La Revue populaire (p. 2-4).

LA TARE

Nouvelle Canadienne, par Gustave Comte
Écrite pour la « Revue Populaire »

CHAPITRE 1er

la dernière nuit du condamné


Et, tandis qu’au dehors, la neige étincelait sur les toits endormis, et que le clocher jetait dans le silence l’appel du jour nouveau, du jour de rédemption où un Dieu se faisait homme pour laver les péchés du monde ; tandis qu’un murmure confus sortait des portes entr’ouvertes, et que des pas faisaient crisser la neige durcie, et qu’un long ruban d’ombres s’acheminait vers le temple inondé des rayons lunaires ; tandis que dans les foyers, des chérubins blonds ou roses, ne dormaient que d’un œil afin de voir si, dès la fin de la messe de minuit, monsieur Noël viendrait remplir le bas tendu près de la cheminée ; tandis qu’un frisson mystique imprégnait cette nuit du vingt-cinq décembre, Pierre Guénette, l’hercule, le « boulé », craint à vingt lieues à la ronde, accoudé au grillage de son cachot, pleurait comme un enfant sur sa loque de vie si près du terme et abominablement gâchée.

Ses nerfs se calmèrent cependant avec les derniers sons de la cloche nocturne, et comme le geôlier passait pour l’ultime ronde de nuit, Pierre appela l’homme at trousseau de clefs :

— Monsieur le geôlier, dit-il, c’est la nuit de Noël, la nuit ousque tout le monde se sent meilleur, la nuit ousque les petits attendent quelque chose, voulez-vous me faire le dernier plaisir d’entrer dix minutes et de m’écouter un peu. Ça me fera tant de bien, là. »

Et, comme Pierre Guénette, le condamné à mort, qui devait être pendu le lendemain, frappait sa large poitrine à l’endroit du cœur, le geôlier, un brave homme au fond, fit tourner les clefs dans l’énorme serrure et s’assit sur l’unique banc de la cellule, tandis que le colosse, affalé sur sa dure couche, le front dans ses mains, lui narrait ce qui suit :

« Vous, l’savez ben, M’sieur le geôlier, dans un peu plus de vingt-quatre heures, j’aurai, comme y disent, payé ma dette à la société. Je ne me plains pas puisque j’ai tué mon semblable et puisqu’il faut que ça se fasse. Pourtant, je n’étais pas si méchant que ça, et si j’ai vu rouge, c’est que j’aimais encore ma femme. Vous savez l’histoire, les gazettes ont dû vous l’avoir assez répétée ; seulement, je parie qu’on ne m’a pas compris. C’était ben difficile du reste, puisque mon avocat lui-même, n’a pas saisi le point capital, selon moi.

« Je prenais un p’tit coup, c’est un tort. Mais quand on n’a pas été à l’école et que vos parents n’ont jamais insisté pour vous faire donner de l’instruction, et qu’enfin on ne sait pas même lire, faut ben faire quéque chose pour se désennuyer, une fois la journée du rude travail terminée, pas vrai ? Donc, je prenais un p’tit coup et ce soir-là, j’en avais pris plusieurs.

« Ma femme qu’est une bonne femme, ne put pas sentir la boisson. A-t-elle eu tort ce soir-là, de ne pas me lire ce qu’il y avait de marqué sur le billet que venait de lui donner devant moi le fils du voisin ? C’est peut-être qu’elle me pensait trop saoul pour comprendre. Toujours est-il que j’étais excité d’avance par les commérages quelques camarades peu charitables et « lancés » comme moi, ne me rendant pas compte que ma Louise était ben obligée d’emprunter pour nourrir les p’tits, puisque je n’apportais plus d’argent à la maison.

« Bref, je lui arrachai des mains le papier que je ne pus lire, et je m’imaginai que ce devait être quéque rendez-vous… ah, ce qu’on est bête quand on a un coup de trop. Et comme je venais de lancer à la tête de la mère de mes enfants une de ces injures qui fouettent, au lieu de me dire que le maudit papier ne contenait qu’une garantie de paiement pour le boucher, elle se contenta de hausser les épaules et de me crier : « À ton aise mon bonhomme, crois ce que tu voudras. »

« C’en était trop ; je me sentis provoqué. Les yeux injectés de sang et la lèvre écumante, je sortis sur la galerie où, justement, je rencontrai mon voisin. Ma taille vous dit quelle est ma force. En deux tours de main j’avais terrassé mon homme pris à l’improviste, et en moins de temps qu’il en faut pour le dire, je l’avais étranglé et jeté par-dessus le garde-fou de la galerie. Il tomba comme une masse et se fracassa si bien le crâne qu’on retrouva des fragments de sa cervelle à dix pieds plus loin. Voilà l’histoire. Vous savez le reste : mon arrestation, mon procès qui fut court, ma condamnation.

« Voyons, monsieur le geôlier, entre nous, si j’avais eu un peu d’instruction, si j’avais pu seulement lire ce qu’il y avait d’écrit sur ce sacré papier adressé à ma femme, surtout si je ne m’étais pas saoulé pour me désennuyer, croyez-vous que tout cela serait arrivé ? Ne croyez-vous pas que si l’on m’avait forcé d’aller à l’école quand j’étais jeune, je serais où je suis maintenant ? Je ne suis pas plus bête qu’un autre et j’aurais au moins appris à lire.

« Mais, je bavarde, et peut-être que vous aimeriez, vous aussi, aller réveillonner après la messe de minuit. Une simple prière et j’ai fini.

« Mon p’tit dernier, monsieur le tourne-clef, a six ans ; il est joli comme un amour. La veille de mon crime, il me demandait pour la vingtième fois peut-être, un bel ABC avec des images. Avec tout l’argent que j’ai bu, j’aurais bien pu le lui donner, mais aujourd’hui que ma famille vit de la charité publique, ça n’est plus possible. Monsieur le geôlier si vous avez une générosité à faire à un homme qui va mourir comme un brave, donnez donc à mon petit Paul, le bel ABC qu’il me demandait et que je lui ai si bêtement refusé. Ce sera ses étrennes. Et puisque vous savez écrire, écrivez donc dedans, que son père est mort de n’avoir pas eu la chance d’être instruit. Écrivez aussi à ma femme que je l’embrasse bien fort pour la dernière fois, ainsi que tous mes enfants et que je leur demande pardon. Bonsoir et merci monsieur le geôlier, l’Enfant Jésus qui est bon, vous revaudra ça. »


☆ ☆ ☆


Et, tandis qu’au dehors, le clocher jetait dans le silence de cette nuit de Noël, la parole humanitaire : « Paix aux hommes de bonne volonté », le brave geôlier frappait à la porte de la femme du condamné et lui remettait l’alphabet à images que le matin même, il avait acheté pour sa propre fillette, confiant qu’il lui serait tenu compte un jour du sacrifice accompli.


☆ ☆ ☆


Ah ! ce qu’on était triste ce lendemain matin, chez les Guénette. Seul, le petit Paul (ce n’est pas à six ans que l’on comprend les tragédies de la vie brutale) — avait dormi à poings fermés, aux côtés du bel ABC à images, apporté par le geôlier, dernier cadeau de papa qui allait mourir.

Mourir, le gibet, la misère, le déshonneur… Des mots qui ne devaient pas être bien gais, sans doute, puisqu’ils faisaient pleurer sa mère et sa grande sœur et aussi lui-même, par contagion, mais les images étaient si jolies dans l’ABC tout neuf. Comme il allait bien apprendre, comme il allait s’instruire et comme son papa serait heureux au ciel. Si loin ! Si haut ! Il dormit et sa bouche entr’ouverte souriait aux anges.

Il dormit cependant que dans le logis, deux femmes au cœur humain et bon, sanglotaient et priaient pour l’autre là-bas, crevant la faim et grelottant, les rares couvertures ayant été étendues sur bébé afin de le tenir bien au chaud.

Vers cinq heures, les cloches tintèrent pour la première messe. Une voisine charitable, Madame Labelle, vînt garder la maison afin de permettre à la femme et à la fille du condamné d’aller communier à cette messe matinale, où il n’y aurait pas grand monde pour les montrer au doigt.

On a beau avoir la foi des martyrs de l’ancienne Rome et se trouver dans la minute extatique où une destinée terrible et prévue va se jouer, le cœur humain n’est pas moins en proie à l’orgueil légitime de tous ceux qu’un atavisme vicieux n’a pas complètement dégénérés.

Et malgré le froid sibérien qui brûlait et tirait les larmes des yeux, les deux femmes allaient vers le temple, satisfaites tout de même de ne rencontrer que quelques rares ombres inconnues sur la route. Ah ! cette messe qu’elles entendaient en même temps que « l’autre », dans son cachot, là-bas, dite à une petite chapelle latérale par un humble ministre du Seigneur et desservie par un unique bambin à peine plus haut que le petit Paul, quel souvenir impérissable à jamais ! Cette messe suprême, presque à la veille de l’instant terrible, brutal, indéniable…