelle avait occupé de très hautes charges en Angleterre, au temps des premiers Tudor, ce que nous ne pouvons lui dénier, et qui se gourmait terriblement à s’entendre appeler « gros comme le bras » Sir John !

— Oui, père, telle Miss Tracey ! répliqua la jeune fille en redressant la tête avec une certaine vanité.

— Well, Tracey, here’s to your luck !

John Aikins avala à longs traits un second bock de bière.

— Et puis, reprit Miss Tracey, ne puis-je contribuer selon mes aptitudes et mes capacités à la victoire des Américains ?

— Certes, certes, admit le tavernier, en regardant sa fille avec admiration.

— Car, la victoire des Américains, ne l’oubliez pas, sera en même temps notre victoire à nous !

— Sûre… sûre… Tracey. Mais il faudra être prudente !

— Fiez-vous à moi, old dad !

— Les portes de la ville sont bien gardées, insista John Aikins.

— Je les ferai ouvrir.

— Ce n’est pas facile de les ouvrir autant que de le dire !

— Je trouverai bien le moyen. Comme je vous l’ai dit, là où ne passerait pas l’homme le plus audacieux, le plus adroit, une jeune fille comme moi se glissera comme une ombre insaisissable. Mais tenez, voici justement Mr. Lymburner !

Un personnage dépassant l’âge mûr, de haute taille, portant de longs favoris gris, et tout vêtu de noir, accourait essoufflé et criant :

— Ho ! John… ho ! John… savez-vous… savez-vous « the good news ? »

Le personnage se laissa choir sur un siège près de la table à laquelle s’accoudait John Aikins.

Celui-ci se mit à rire.

— La nouvelle vous a surpris, hein, Lymburner ?

— By the good Lord ! j’ai failli en mourir… mais en mourir de joie ! Damned Arnold !… Je le croyais encore à cent lieues, et je le maudissais de ne pas arriver alors que la ville pouvait être prise d’une seule main…

— Hein ! d’une seule main ! s’écria Aikins avec étonnement.

— Eh, oui, tandis que Carleton est à Montréal où il se fera manger tout cru par le général Montgomery.

— Ho ! ho ! true… indeed ! s’écria le tavernier.

— Ah ! ce que je l’ai maudit ce damned Arnold ! reprit Lymburner avec une joie exaltée. Mais enfin…

Il s’interrompit pour tirer une tabatière en argent et pour y prendre une pincée énorme de tabac qu’il aspira violemment ; puis il essuya vivement ses narines avec un mouchoir à carreaux gris et noirs.

— Mais enfin il est là ! fit avec triomphe John Aikins.

— Oui… mais nous ne sommes guère avancés, répliqua Lymburner en fronçant les sourcils avec perplexité : mon gueux de neveu qui est allé à Montréal avec Carleton !…

— Pourquoi est-il allé à Montréal avec Carleton ? interrogea naïvement Aikins.

— Il a bien été forcé, good Lord ! Pouvait-il refuser, comme ingénieur militaire, de suivre son général ?

— Vous avez raison, Lymburner. Mais rien ne peut empêcher Arnold durant ce temps de faire ses petites affaires !

— Non ?… vous pensez ?… mais le plan de la ville !…

— Au fait… le plan !

— Le maudit plan ! s’écria Lymburner avec une sourde fureur. Ce maudit plan qu’avant de partir Jim a caché je ne sais où… et que je ne pourrai faire parvenir à Arnold !… Damned Arnold !… Mais ce plan je l’aurai… je le trouverai… Arnold l’aura… sinon j’ouvrirai de mes propres mains les portes de la cité à Arnold… damned Arnold !… Ho !… ce plan….

— Good afternoon, gentlemen ! salua soudain une voix sonore et hardie.

Un jeune homme de haute taille et de très bonne mine, portant l’uniforme de lieutenant des milices, apparaissait dans la taverne, et il sembla à Lymburner que ce jeune homme était là et les avait écoutés depuis cinq minutes au moins.

Le tavernier, le marchand et la jeune fille, s’étaient levés en sursaut pour demeurer un moment inquiets et confus devant le nouveau venu qui avait à ses lèvres minces un sourire sans signification. Mais Lymburner paraissait épouvanté, parce qu’il redoutait que ses dernières paroles n’eussent été entendues de ce jeune homme dont il se défiait.

Mais aussitôt la jeune fille sauvait la situation on s’écriant avec le plus pur accent français :

— Ho !… monsieur le lieutenant Lambert !… venez vous asseoir, monsieur Lambert !

— Miss Tracey… fit le jeune homme en s’inclinant avec une belle courtoisie, j’ai bien l’honneur…

— Que vais-je vous servir, monsieur Lambert ? demanda la jeune fille en conduisant le lieutenant à une table retirée, placée près d’une croisée regardant sur la Ruelle-aux-Rats.

Et la jeune fille, tout en essuyant la table avec le coin de son tablier, mettait sur ses lèvres roses un sourire très accueillant.

— Miss Tracey, répondit le lieutenant Lambert, j’ai soif… et je boirai avidement votre meilleure bière. Oh ! mais, Miss Tracey, ajouta vivement Lambert en prenant une main de la jeune fille, comme pour l’empêcher de s’éloigner de suite, j’allais oublier de vous demander si vous avez appris cette nouvelle ou cette rumeur qui circule depuis deux heures par les rues de la ville ?

— Vous voulez parler de l’arrivée des troupes du colonel Arnold ?

— Oui… mais il y a aussi une autre rumeur qui vient d’éclore, et de celle-là, je parie, vous ne savez rien.

— Non ?… Eh bien ! contez-moi ce que dit cette rumeur.

Lambert se mit à parler bas à la jeune fille, après avoir jeté un rapide coup d’œil du côté de John Aikins et de Lymburner qui, également, s’entretenaient à voix très basse.

Lymburner s’était penché à l’oreille de Aikins pour demander, la voix tremblante d’émoi :

— C’est Jean Lambert, ça ?…

— Oui… sourit John Aikins, un gaillard qui n’a pas froid à l’œil !

Plus bas et se penchant davantage, tandis que son regard s’illuminait de lueurs fauves, Lymburner répliqua :

— Mais on pourrait lui mettre froid au cœur !

— Pensez-vous ? fit John Aikins en frissonnant.

— S’il a entendu mes paroles, John, cet homme sera très dangereux… il est même très dangereux à l’heure qu’il est pour l’exécution à bonne fin de nos projets et pour nos propres existences !

— Parce qu’il est dévoué à Carleton ? demanda naïvement Sir John.

— Damned Carleton ! gronda Lymburner. Et que pariez-vous de dévouement de la part de cet homme à un général anglais ! Allons donc ! ce Lambert est un damned frenchman ! Les Français de ce pays, pas plus que ceux de l’autre, n’ont aucun dévouement pour les Anglais comme Carleton et comme nous !

— À la vérité, s’écria John Aikins, ce garçon est excessivement dangereux !

— Pour notre cause… oui. Mais il servira, l’imbécile, la cause de l’Angleterre avant celle des Américains !

— En ce cas, reprit John Aikins en étouffant sa voix, si ce garçon a entendu vos paroles il est plus que dangereux…

— C’est un ennemi terrible… il faudra s’en défaire au plus tôt !

— Oui… mais comment ? C’est un gaillard, comme vous le voyez !

— To hell !… fit avec mépris Lymburner. Nous avons parmi nos matelots des gaillards qui le valent bien !…

— Il faudra payer ces matelots, dit John Aikins avec une expression de visage qui signifiait clairement que ce n’était pas lui qui ferait les déboursés.

— Je me charge des frais, répondit Lymburner.

— Ça coûtera cher !

— Bah ! Sir John, vous pourrez arranger la chose, si vous voulez vous en donner la peine, pour moins de deux cents livres.

— Deux cents livres… oui, à peu près.

— C’est convenu.

— Well, Sir John, c’est bien entendu… je vais vous régler de suite ce compte de deux cents livres. Mais c’est cher…

— Heu ! heu ! heu !… se mit à rire niaisement John Aikins, tandis que le marchand jetait sur la table une certaine quantité de pièces d’or qui allaient servir à l’assassinat de Jean Lambert qui, en train de causer avec Miss Tracey, était loin de se douter du complot.

Très satisfait, le gros marchand de la haute-ville but un large bock de bière, serra la main du tavernier avec un signe d’intelligence et se retira, après avoir, en passant, ébauché une courte révérence à Miss Tracey.

Celle-ci, tout en observant ce qui se passait et tout en rendant par un sourire la courtoisie de Lymburner, ne perdait pas de son oreille attentive et effrayée à la fois les choses que lui confiait Jean Lambert.

— Hélas, mademoiselle ! je m’étais toujours douté que nous avions des traîtres parmi notre population. Voyez-vous, ce plan qui a été vendu aux Américains…

— Mais êtes-vous bien sûr ? interrogea la jeune fille, qui ne pouvait comprendre comment ce plan qu’elle devait livrer elle-même avait déjà passé aux mains du colonel Arnold.

— Je ne sais rien autre que la rumeur qui circule, comme je vous l’ai dit.

— Oh ! mais ce n’est qu’une rumeur ! fit avec dédain la fille du tavernier.

— Quand il y a fumée, mademoiselle, il y a nécessairement feu !

— À qui le dites-vous… Mais si la chose était vraie, ce serait abominable ! s’écria-t-elle avec une feinte colère.

— Abominable !… C’est indigne, Miss Tracey ! C’est d’une lâcheté… Oh ! mais, gare aux traîtres, gronda Lambert ! Aussi, dès que Carleton sera arrivé…

— Mais s’il était trop tard ?…

— Il ne sera jamais trop tard. Miss Tracey, ajouta Lambert avec un accent énergique et convaincu, jamais, entendez-vous, en dépit de tous les traîtres, malgré tous les lâches que renferme notre ville, jamais ni Arnold ni Montgomery n’entreront dans Québec !

— Je veux bien vous croire, monsieur Lambert. Mais s’ils ont en mains des plans de nos fortifications et de nos défenses…

— Même avec de telles clefs, Miss Tracey, ils n’entreront pas ! Oh ! je ne conteste pas que ces clefs sont pour eux un bel avantage contre nous. Mais je pense que ces clefs ne tourneront pas dans la serrure !

— Je le souhaite ! Oh ! ces Américains, fit avec une moue de mépris la jeune fille… Mais nous… nous sommes de vrais sujets du roi George !

Lambert, qui de temps à autre jetait par la croisée un regard distrait, vit passer devant la taverne une jeune fille, avec un panier au bras. Cette jeune fille, après avoir dépassé un peu la taverne, enfila une ruelle transversale qui communiquait avec la rue Champlain.

— Oh ! pardon, Miss Tracey, fit tout à coup Lambert en se levant. J’oublie une commission importante que j’ai à faire au capitaine Dumas. Au revoir, Miss Tracey !…

— Votre bock de bière ?… cria la jeune fille qui avait oublié de servir le lieutenant.

— En repassant tout à l’heure, Miss Tracey !

Lambert sortit rapidement de la taverne.

La fille du tavernier alla coller son front contre une vitre de la croisée, et vit Lambert courir après une jeune fille qu’elle reconnut. Une excessive pâleur se répandit sur les traits de son visage, ses regards s’illuminèrent rapidement de lueurs farouches, ses lèvres se serrèrent et son sein parut se troubler fortement.

Puis elle murmura, d’une voix étouffée, comme si un sanglot eût serré sa gorge :

— Oh ! c’est celle-là qu’il aime !…

Elle s’écarta de la fenêtre avec un geste farouche…