Police Journal Enr (Inspecteur Durand No 4p. 8-13).

CHAPITRE II

MALADES MALCHANCEUX


Pendant l’heure du dîner, l’Inspecteur Durand appela Peggy Minto.

— Ici Julien Durand, Mlle Minto.

— Avez-vous du nouveau déjà ?

— Pas encore. Je voudrais seulement une information.

— Je suis à votre disposition. Préférez-vous que je me rende chez vous ?

— Non pas. Dites-moi si vous travaillez à l’usine vous-même ?

— Oui. À la même usine où mon fiancé travaillait.

— Dans quel département êtes-vous ?

— Aux spécifications…

— Diable ! C’est un département important…

— Dès qu’un changement ou une amélioration est adopté sur un canon ou une partie de canon, cela me passe par les mains et je le fais savoir à qui de droit.

— Vous n’êtes pas par hasard abonnée à la Clinique Palmer ?

— Oui. J’ai commencé à payer en même temps qu’Arsène.

— Vous n’avez pas de maladie dans le moment…

— Vous voudriez que je me fasse traiter là, je suppose ?

— Oui.

— Eh bien ! je vais m’en trouver une maladie. Disons par exemple que je ne digère pas bien…

— Parfait. Allez là ce soir même si vous le pouvez et venez ensuite m’en parler. Soyez prudente…

— Avez-vous des doutes sur la clinique ?

— Je ne puis vous dire encore. Mais veuillez m’apporter les renseignements demandés aussitôt que possible.

— Je vous verrai immédiatement après le souper, ai vous voulez.

— C’est ça. Je vous attendrai.

***

Émile Tremblay arrivait bientôt pour faire son rapport.

— J’ai vu le surintendant d’Arsène Frigon, dit-il d’abord.

— As-tu pu le faire parler ?

— Facilement. Il te connaît et est prêt à coopérer avec nous.

— Très bien ça.

— À venir jusqu’à un mois, il était très satisfait du jeune ingénieur. Il l’avait même recommandé pour lui succéder en cas de changement.

— Après… ?

— Il y a un mois, Frigon est tombé malade et a suivi des traitements à la clinique Palmer, comme tu sais. À partir de sa première visite à la clinique, il n’était plus le même. Plus d’application à son ouvrage. Il faisait même des erreurs.

— Très étrange.

— C’est de ce moment aussi que date le coulage dans ce département si important. Le surintendant lui-même a beaucoup de peine à soupçonner Frigon, mais il dit qu’il est absolument impossible qu’un autre que lui ait commis les indiscrétions.

— Buvait-il ?

— Pratiquement pas. Il travaillait quelques soirs par semaines et les autres, il les passait en compagnie de Peggy. Et je sais que c’est une jeune fille rangée. D’ailleurs comme tu sais, ils songeaient à se marier bientôt.

— Le point d’interrogation est donc toujours là.

— J’ai trouvé deux autres employés qui se font actuellement traiter à la clinique Palmer.

— Qui ?

— Rosario Benoît et Roland Lévesque.

— Parlons du premier d’abord.

— C’était un dessinateur…

— Pourquoi dis-tu : c’était ?

— Parce qu’il est mort ce matin. Mais laisse-moi commencer par le commencement. C’était un expert dans le dessin des pièces du récupérateur du canon de 25 livres.

— De quoi souffrait-il ?

— De la vue. Il est allé à la clinique pour un examen d’abord. On a commencé à le traiter, mais ça n’allait pas bien. Il a aussitôt abandonné son travail et restait à la maison pendant le traitement.

— Sais-tu en quoi il consistait ?

— Je n’ai pas de précisions, mais je sais qu’on lui faisait des injections dans les bras. Au bout de quelques jours, il devint taciturne et malcommode.

— A-t-il été traité pendant longtemps ?

— À peine trois semaines.

— Ses yeux prenaient-ils du mieux ?

— Au contraire, il ne voyait presque plus clair. Ce doit être pour cela qu’il s’est suicidé.

— Pas pendu toujours ?

— Non. Pendant l’absence de sa femme ce matin, il s’est tiré une balle dans la tête.

— Et tu es certain qu’il s’agit bien d’un suicide ?

— C’est le verdict du coroner et j’ai aussi eu l’opinion des constables qui ont fait les constatations d’usage.

— As-tu été plus chanceux avec Lévesque ?

— Celui-là du moins vit encore.

— Où est-il dans le moment ?

— À l’usine.

— Pourquoi a-t-il été traité ?

— Il l’est encore d’ailleurs. C’est pour une affection au cœur.

— Quel est son emploi ?

— Il est inspecteur pour le canon de 25 livres.

— A-t-il un bon moral celui-là au moins ?

— Pas meilleur que celui des autres.

— Tu ne trouves pas cela étrange, toi, ce changement qui s’opère chez les patients de la clinique aussitôt qu’ils commencent à se faire traiter ?

— Je suis d’accord avec toi. Mais tu pourras constater par toi-même, car Lévesque doit venir ici un peu après 5.30 hrs cet après-midi.

Julien Durand réfléchit pendant quelques minutes, puis demanda à son ami Tremblay de faire l’impossible pour faire venir immédiatement ce Lévesque.

Pendant l’absence de son assistant, il ne cessait de penser à une idée qui lui était venue en entendant l’histoire de Rosario Benoît.

S’agissait-il réellement d’un suicide ?

N’était-ce pas plutôt la répétition du cas de Frigon ?

D’un autre côté si Benoît, qui était un excellent dessinateur, était sur le point de perdre la vue, il aurait bien pu se décourager et ne plus vouloir vivre.

L’entrevue avec Roland Lévesque jetterait probablement de la lumière là-dessus.

***

Un auto s’arrêta bientôt devant la résidence de l’inspecteur Durand.

— Voici mes hommes, se dit-il en lui-même. Cela n’a pas été bien long.

Mais Émile Tremblay entra seul avec un air consterné.

Tout de suite Julien Durand pressentit un contretemps.

— Mais où est ton homme ? demanda-t-il anxieusement à son assistant aussitôt qu’il pénétra dans la pièce.

— Disparu…

— Mais depuis quand ? Tu en avais entendu parler cet avant-midi même ?

— Bien mieux que cela, je lui ai parlé au téléphone en sortant d’ici.

— Raconte alors.

— Ce n’est pas compliqué. Comme je te le disais, je l’ai appelé pour lui demander s’il serait capable de se rendre ici, cet après-midi même.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Il se faisait un plaisir de venir te rencontrer. Il a entendu parler de toi… Au fait tu deviens formidablement populaire à Montréal.

— Passons là-dessus.

— Il m’a donc dit qu’il m’attendait. De me rendre au Poste de Police de l’usine même, qu’il me rejoindrait là dans quelques minutes.

— L’as-tu vu au moins… ?

— Non. J’ai attendu là pendant quelque temps, puis j’ai rappelé. On m’a répondu à son bureau qu’il était parti pour la ville depuis assez longtemps.

— Mais tu ne l’as pas vu passer ?

— Le plus étrange, c’est qu’il n’est sorti par aucune des barrières de la clôture qui entoure le plan.

— Ne me dis pas qu’il s’est évaporé ?

— J’ai vu le Chef des constables de l’usine. Nous avons cherché partout et il nous fut impossible de trouver Lévesque.

— Il ne manquait plus que cela.

— Tout le monde est en émoi là-bas.

— À l’heure actuelle, il est fort possible que nous ne puissions plus jamais parler à ton homme.

— Tu crois qu’il est mort ? Mais dans l’usine même, je trouve cela un peu fort.

— À quelle heure es-tu parti d’ici tout à l’heure ?

— Il devait être à peu près deux heures de l’après-midi.

— Tu as donc été absent une heure et demie ?

— C’est ça. Pourquoi.

— Je vais appeler à l’usine et le trouver ton type. Mais je ne pense pas qu’il soit alors vivant.

Julien Durand se mit en communication avec le Chef des constables de l’usine et après s’être identifié demanda :

— Est-il indiscret, Chef, de vous demander si vous tenez un record des camions ou voitures qui entrent et sortent de l’usine ?

— Pas du tout. Nous faisons exactement ce que vous dites.

— Alors veuillez me dire si, en outre des camions de votre compagnie, il en est entré d’autres entre deux et trois heures cet après-midi même.

— Gardez la ligne un moment. Je vous réponds tout de suite… Il n’y en a eu qu’un.

— D’où venait-il ?

— C’était une erreur…

— Que voulez-vous dire ?

— Il s’agissait d’un camionneur privé qui se présenta avec une charge de rebus d’acier. Le chauffeur a prétendu avoir été envoyé chez nous pour faire cette livraison. Mais il est revenu à la barrière 40 minutes plus tard en disant qu’il s’était trompé d’usine.

— Cela ne vous a pas paru étrange ?

— Il arrive de temps à autres des erreurs de ce genre. Le chauffeur s’est informé dans différents départements et c’est lui-même qui a réalisé à un moment donné qu’il était dans le mauvais endroit. Il a téléphoné à son patron du Poste de Police même et c’est là qu’il a réalisé qu’il s’était adressé à la mauvaise compagnie.

— Avez-vous la description du camion, ainsi que le numéro du permis ?

— Je m’en souviens très bien, car je l’ai vu moi-même. C’est un camion Chevrolet de deux tonnes, avec dompeuse, modèle 1939 ou 40.

— Et le numéro de permis ?

— L-3331.

— Merci, Chef.

Immédiatement après, l’Inspecteur Durand se mit en communication avec les ponts qui permettent de sortir de l’Île.

Au bout de quelques minutes il apprenait que le camion en question avait traversé le Pont Victoria entre trois heures et 3.30 hrs, p.m.

Un peu plus tard on lui rapporta que le camion avait été trouvé abandonné sur la route de Laprairie.

Il demanda au constable de la circulation, qui venait de lui faire ce rapport, de vérifier si la charge de scrap était toujours là.

Elle y était et au milieu, il y avait le cadavre d’un homme, dont la description correspondait exactement avec celle de Roland Lévesque.

Encore une fois l’Inspecteur Durand avait été devancé.

Il fallait admettre maintenant qu’il ne pouvait s’agir que d’un meurtre.

Il en était probablement ainsi pour le cas de Rosario Benoît et même de Frigon.

Mais d’un autre côté quelle organisation formidable !

Aller chercher un homme jusque dans l’usine.