La Revue populaire (p. 4-7).

CHAPITRE DEUXIÈME

l’impossible vocation


Au moment où la sauterie des Rois battait son plein chez Procul Rochon, dans le haut de la Belle Rivière, surnommé le « trou », un endroit où il ne passe pas l’ombre d’un ruisseau, alors que Titoine Guernon, le violoneux, venait de lancer son « en place pour le cotillon des gigues à huit, au jour, au jour », — et que les couples enlacés se trémoussaient comme des possédés dans une gaieté bruyante et communicative, Jacques Thibault, qu’on appelait « le monsieur » parce qu’il faisait son droit à Montréal, s’approcha de la jeune institutrice, isolée et comme dépaysée, dans un coin de la grande salle, et lui dit :


Au moment où la sauterie des Rois battait son plein…

— Mademoiselle Jeanne, vous êtes triste et seule, ce soir, alors qu’ici tout le monde est gai ; voulez-vous que nous causions ?

— Si vous voulez, fit la jeune fille, seulement…

— Seulement, quoi ?

— Voilà. J’aurais mieux fait de ne pas venir ici.

— Jeanne, ce n’est pas bien de me cacher votre gros chagrin.

— Non, monsieur Jacques, ce mariage est complètement impossible, oubliez-moi.

— Mais vous m’aviez laissé espérer.

— Oh ! une heure d’égarement dont je conserverai sans doute le souvenir, mais je vous en prie, il faut oublier celle qui n’aurait fait que passer dans votre vie.

Et, pauvre victime de la méchanceté humaine, si je vous disais la cause de votre tristesse ?

— Comment, vous sauriez ?…

— Oui, je sais, hélas ! qu’au lieu de vous appeler Jeanne Lebrun vous portez un autre nom, et c’est justement pour cela que…

— Alors, monsieur Jacques, plus un mot, s’il vous reste encore un peu de respect pour la fille du malheureux… »


☆ ☆ ☆


Et, pendant ce dialogue à voix basse qui détonnait si étrangement au milieu de cette grosse gaité, les commérages allaient leur train parmi celles qui ne dansaient pas et qui, dans la cuisine, fricotaient le déjeuner du matin. Les gens de Sainte-Scholastique étaient bien décidés à fêter les Rois jusqu’au jour.

Il y avait là : Scholastique « Ignace », puis Scholastique « Minouche », du petit village d’en bas, la vieille Piétane qu’on surnommait « la patte d’argent », aussi Stéphanie Croteau qui n’avait pas sa pareille pour la fabrication des tartes « à la farlouche ». Et ces quatre femmes jasaient, potinaient, bien au fait de tout ce qui se passait chez le voisin à quatre lieues à la ronde.

Mais, ce fut bien pis quand des hommes, fatigués de danser, entrèrent, histoire de se rafraîchir, de fumer une pipe et de taquiner les « créatures ».

— Quiens, v’là Ti-Louis Légaré, l’ramasseux de cendres, il est toujours plein d’histoires.

— Oui, pis il est avec Bardas Cloutier, du bord de Saint-Canut, un autre qu’est pas « manchot », non plus.

— Eh ! dis donc, toé, le grand Moïse Dagenais, l’gardeux de chiens à l’église, c’est-y que monsieur le curé t’a sermoné que tu t’sauves tant de nous ?

— Apparence qu’on s’amuse à côté, pas vrai ?

— Oh ! pour sûr. Il y a bien la petite Lebrun qui ne danse pas et qui fait sa sucrée, même qu’elle a refusé la fève qui la faisait reine pour la nuit ; en v’là-t-y des manières. Oh ! à part ça, on s’amuse.

— À propos de Jeanne Lebrun, sais-tu une chose, Stéphanie ? Non, hein ! eh bien, y paraît qu’c’est pas son nom et qu’c’est à cause de son père qu’a été pendu à Montréal, qu’elle a changé.

— Pas vrai ?…

— C’est comme je te dis. C’est la grande Marie-Louise qui m’a appris ça tantôt. Tout de même, ça doit pas être commode d’être gaie quand on a une pareille affliction dans sa famille.

— Mais comment la Marie-Louise a-t-elle pu apprendre ce secret-là. Ça doit toujours pas être la demoiselle qui y a dit ?

— Eh, non, pas fine, c’est Ti-Jules à la mère Morache qu’a su ça à la ville ousqu’y fréquente la fille d’une voisine de chez les Guénette, — c’est le nom de la petite Lebrun — les jaseries, tu sais ben, c’est à la ville comme par icitte.

— En tout cas, les femmes, dit le grand Leblanc qui venait de se verser une rasade de whisky blanc, qu’a soye la fille de qui que ce soit, assassin ou bandit, n’empêche pas que la petite Lebrun est bougrement gentille, et douce, et honnête, et dévouée, et instruite, et réservée…

— R’gard’moé le donc, lui, ce grand efflanqué, si on ne dirait pas qu’il est amoureux à c’t’heure…

— Ah ! non, vrai là, dit le grand Leblanc, en toussant bien fort, elle est ben trop demoiselle pour moé et quant à me r’garde ça m’intimide et j’dis pus rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Sainte-Scholastique, 7 janvier
À Madame Pierre Guénette,
Montréal.
Ma chère mère,

« Il est près de quatre heures du matin et comme je n’ai pas sommeil, j’ai décidé de te faire part du dernier de mes chagrins, ainsi que de la décision bien arrêtée que je viens de prendre. Surtout ne t’angoisse pas inutilement, puisque toute la famille, et toi aussi, n’en pourrez tirer qu’un bénéfice tangible. Voilà.

« J’ai décidé de retourner à la ville où de nouveau je travaillerai comme servante. J’aurais sans doute préféré rester institutrice, mais nous sommes voués au malheur et il y a toujours des indiscrets qui finissent par découvrir la fille du pendu sous celle qui s’efforce de porter aussi dignement que possible le nom de Jeanne Lebrun.

« En changeant de nouveau de localité, j’aurais pu continuer l’enseignement, peut-être, car je suis dans les bonnes grâces de monsieur l’inspecteur ; mais c’est la troisième paroisse que je fais, et c’est toujours à recommencer. Du reste, c’est dur va, de se dévouer tout le temps pour ne pas même gagner cent dollars par an. Seule au monde, j’aurais peut-être pu persévérer, car je ne suis pas exigeante ; mais il y a vous autres, mes chéris, vous autres qui endurez souvent plus de misère que vous ne pouvez en supporter. Vois-tu, mère, il a tant regretté son manque d’instruction, surtout il l’a payé si cher ; il a tant voulu que ses enfants fussent instruits que je m’étais éprise de la noble mission de l’enseignement.

« Tu sais tout ce qu’a fait la petite ignorante que j’étais. J’ai servi les autres, j’ai travaillé jour et nuit, ne dédaignant aucun gros ouvrage ; j’ai usé mes jeunes yeux et j’ai terni mon teint par les veilles prolongées, mais je l’ai décroché ce fameux diplôme. J’étais enfin institutrice. J’instruirais les tout petits et j’en empêcherais peut-être quelques-uns de finir comme notre pauvre disparu…

« Eh ! oui, c’est cette vocation tant voulue et aimée que j’abandonne parce qu’elle ne nourrit pas « sa femme » ; ah, mère, si tu pouvais savoir ! Institutrice à St-Simon, un humble hameau, vingt-six élèves en tout, assez dociles, mais sans talent, et il faut leur enseigner, sans cartes miracles, sans le moindre objet qui frappe la vue et grave la leçon dans l’intelligence. On est trop pauvre, c’est triste ! Et quand on s’est bien épuisée comme cela, toute la journée, il faut balayer la classe, parfois la laver, fendre son propre bois d’hiver, voir au feu, se faire un peu de cuisine, corriger des devoirs et rapiécer vieilles robes et vieux manteaux puisque l’argent manque pour acheter du neuf.

« Et, dire que malgré toutes ces privations, c’est à peine si on parvient à envoyer quelques sous par-ci, par-là, à ceux qu’on aime et qui sont loin.

« Et puis, tu sais, je préfère encore être servante à Montréal ; non seulement parce qu’on gagne plus cher que dans l’enseignement, mais parce qu’au moins, dans la grande ville, on ne viendra pas me relancer et que je pourrai passer ignorée et inaperçue.

« Tiens une autre confidence, la seule et dernière de ma triste vie de célibataire. Hier soir, on m’a proposé le mariage malgré « notre secret » qu’on avait appris. Je ne cacherai pas que mon cœur jeune encore a battu bien fort aux bonnes paroles de Jacques Thibault qui me paraît généreux et bon. J’ai même, pendant quelques minutes, revécu par le souvenir certaines promenades le long des sentiers perdus, par les beaux soirs d’automne, alors que pour tous je n’étais encore que Jeanne Lebrun tout court. Mais ma raison a vite pris le dessus et je me suis dit que je n’avais pas le droit d’imposer notre malheureux passé à ce jeune homme de grand avenir. Ah ! le bonheur et les rêves, ça n’est pas fait pour nous autres…

« Attends-moi donc ces jours-ci, avec armes et bagages, et embrasse bien pour moi, notre cher Paul, qui, je l’espère, doit commencer à être instruit. À bientôt.

« Ta fille qui t’aime bien,
« Jeanne. »