La Revue populaire (p. 7-10).

CHAPITRE TROISIÈME

l’insulte


Enrichi par le « boom » de l’immeuble, ayant surtout su tirer profit de transactions plus ou moins honnêtes, président d’un syndicat détenteur d’une infinité de lots qu’on vendait à des conditions rigoureusement draconiennes au pauvre monde, parvenu dans toute l’acception du mot, même au point d’avoir donné à son nom une tournure anglaise, Aristide Joli, qui se faisait appeler Jolly, habitait une somptueuse résidence de la côte Saint-Antoine, menant grand train de vie, ayant chevaux, cocher, limousine, « touring car », chauffeur, et le tout à l’avenant. Maintenant qu’il était lancé, Aristide n’avait plus qu’une ambition : devenir échevin, puis député, puis pourquoi pas maire de Montréal ? Médéric Martin y était bien parvenu, bien qu’il ne fût que « cigariste ». « Il n’y a rien comme de savoir se placer les pieds, répétait-il à chaque instant, au club, au théâtre, dans les « bars ». Son intérieur se distinguait par un luxe criard, et sa femme ainsi que ses filles étalaient des toilettes les faisant parfois passer pour des excentriques. Son fils, sortant à peine du collège, mais déjà vadrouilleur, sur les conseils de son père, avait décidé, depuis deux ans de remplacer son prénom Eugène, par celui de Chamberlain, combien plus aristocratique.

Or, Chamberlain Jolly était un jeune « snob » de la belle eau, et il affichait déjà les précoces symptômes du parfait voyou.

C’est dans ce milieu commun et tapageur que Jeanne Lebrun, qui avait abandonné l’enseignement depuis bientôt neuf ans, s’était résignée à prendre du service. La position était surtout lucrative et permettait à l’honnête fille d’aider sa mère, vieillie et infirme, et à payer les cours de son frère Paul, qui venait de commencer à étudier la médecine.

Les années avaient passé tristes pour Jeanne qui avait parfois rêvé d’une autre mission que celle de servir les riches, mais elle s’était consolée à la pensée que le vœu paternel était en partie réalisé, puisque le petit Paul d’autrefois était parvenu à s’instruire, et que demain, personne ne se souviendrait des Guénette, en saluant le docteur Paul Lebrun. Mais, il en avait fallu du courage, de l’endurance et de la persévérance pour atteindre ce but si ardemment voulu.

Et pourtant, malgré le voisinage de la trentaine, malgré mille fatigues, veilles et déceptions, Jeanne Lebrun avait pu conserver son apparence de jeunesse. De taille moyenne, plutôt délicate, elle avait la figure encore très fraîche, une figure extraordinaire, éclairée, presque illuminée par des yeux gris profonds, laissant lire de prime abord, de la franchise et de la bonté, mais aussi une rare fermeté de caractère. Et comme elle s’habillait avec simplicité, mais avec une remarquable distinction, Jeanne Lebrun eût pu, si elle eût voulu s’en donner la peine, changer de condition et se faire servir à son tour, elle qu’avait tant servi les autres.

Mais, au plus profond de son cœur, toujours vivace, le souvenir de Jacques Thibault, maintenant beau capitaine, parti pour la grande guerre, était resté. Elle avait bien pu, par héroïsme et dans la crainte de lui imposer le triste passé de sa famille qu’il eût été obligé de traîner comme un boulet, dans la vie, repousser jadis la générosité d’un geste qui s’annonçait sincère, mais elle n’avait pas oublié l’enivrante douceur d’un aveu, échappé de lèvres ardentes et éloquentes, certain soir, et son front portait encore, pour elle seule, l’empreinte du seul baiser que, si chastement elle avait reçu.

Oui, Jeanne Lebrun était encore si jolie que depuis quelques jours, le fils de ses maîtres, ce blanc-bec de Chamberlain, la suivait un peu trop. Trop honnête et trop réservée, et aussi trop bonne pour supposer même l’existence de la perversité, elle ne s’était pas aperçue de l’effet qu’elle produisait sur le jeune homme.

De son côté, Chamberlain Jolly, qui n’avait jamais appris la délicatesse et le respect dans les milieux où il avait vécu, n’attendait que l’occasion pour risquer une conquête qu’il s’imaginait facile.

Aussi, ce soir-là, lorsqu’elle se sentit serrer par la taille et embrassée goulûment dans le cou, Jeanne Lebrun fut tellement surprise et saisie qu’elle faillit d’abord s’évanouir. Et comme le polisson prenait cette passivité pour un consentement et continuait ses agaceries, il reçut cette fois un soufflet bien appliqué qui le fit s’éloigner en proférant des menaces.

Honteuse, comme si elle eut commis une mauvaise action, Jeanne gagna sa chambre, et la figure enfouie dans son oreiller, elle sanglota. Ainsi, elle avait été honnête et droite, elle n’avait jamais voulu songer à l’amour, encore moins au plaisir ou à la passion, et dans son esprit de devoir et de sacrifice elle avait toujours dominé ses sens, et c’était pour avoir toujours su rester telle qu’un voyou sans vergogne venait de la rudoyer d’une façon ignoble. C’en était trop, et l’on verrait bien si elle ne quitterait pas sur l’heure ce toit désormais inhospitalier. Et ayant séché ses larmes, Jeanne commença à préparer ses malles.


☆ ☆ ☆


Habitué à des conquêtes faciles, Chamberlain Jolly ne comprit pas qu’il avait mérité la correction reçue, et bien décidé à se venger sur l’heure, il s’en fut trouver sa mère. Il ne lui expliqua pas, bien étendu, ce qui s’était passé, mais il lui apprit ce détail qu’il tenait d’un camarade, à savoir que Jeanne Lebrun avait un autre nom, et qu’elle appartenait à une famille de bandits et d’assassins, dont le chef avait été pendu, il y avait plusieurs années. Bref, il était de la dernière imprudence de garder une telle servante, à cause des bijoux et de l’argenterie.

Il arrangea si bien son histoire, que sa mère décida d’aller sur l’heure, congédier Jeanne Lebrun.

Tandis que le vaurien était en train de dégoiser contre l’honnête fille qui l’avait souffleté, celle-ci terminait ses malles et se disposait à quitter la maison, lorsque son frère Paul se présenta. Il portait l’uniforme et venait faire ses adieux à sa sœur, car son bataillon partait le lendemain pour le front. La nouvelle du départ si subit de son frère fit oublier à Jeanne son propre chagrin. Elle essaya d’avoir la figure plus avenante pour ce frère qu’elle avait tant aimé, pour qui elle avait tant sacrifié, et qui, à son tour, partait bravement, risquant sa vie pour la défense de la patrie.

Et, ce fut à la minute précise où le frère et la sœur se tenaient étroitement enlacés, qu’une voix de mégère s’écria derrière eux :

— C’est cela, dans les bras d’un soldat maintenant ; vous allez bien, mademoiselle Lebrun.

— Ce soldat est mon frère, dit Jeanne, et il part pour la France.

— Son frère ! On connaît ça, dit aigrement madame Jolly. Un frère et une sœur ne s’embrassent pas comme cela.

— En tout cas, madame, j’allais vous prévenir que je quittais votre maison.

— Parce que ?…

— Parce que votre fils vient de me manquer odieusement de respect.

— Vous osez accuser mon fils ! Tenez, vous n’êtes qu’une pas grand’chose. Je vous chasse, fille de bandit, fille de pendu, gibier de potence.

Et cette fois, ce fut écrasée de honte et de douleur que la malheureuse Jeanne Lebrun s’enfonça dans la nuit sombre, accrochée péniblement au bras de son frère, de son conscrit tant aimé !