La Revue populaire (p. 10-13).

CHAPITRE QUATRIÈME

au service de la croix-rouge


Jeanne était heureuse, enfin !

Et son bonheur lui était venu comme dans un rêve.

De fait, il lui semblait si irréel qu’elle craignait de le perdre à jamais.

Comme elle aurait voulu pouvoir l’enchaîner, si elle avait pu, et comme l’orfèvre des poètes, lui forger des mailles d’airain.

Était-ce bien elle, Jeanne Lebrun, l’humble institutrice ridiculisée et ne gagnant pas son sel ; Jeanne Lebrun, plus tard servante, insultée et chassée parce qu’elle était aussi la fille de celui qui était mort pour n’avoir pas eu la chance d’être instruit, Jeanne Lebrun qui avait piétiné son cœur pendant dix ans et enfoui son grand secret d’amour tout au fond d’elle-même ; Jeanne Lebrun devenue tout à coup infirmière de la Croix-Rouge, puis l’épouse du plus valeureux et du plus brave tous les officiers du 22ème Bataillon, de son héros splendide, de ce Jacques Thibault qu’elle avait retrouvé sur un brancard, qu’elle avait disputé à la mort, qui l’avait épousée dans une chapelle improvisée du front, au milieu de l’épouvantable concert de la mitraille boche, de ce soldat de fière allure qui allait être bientôt papa, selon qu’elle avait pu s’en rendre compte le matin !

Était-ce bien elle ?

Ah ! toute cette série d’événements imprévus survenus après son honteux départ de chez les Jolly, avec son frère Paul, alors conscrit, puis infirmier dans le même hôpital qu’elle, mais hélas ! prisonnier des Allemands depuis huit jours. Et ce mariage, ce rêve d’amour qui se réalisait comme cela, dans un décor et des circonstances si extraordinaires !

Le bonheur, cela existe donc parfois pour les malheureux, les petits, les bafoués ? Mais, c’est chose si fragile qu’il faut le défendre contre tout, contre la mort même ! La mort, c’est pourtant vrai qu’elle rôdait et guettait au milieu des êtres et des choses, dans cette ambulance de première ligne, si près du front.

Mais, non, la mort ne défaisait pas ce que la vie avait été si lente à donner à ces deux âmes.

Donc Jeanne Lebrun était sans doute inquiète, mais elle était surtout heureuse ; heureuse malgré la guerre, malgré la souffrance ambiante. Et elle comptait les heures puisque le lendemain était jour de relève, et qu’elle aurait sûrement la visite de son mari, de son Jacques bien à elle.


☆ ☆ ☆


Elle en était là de ses réflexions, semblant ne pas réaliser que depuis quelques heures le fracas de la canonnade avait augmenté d’une manière effroyable. Les grosses pièces à longue portée grondaient à des intervalles, se rapprochant de plus en plus ; au tonner lointain des Hovitzers prussiens répondait la détonation, bien connue des ‘75 français, terreur des barbares. Puis, aux instants de répit de ce dialogue meurtrier, on entendait tout près, des vols métalliques d’aéroplanes éclaireurs, le sifflement bien connu ou la plainte stridente des obus déchirant l’air. Cette clameur et ce fracas devaient certainement indiquer qu’un engagement d’une extrême violence se livrait à quelques milles plus loin. Mais Jeanne, toute absorbée dans sa méditation, et habituée du reste à l’immense voix du carnage, ne pensait qu’à son Jacques, à qui, tantôt, elle apprendrait l’heureuse nouvelle.

Une voix connue la tira de sa rêverie.

— Madame, disait une jeune infirmière, il s’agit cette fois d’un engagement terrible, et les premiers convois de blessés arrivent.

— Bien, j’y vais, Marie.

— C’est que le 22ème est encore à l’honneur, et il vaudrait peut-être mieux…

— Ils m’ont tué mon mari, les lâches ?

— Non, madame, mais le capitaine Thibault est brave et il se trouve parmi les premiers blessés qu’on apporte. On le dirige ici. Les chirurgiens ainsi que l’aumônier l’accompagnent.


Au même instant, la porte s’ouvrit…

Au même instant, la porte s’ouvrait, et lorsque Jeanne vit sur un brancard, celui qui était toute sa vie, ensanglanté, privé de sentiments et si pâle, elle crut qu’elle allait tomber et mourir avant lui. On lui porta secours et, lorsqu’elle revint à elle, Jacques était dans un lit, souffrant de deux affreuses blessures, l’une au côté, l’autre à la tête, cette dernière l’ayant rendu presque aveugle. Jeanne dit à l’infirmière de service qu’elle la remplacerait et que c’était son devoir à elle de soigner son cher blessé.

Cette dernière se retira après avoir informé Jeanne que les médecins avaient défendu au capitaine Jacques, de bouger ou de parler, à cause de la très grave opération qu’il devait subir le lendemain.

Après quelques instants de silence, Jacques, qui avait entendu le bref dialogue à voix presque basse et qui avait compris qu’il se trouvait seul avec sa femme, appela doucement celle-ci à son chevet :

« — Non, il ne faut pas m’empêcher de parler, dit-il. Cette fois, ma bien-aimée, j’ai mon compte. Dans quelques instants, ce sera fini, je le sens. Seulement, comme je ne puis te voir, mets ta main dans la mienne, afin que sa tendre pression me dise le suprême adieu. Écoute ce que j’ai à te dire, sois forte et hâtons-nous. »

Des larmes brûlantes sillonnaient les joues de Jeanne qui insistait cependant pour que son mari écoutât les médecins.

« — Non, reprit celui-ci, demain, je serai mort pour la France et pour la grande cause. C’est à Courcelette que nous venons d’attaquer qu’ils m’ont ainsi équipés, les brigands ! Pense donc, un ordre d’attaquer en plein jour, dans une lutte corps à corps… Ah ! on savait bien qu’on avait affaire à des Canadiens-Français, et que nos gas ne reculeraient pas devant la témérité du coup. J’ai ordonné à mes hommes de vider leur gourde, et c’est en fredonnant des refrains de chez nous, même en sacrant un brin contre ces cochons de Prussiens, que nous sommes allés au-devant de la mort. Dès que nous eûmes franchi le parapet, ça chauffait en diable, mais j’ai confiance que Courcelette nous appartient déjà… Moi, je n’ai pas eu de chance, une grenade boche m’a ainsi équipé… Qu’est-ce que tu veux, il faut bien qu’il en meure… »

Jacques avait trop parlé ; il eut une brève syncope. Jeanne le ranima et lui ordonna de se taire cette fois. Puis, afin de l’empêcher de recommencer tout effort fatal, elle parla à son tour, doucement, tendrement. Et sa voix arrivait comme une caresse bienfaisante aux oreilles de Jacques, lointaine, mais si consolante.

Elle lui disait comme aux enfants, que s’il était bien sage, il guérirait, et qu’alors, ayant fait plus que son devoir pour sa patrie, ils s’en iraient tous les deux, — pourquoi pas tous les trois — et la main de Jacques pressa celle de Jeanne en apprenant qu’il serait père dans quelques mois — ils s’en iraient tous les deux au pays, là-bas.

Puis elle lui expliqua comment tous les deux, ils sauraient apprendre à lire au rejeton, né de la guerre, dans le même A.B.C. à images qui avait servi à son pauvre frère Paul, maintenant aux mains des ennemis. Ah ! comme il serait content là-haut, le pauvre grand-père qui l’avait payé si cher, ce cadeau à son fils. Puis elle lui dit encore mille autres choses, joignant les mots d’amour les plus éloquents aux rêves d’avenir. Sa voix était comme une musique ardente, passionnée, vibrante.


☆ ☆ ☆


Or, comme le soir tombait et que le bruit de la mitraille ne faiblissait pas encore, Jacques eut une crise de fièvre aiguë, et dans son délire, il criait : « C’est nous, ceux de Québec, ceux qu’on traite de lâches parce qu’on ne sait pas ! Nous ne craignons pas les balles et les obus ! C’est nous dont on réclame les poitrines et la vaillance lorsqu’il s’agit d’une victoire à disputer avec du sang. C’est nous les Canadiens-Français, nous voici ! En avant ! sus au Boche ! tue, tue, sans pitié !… C’est pour sauver le monde… Vive la France ! Jeanne, tout mon amour vers toi… Tu apprendras à mon fils à aimer la France… Crie avec moi : « Vive la Liberté et vive la Fran…… »

À ce moment une formidable détonation se produisit et l’hôpital de première ligne s’écroula, entraînant dans les décombres, tous les êtres humains qu’il contenait.

Le Boche, une fois de plus, n’avait pas respecté le drapeau de la Croix-Rouge, et l’un de ses aviateurs avait trouvé extrêmement héroïque le geste qui tuait des blessés et des mourants, avec les nobles femmes qui les soignaient.


☆ ☆ ☆


Après toute une nuit de fouilles angoissantes parmi les cris et les plaintes des agonisants, on retrouvait dans une espèce d’appentis ménagé par hasard sous les monceaux de débris, le cadavre du capitaine Jacques Thibault. Une jeune femme, couverte de plâtre et de poussière, mais ne paraissant pas autrement blessée, assise dans ce désordre, tenait dans ses bras la tête du héros, faisant mine de le bercer et chantait sur un ton de mélopée navrante :


« B-a, ba ; B-o, bo ; D-o, do,
Fais dodo, mon cher trésor.
C’est dans le bel ABC,
Tout agrémenté d’images,
Cadeau suprême d’un pendu,
Qu’on apprendra à lire bientôt.
D-o, do, ah ! oui, fais bien dodo.
Il faudra nous instruire,
Mon bon ami Pierrot,
À la claire fontaine,
Afin de laver plus tard
La tare de famille,
Et de pouvoir écrire
Que le capitaine Jacques Thibault
Est tombé en héros
En criant : « Vive la France !
B-a, ba ; D-o, do,
Mon fils, fait bien do-do. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et docilement, la pauvre folle se laissa tirer des ruines parce qu’on lui promettait d’ailler coucher son « grand enfant » sur un beau lit tout blanc, où il dormirait longtemps, longtemps, dans la gloire, la délivrance…