La ténébreuse affaire de Green-Park/12

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 199-213).

UN COUP D’AUDACE


Je comprends l’infortuné Pellisson élevant une araignée dans son cachot de la Bastille pour charmer les loisirs d’une horrible captivité.

Je n’étais pas depuis une demi-heure en prison que je m’étais moi-même découvert une araignée à apprivoiser.

Cette bestiole rétive d’abord, et absolument inaccessible, parut peu à peu vouloir s’apprivoiser. Elle souffrit ensuite que je la regardasse sous toutes ses faces, se prêta à ce que je demandai d’elle pour que je visse bien sans doute à quel genre d’araignée j’avais affaire, puis se laissa prendre enfin et si bien que je ne la lâchai plus.

Cette araignée, c’est dans un coin de mon cerveau que je l’avais découverte.

Je la sentis quelque temps confusément me trotter par la tête et je n’y prêtai pas plus d’attention qu’il convenait.

Cependant, comme elle devenait obsédante, force me fut bien d’en faire cas.

Je me livrai alors au jeu de la manipuler avec une curiosité d’instant en instant grandissante.

« Voyons, me disais-je, que signifie tout cela ? Je suis trouvé dans l’espace de deux minutes en possession de l’argent dérobé à M. Ugo Chancer… cet argent est de l’argent criminel et le policier du Pacific Club a bien fait de me mettre en état d’arrestation… Il a obéi à la consigne que j’avais donnée moi-même… Cependant, comment me suis-je trouvé avoir en main cet or coupable ? Je n’avais plus un penny vaillant et je venais d’emprunter cinq livres à M. Crawford… c’est donc de M. Crawford que je tenais les souverains marqués du signe de Hugo Chancer… Comment se faisait-il qu’il eût lui-même ces souverains ? Les avait-il gagnés au jeu ? c’était plus que certain… Donc, un des assassins de Green-Park se trouvait dans la salle et écoulait, sans se douter qu’elles fussent marquées, les pièces de M. Chancer…

La seule réponse satisfaisante, c’est M. Crawford lui-même qui pouvait me la donner.

J’avais timidement émis cette opinion devant le chef de poste mais il avait passé outre avec une indifférence qui m’avait surpris.

Je sentais, peut-être à tort, dans la façon désinvolte avec laquelle ce fonctionnaire avait agi à mon égard, une manifestation de cette jalousie sourde que vouent les officiels aux détectives amateurs.

J’aurais eu tort, évidemment, de compter sur la moindre bienveillance de la part d’un inspecteur de police.

M. Crawford n’ayant pas été appelé à s’expliquer, il me restait à découvrir avec mes propres moyens la clef de l’énigme.

Deux explications étaient également plausibles.

M. Crawford qui jouait au moment où je lui empruntai cinq livres, pouvait avoir à son insu, comme je le disais tout à l’heure, ramassé les pièces suspectes avec son gain.

Ou bien les souverains étaient auparavant la propriété de M. Crawford et alors il fallait de toute nécessité que ledit M. Crawford justifiât de leur provenance.

Je ne pouvais pas, de la prison où j’étais, établir, grâce à mon habituelle méthode inductive, par quels procédés, quelle succession d’intermédiaires, mon voisin de Broad-West se trouvait avoir dans sa poche l’argent provenant d’un vol qualifié.

Je pensai un moment à la possibilité d’un échange de monnaie consenti par le chauffeur Slang à son maître… Sans doute cela était admissible, mais je n’en aurais le cœur net qu’en me retrouvant face à face avec M. Crawford.

Le lendemain, sans nul doute, suivant la loi australienne, on me ferait subir un interrogatoire plus sérieux.

Il serait alors tout naturel que j’insistasse pour être confronté avec le millionnaire.

Cela allait de soi et faisait si peu de difficulté que j’en vins à penser qu’on me le proposerait spontanément.

Cette formalité me parut même tellement inévitable, nécessaire, inéluctable que je résolus d’éviter à tout prix une telle confrontation.

En effet, la réponse de M. Crawford serait certainement décisive.

L’affaire de Green-Park entrerait dès lors dans sa dernière phase, mais elle m’échapperait en même temps ; elle deviendrait la chose de la police.

J’en serais pour mes frais, mes calculs et mon dévouement — dévouement qui allait jusqu’à me faire dévaliser d’abord et emprisonner ensuite. D’autres recueilleraient les lauriers de cette gloire si chèrement acquise.

Et cela, je ne le voulais à aucun prix.

Il fallait que j’eusse une explication avec M. Crawford ; mais il importait que cette explication eût lieu en dehors de toute ingérence policière.

Il n’y avait à ce problème qu’une solution : la fuite.

C’est alors que je commençai à prêter quelque complaisance à la petite bête qui me trottait dans le cerveau.

Cela avait une voix menue qui me murmurait sans relâche :

— S’évader ? mais rien de plus simple… Est-il déshonorant de s’évader quand on a été emprisonné par erreur… Les barreaux ? ils ne sont jamais bien solides à la prison préventive… de simples épouvantails, tout au plus… Ce premier pas franchi, se laisser glisser en bas ? Rien… un jeu d’enfant pour un homme de sport… Ah ! ça ne serait certes pas un tour de force héroïque à la Monte-Cristo.

Mais j’entends une grosse voix couvrir ici le petit cri tentateur qui m’obsédait de plus en plus.

Cette voix est la vôtre, lecteur… Elle proteste, elle se récrie avec véhémence :

— À d’autres !… on ne s’évade pas ainsi des prisons modernes… D’abord, pour se ménager une issue, il faut des outils… Or vous n’aviez pas d’outils, monsieur… on vous avait fouillé, vous nous l’avez dit vous-même.

— Oui, cher lecteur, on m’avait fouillé… et cependant j’avais sur moi un petit attirail d’évasion.

Je ne pensais certes pas avoir jamais à me servir d’une lime pour scier les barreaux d’une geôle ni d’une corde solide pour me soustraire à la justice de mon pays.

Non, cette éventualité-là, je ne l’avais pas envisagée…

Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver dans le métier de détective.

Tout est possible ; on vient d’en avoir la preuve.

Je pouvais un jour ou l’autre être séquestré, mis au secret par des malfaiteurs, des jaloux, que sais-je ?

Et en prévision de cela j’avais toujours sur moi une de ces petites scies dont la description a été faite maintes fois : un ressort de montre finement dentelé dont les morsures sont funestes aux barreaux des fenêtres, un vrai joujou qui ne tient pas plus de place qu’un cure-dent et que je conservais toujours avec une petite pièce d’or, dans la doublure de mon gilet.

J’avais aussi mon grand pardessus beige dont je ne me sépare jamais, quelque temps qu’il fasse et l’on a vu les services que cet overcoat m’avait déjà rendus en me permettant, grâce à sa doublure, de me livrer aux plus rapides transformations.

Cette doublure avait aussi un autre avantage : elle recélait, outre quelques menus objets que je tenais à sauver des curiosités indiscrètes, une longue corde de soie aussi solide qu’un câble, grâce à la qualité de la soie employée et au procédé de tissage.

Cette corde, à peine grosse comme un chalumeau d’avoine, et que je pouvais grossir en la doublant ou en la triplant, faisait plusieurs fois le tour de mon pardessus dans la couture des bords inférieurs où l’épaisseur normale du vêtement rendait sa présence invisible.

Il faut être prévoyant quand on est détective et l’on voit que j’avais plus d’un tour dans mon sac… ou plutôt dans mon pardessus.

L’électricité brilla tout à coup au plafond de ma cellule qui était des mieux aménagées. Outre la lumière électrique, elle comportait un lavabo complet avec jet d’eau froide et d’eau chaude, une table à écrire pourvue d’un menu matériel de bureau, deux sièges dont un fauteuil en bambou et une crédence où voisinaient, avec des commentaires de la Bible, quelques livres de voyage et d’histoire.

Le lit, très simple, monté sur un sommier métallique avait cet aspect d’élégance sobre que donnent l’extrême propreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu.

C’était en réalité un « home » confortable où il faisait bon vivre et je compris fort bien que de pauvres diables préférassent cette hospitalité à l’abri précaire des garnis borgnes et des logis de rencontre.

Le repas qu’on me servit était fort mangeable et le gardien-chef de la prison me fit même l’honneur de venir me tenir compagnie pendant que j’étais à table.

C’était un gros homme, au crâne piriforme, aux yeux rieurs et au nez rouge et pointu comme un piment.

— Vous savez, me dit-il, la lourde prévention qui pèse sur vous ?

— Je sais, monsieur… répondis-je en m’excusant de poursuivre la dégustation d’un haricot de mouton dont je lui fis compliment.

— Votre affaire est très grave… Je n’ai pas à vous interroger… mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est de fournir sans réticences tous les détails possibles sur votre complicité dans le crime de Green-Park. Vous avez été écroué ici sous un faux nom, hein ?

— Pourquoi aurais-je donné un faux nom, monsieur ?

— Ah ! ah ! ah ! mais pour égarer la justice, parbleu !

Je haussai les épaules.

Le gardien-chef me regarda curieusement :

— Vous paraissez avoir reçu une certaine éducation… c’est regrettable… oui, très regrettable… Allons, avouez-le, c’est la noce, n’est-ce pas, qui vous a conduit là ? Ah ! ah ! ah ! Enfin la nuit porte conseil… pensez à ce que je vous ai dit…

Je remerciai le brave gardien et très ostensiblement je fis mine de me coucher.

Le bonhomme me souhaita le bonsoir ; je lui rendis ses souhaits et il me laissa seul.

Neuf heures sonnaient à ce moment à l’horloge de Wellington Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon des plus harmonieux.

Bien que très calme de nature et aussi par profession, j’étais, on le conçoit, d’une impatience fébrile.

Je n’osais pourtant mettre mon projet à exécution avant que les derniers bruits se fussent éteints dans la prison.

Il convenait d’agir avec prudence.

Je montai sur une chaise et jetai un coup d’œil par la fenêtre.

Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi obscure ; c’étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur service de nuit.

De temps à autre, j’entendais de longs appels, un grand bruit de verrous et par-dessus tout cela le ronflement sourd et régulier de la machine à vapeur qui distribue l’électricité dans la prison modèle de Wellington-Gaol.

Enfin, vers onze heures, les couloirs et les fenêtres des cellules parurent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de tout à l’heure.

— Allons ! à l’œuvre… me dis-je.

J’atteignis au toucher la petite scie roulée en spirale et dissimulée dans mon gilet, puis j’ouvris la fenêtre avec précaution.

C’était une sorte de baie cintrée de moyenne ouverture qui présentait deux barreaux verticaux espacés l’un de l’autre de vingt centimètres environ.

Comme je suis très mince, il me suffisait d’enlever un seul barreau.

Je me mis donc au travail.

Les dents imperceptibles de ma scie faisaient merveille. Je les sentais mordre âprement le fer et c’est à peine si l’on entendait un léger crissement.

Tout en activant ma besogne, je mesurais de l’œil la hauteur à laquelle je me trouvais. Rien d’une évasion romanesque du haut d’un donjon, en effet !… car ma cellule était au premier étage du bâtiment. N’eussent été le risque de faire une chute sur quelque obstacle invisible et la crainte du bruit que produirait inévitablement la rencontre de mes bottines avec le sol, j’aurais pu sauter simplement sans avoir recours à ma corde.

Le barreau céda enfin.

D’une violente poussée, je l’écartai au dehors pour y glisser ma modeste corpulence. Cela fait, je revins à mon lit, y pris mon overcoat, et d’un coup de dent, je pratiquai dans la doublure un tout petit trou par lequel je pinçai du bout des doigts la corde enroulée à l’intérieur.

Cette corde extraite de sa cachette, je la triplai, non pour lui donner plus de force, car elle était, comme je l’ai dit, d’une solidité à toute épreuve, mais de façon à pouvoir la serrer avec mes mains, puis j’en fixai une extrémité au barreau demeuré intact.

Tout était prêt…

J’écoutai encore pendant quelques minutes, puis j’endossai mon inséparable overcoat, enfonçai mon chapeau jusqu’aux oreilles et enjambai l’appui de la petite fenêtre.

En trois flexions de bras, j’avais atteint le sol où j’atterris sans faire plus de bruit qu’un oiseau se posant sur une branche.

J’éprouvai, je l’avoue, une réelle satisfaction à me sentir à l’air libre, quelque chose comme la joie du collégien partant en vacances ou du militaire qui vient d’être libéré.

— Aïe ! je m’étais réjoui trop tôt !

J’étais dehors, sans doute, mais dans la cour… c’est-à-dire encore entre les murs de la prison.

Il me restait à franchir le pas le plus redoutable la grande porte… et le cerbère qui la gardait ne manquerait certainement pas de s’étonner en me voyant surgir des ténèbres. Il fallait payer d’audace jusqu’au bout.

Je me dirigeai donc, d’un pas assuré et en faisant sonner le talon, vers la voûte sous laquelle s’ouvrait la loge du concierge.

Devant moi la lourde porte dressait ses vantaux ferrés et rébarbatifs.

Au delà c’était la liberté !

Ma foi, tant pis ! je jouai mon va-tout et, me ruant sur le guichet, je l’ébranlai d’un coup de poing formidable.

— Holà ! criai-je… holà door-keeper! (portier) awake!… awake!… (Réveillez-vous).

Il se fit un mouvement à l’intérieur de la loge… j’eus une seconde de véritable angoisse…

— M’entends-tu, brute, repris-je en haussant le ton… Lève-toi et vivement !

Une porte s’entre-bâilla et je vis apparaître à la lueur du falot qui éclairait la voûte, une figure d’homme mal éveillée enfouie dans une barbe à la Robinson.

Je ne laissai pas le temps au brave portier d’ouvrir la bouche :

— Cours vite chercher un cab, enjoignis-je, une voiture quelconque à deux places… Monsieur le directeur me suit…

L’homme me regarda en clignant des yeux, comme un hibou surpris par l’aurore :

— Ah ! c’est vous, monsieur Nash ? dit-il enfin.

— Bien sûr… tu ne me reconnais donc pas ? Allons, dépêche-toi… nous venons de recevoir un coup de téléphone… il faut que nous allions immédiatement chez le chief-inspector…

Le porter balbutia, me sembla-t-il, quelques excuses, puis, ne prenant que le temps de s’envelopper d’une grande capote, il sortit, fit jouer les ferrures sonores de la grande porte, l’ouvrit mais se plaça devant moi pour me barrer le passage.

— Eh bien… et ce cab ? répétai-je d’un ton furieux.

— J’irai le chercher quand Monsieur le Directeur sera là… Vous savez bien, monsieur Nash, qu’il ne veut pas que l’on sorte, passé dix heures…

— C’est vrai, dis-je en m’approchant sournoisement.

Et d’un swing vigoureusement appliqué, j’envoyai le malheureux door-keeper rouler sous la voûte.

Inutile de dire que lorsqu’il se releva j’étais déjà loin.

Cette fois j’avais été bien servi par le hasard, puisque je ressemblais, paraît-il, à un certain M. Nash qui devait être quelque fonctionnaire important de Wellington-Gaol.

Et, de fait, j’eus plus tard l’occasion de constater qu’entre M. Nash et moi on pouvait parfaitement se méprendre.

Ainsi, sans m’en douter, j’avais un sosie dans une prison… un bon sosie, un sosie providentiel à qui je dois aujourd’hui d’avoir pu m’illustrer dans l’affaire de Green-Park.

Un quart d’heure après, étendu sur la banquette d’un confortable wagon de première classe, je roulais vers Broad-West.