Police Journal Enr (Inspecteur Durand No 4p. 13-17).

III

CAUCHEMAR


Le téléphone sonna et l’Inspecteur parla quelques minutes avec le Directeur de la Sûreté.

— Tu ne peux deviner ce dont il s’agit, Émile, dit-il à son ami après avoir raccroché…

— Je sais que tu parlais au Chef et que tu attends maintenant quelqu’un ici. J’espère que cela ne nous dérangera pas dans notre travail.

— Sois sans crainte, le type que j’attends, c’est Omer Frigon, le frère d’Arsène.

— J’ai cru comprendre qu’il était devenu fou…

— On l’a en effet ramassé sur la rue, où il courait, les yeux hagards, en proférant des paroles inintelligibles.

— On ne sait pas quoi ?

— Il s’en vient avec le sergent Pellerin…

Julien Durand n’avait pas fini sa phrase qu’il entendit comme un bruit de lutte dans l’escalier.

Bientôt sa porte s’ouvrait pour donner passage au sergent Pellerin, puis à deux constables qui avaient toutes les misères au monde à maîtriser un jeune homme qui gesticulait en prononçant des paroles incohérentes.

— Vous savez de quoi il s’agit, Inspecteur ? demanda le sergent.

— Je n’ai pas beaucoup de détails. C’est un nommé Omer Frigon qui est avec vous n’est-ce pas ?

— Oui. Le frère d’un type qui s’est pendu ce matin ou la nuit dernière.

— Il restait avec son frère, si je ne me trompe.

— C’est bien ça. C’est même lui qui a découvert le cadavre du pendu ce matin.

— Il en est devenu fou, d’après ce que je vois.

— Pas tout de suite. Voici d’ailleurs les informations que nous possédons sur son cas. Il avait travaillé toute la nuit à la même usine que son frère Arsène. En revenant, il l’a trouvé pendu et a averti la police. On l’a questionné, puis le cadavre a été transporté à la Morgue.

— Omer n’a pas été détenu à la Sûreté ?

— Non, on l’y a fait descendre pour le questionner comme je vous disais tout à l’heure, puis on est venu le reconduire chez lui. D’après sa maîtresse de pension, il est sorti aussitôt après pour revenir au bout d’une heure et se mettre au lit.

— Comment sait-elle qu’il se couchait ?

— Il le lui a dit en lui recommandant de l’éveiller pour quatre heures cet après-midi. Il prétendait qu’il n’entendrait peut-être pas son cadran, vu qu’il était malade et bien fatigué.

— L’a-t-elle éveillé à 4 heures ?

— Elle a d’abord frappé à la porte de sa chambre, mais il ne répondait pas. Elle est alors entrée pour le secouer. Mais quand elle parvint enfin à le tirer de son sommeil, il s’est levé brusquement et s’est mis à crier.

— Mais ce n’est pas là que vous l’avez trouvé ?

— Non. Il est parti en courant, sans chapeau, a pris la rue et a continué à courir en criant des paroles inintelligibles.

Le sergent est alors interrompu dans son récit, par le jeune homme qui crie maintenant à tue-tête :

— Elle est là ! La voyez-vous ! Oh ! je veux m’en aller, je veux lui échapper.

Il devenait maintenant plus violent que jamais et se tortillait comme un démon dans l’eau bénite.

Il fallut même qu’Émile Tremblay prêta main-forte aux deux constables et au sergent qui était allé au secours de ses hommes.

L’Inspecteur Durand qui avait écouté les paroles de Frigon et contemplé la scène en silence, tenta de l’interrompre pour demander :

— Écoutez Frigon, de quoi avez-vous donc peur de la sorte ?

Mais l’autre ne paraissait pas entendre et continuait :

— Je la vois. Mais vous êtes donc tous aveugles. C’est épouvantable. Je crois que je vais mourir…

— Mais que voyez-vous comme ça ?

— Elle approche. Regardez, regardez…

L’Inspecteur changea alors de tactique :

— Bien sûr que je la vois Frigon, mais elle ne me fait pas peur.

— Comment vous n’avez pas peur, vous ? Oh ! comme vous êtes chanceux !

— Vous devez être un peu fatigué. C’est l’énervement qui vous fait voir des choses…

— Ce n’est pas la première fois, moi. Mais aujourd’hui elle me suit partout…

— Voulez-vous que je l’envoie… ?

— Vous ne serez pas capable…

— Je vais tirer dessus et la tuer…

Le jeune homme éclata d’un rire désespéré :

— Vous savez bien, monsieur, qu’on ne tue pas les morts.

Les policiers se regardèrent. Ils venaient de comprendre que Frigon devait penser à son frère. Il avait probablement été tellement énervé et impressionné par le spectacle qu’il avait contemplé en entrant chez lui le matin même, que le tableau macabre le hantait maintenant.

Mais Julien Durand voulait tenter encore un effort.

— C’est votre frère que vous voyez, n’est-ce pas ?

— Bien non. C’est elle. C’est toujours la même…

— Il n’y a rien à faire, il est complètement fou, dit enfin l’Inspecteur, découragé. Ramenez-le sergent.

Comme les deux constables tentaient de diriger leur homme vers la porte, celui-ci se mit à crier plus fort qu’auparavant :

— La tête de Mort ! La tête de Mort !

— Ramenez-le, ordonna l’Inspecteur.

Puis à Orner Frigon :

— Y a-t-il longtemps que vous la voyez ainsi cette tête ?

L’autre paraissait revenir à lui. Non pas qu’il ne cessait d’avoir peur, mais il semblait être plus en état de soutenir une conversation qu’auparavant.

— Elle me suit la tête de mort, depuis des nuits et des nuits.

— Comment cela a-t-il commencé ? Voulez-vous me le dire.

Julien Durand qui connaissait son affaire, parlait maintenant avec une grande douceur et cela avait l’air d’avoir un effet calmant sur le malade.

— C’est quand j’ai tombé malade…

— Y a-t-il longtemps de cela ?

Frigon parut faire un effort de mémoire, puis dit :

— Il y a quinze jours. Mon frère aussi la voyait. Ah ! comme c’est terrible.. !

— Votre frère Arsène, dites-vous ?

— Oui. Mais lui c’était bien pire. Il n’en dormait plus depuis des mois.

Émile Tremblay s’approcha de son ami pour lui dire en aparté :

— Faut-il penser que c’est pour cela qu’Arsène Frigon était si triste, ainsi que les deux autres, Benoît et Lévesque…

— Tu as quelque chose là. Mais j’y pense. Attends un peu.

Se tournant de nouveau vers le jeune Frigon, Julien Durand demanda :

— Où vous faisiez-vous traiter, lorsque vous êtes tombé malade ?

— À la clinique Palmer, comme mon frère. Nous avions une assurance conjointe pour la maladie…

— Et c’est là que vous êtes allé, n’est-ce pas ce matin, à votre retour de la Sûreté ?

— Oui. J’étais plus malade et j’ai été recevoir mon traitement. Mais je n’irai plus. Chaque fois c’est la même chose. Je préfère mourir comme mon frère. Je ne suis plus capable de vivre.

— Quelle sorte de traitement vous donne-t-on là ?

— Des piqûres qui me font dormir…

— Longtemps ?

— Pas bien longtemps, mais c’est effroyable. Dès que je m’endors, je vois la fameuse tête de Mort. Elle reste là devant moi et me parle.

— Vous rappelez-vous de quoi ?

— Pas beaucoup. Mais c’est toujours de l’usine, des canons et des parties de canon.

— Vous rappelez-vous de quelques questions ?

— Non. Je ne suis pas capable. Oh ! comme ma tête me fait mal !

Puis comme s’il avait donné un effort trop considérable, le jeune homme s’écrasa sur le plancher.

On fit venir aussitôt un médecin de la police et finalement on transporta le jeune homme à l’hôpital St-Luc, où il fut confié à un constable jour et nuit.

Dès qu’il fut de nouveau seul avec son assistant, l’Inspecteur Durand le chargea d’un message important.