La ténébreuse affaire de Green-Park/11

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 187-195).

L’ÉTOILE À SIX BRANCHES


Sans en rien laisser paraître, je dévisageais, tout en ayant l’air de suivre la partie, les joueurs réunis autour de moi, et mon attention fut tout à coup éveillée par un individu à l’allure assez gauche qui rôdait près des tables. Cette préoccupation me retint-elle trop ? La fortune tourna-t-elle ?

Toujours est-il que je me mis à perdre.

Dès lors, entraîné sur la pente, je perdis ce que je voulus.

Tout mon gain y passa et aussi ce qui me restait de monnaie disponible.

Je voulus me retirer de peur d’être tenté d’attaquer ma réserve de banknotes, mais je m’étais sottement engagé au delà de ce que j’avais devant moi, et je dus donc, bon gré mal gré, avoir recours à mon portefeuille.

Je mis la main dans la poche intérieure de mon veston est soudain j’eus peine à réprimer un cri :

Mon portefeuille avait disparu !

Je me tâtai, fouillai mes autres poches…

Rien !

J’étais volé !

Cette petite fantaisie me coûtait cinquante livres… mon revenu d’un mois…

Il fallait cependant que je fisse figure.

Je me souvins alors de l’offre obligeante de M. Crawford et m’approchant du millionnaire, je lui exposai mon cas à voix basse.

M. Crawford gagnait maintenant… ma mésaventure ne lui parut mériter qu’une médiocre attention.

— Qu’à cela ne tienne, dit-il sans lever les yeux… Combien vous faut-il ?

— Cinq livres… ce sera suffisant.

Et le regard toujours fixé sur la roulette, le millionnaire prit à côté de lui, sur le tapis, cinq souverains qu’il me glissa discrètement dans la main.

Je remerciai mon obligeant ami, puis je revins à ma place et jetai les cinq livres sur la table.

À ce moment, je vis le louche individu que j’avais déjà remarqué se pencher sur mes pièces d’or, en prendre une entre ses doigts avec un sans-gêne qui m’exaspéra, puis la reposer en souriant d’un air stupide.

— C’est quelque fou, pensai-je… un fétichiste qui consulte le millésime de mes souverains.

— Laissiez donc cela… lui dis-je.

Il me regarda effrontément et prit deux souverains après avoir fait un signe au croupier.

— C’est à vous, ces pièces d’or ? demanda-t-il.

— Oui, répondis-je… ce n’est pas à vous, je suppose ?

L’inconnu s’avança vers moi et me dit à voix basse :

— Veuillez me suivre.

Et comme je protestais, il tira de sa poche une carte orange que je connaissais bien.

Cet homme était un inspecteur de la police secrète !

Si le lecteur manifeste ici quelque étonnement, qu’il sache bien que ma stupéfaction ne le céda en rien à la sienne, quelle qu’elle soit.

Arrêté, moi Allan Dickson, détective ! arrêté dans l’exercice de mes fonctions ! arrêté par une sorte de confrère d’ordre inférieur, alors que j’étais venu en cet endroit précisément pour m’assurer de sa présence, et par comble d’ironie, au moment où je venais d’être volé par un habile pick-pocket !

Je ne sais ce qui l’emportait à ce moment, dans mon âme tumultueuse, de la surprise ou de l’indignation !

Ceci ou cela me laissa quelques minutes sans réplique, dans l’impossibilité absolue de formuler une protestation.

Je me suis rarement vu dans un état d’ahurissement aussi complet.

Heureusement, les impressions les plus violentes sont chez moi de courte durée.

Sous les regards étonnés des joueurs, j’avais suivi l’agent hors de la salle sans dire le moindre mot, mais une fois dehors, je recouvrai toute ma présence d’esprit.

Regardant alors dans le blanc des yeux le représentant de la force publique, je lui dis d’une voix sifflante :

— M’expliquerez-vous, monsieur, ce que signifie cette comédie ?

— Je n’ai rien à vous dire, monsieur.

— Je suis Allan Dickson… insistai-je… veuillez voir vous-même…

— Je n’ai rien à voir… vous vous expliquerez au poste.

Tous les efforts que je fis pour arracher à cet obscur suppôt de police un semblant d’explication furent absolument inutiles.

L’agent appela un policeman et nous montâmes tous trois dans un cab qui partit à vive allure.

En dix minutes, nous fûmes rendus au commissariat où le chef de poste, montrant un empressement dont je fus intérieurement très flatté, se trouva aussitôt en disposition de procéder à mon interrogatoire.

C’est ici que ma surprise devint de l’ébahissement, mon ébahissement de la stupeur !

J’étais le jouet d’un enchaînement de faits dont l’ordre logique échappait absolument à ma méthode, et les premiers mots du chef de poste me laissèrent béant :

— C’est vous, Alsop, dit-il à l’agent en civil, qui étiez de service au Pacific Club ?

— Oui, chef.

— C’est là que vous avez arrêté cet individu ?

— Oui, chef.

— Dans quelles circonstances ?

— J’ai suivi point par point la consigne qui m’avait été donnée… Monsieur jouait à la roulette… ses allures étranges ont attiré mon attention… il avait l’air de se méfier de quelque chose et regardait sans cesse autour de lui… Je l’ai surveillé et pris sur le fait…

— Que faisait-il ?

— Il venait de jeter sur la table de jeu cinq souverains…

— La déclaration de l’agent est-elle exacte ? demanda le fonctionnaire.

— Absolument exacte, répondis-je, ne comprenant pas encore de quel délit j’étais accusé.

— C’est bien… Continuez, Alsop.

— Monsieur avait donc jeté sur la table cinq souverains… J’en vérifiai l’effigie, suivant les instructions que j’avais reçues… Deux étaient tournés du côté face et portaient très nettement l’étoile à six branches à la section du cou de la Reine…

Je ne savais si je devais m’indigner ou éclater de rire… Le comique d’un homme arrêté d’après ses propres indications était vraiment irrésistible, encore que je fusse victime du quiproquo le plus fantastique.

J’essayai de mettre un peu de lumière dans ces ténèbres.

C’était vouloir tenter l’impossible !

Le chef ne m’écoutait pas ; il fouillait dans ses dossiers.

De son côté, l’agent qui m’avait arrêté tirait deux souverains de sa poche et les faisait sonner sur le bureau.

— Voici, dit-il avec un fin sourire, les pièces que j’ai saisies…

Le chef examina attentivement les souverains, puis il me les soumit :

— Vous reconnaissez que vous avez été en possession de ces pièces ? demanda-t-il.

— Je ne sais, répondis-je… mais du moment que votre agent l’affirme…

— Eh bien ! ces pièces proviennent tout simplement d’un vol avec effraction accompagné d’assassinat sur la personne de M. Ugo Chancer, de Green-Park… Qu’avez-vous à répondre ?

— Que je n’y comprends absolument rien… Cependant, on pourrait utilement invoquer le témoignage de M. Crawford, le millionnaire, de Broad-West de qui je tiens ces souverains… Lui seul en indiquerait certainement la provenance… mais je puis d’ores et déjà vous donner mon opinion…

— Nous n’avons que faire de votre opinion, répondit le chef d’un ton sec… Vous prétendez être le détective Allan Dickson ?

— Cela, oui…

— Vous persistez à l’affirmer ?

— Je persiste.

— C’est bien… Vous êtes un gaillard audacieux, mais vous ne vous tirerez pas de là facilement…

— C’est ce que nous verrons.

Le policier appuya sur un timbre et deux policemen parurent.

— Conduisez cet homme à Wellington-Gaol, leur dit-il…

Je suis fataliste et je crois que les événements s’enchaînent suivant un ordre rigoureusement mathématique. Ils ne nous apparaissent pas toujours logiques, mais ils ont évidemment une raison d’être. S’il nous est permis d’employer notre sagacité à en découvrir le premier chaînon, en revanche, il serait absurde de vouloir nous opposer à leur développement naturel.

C’est pourquoi je me résignai.

Je me prêtai de bonne grâce à la formalité de la fouille, me laissai docilement passer les hand-cuffs et montai dans un affreux fourgon grillagé en cédant courtoisement le pas, en gentleman correct, aux deux policemen qui m’accompagnaient.

Un quart d’heure après, j’étais jeté dans une cellule de la prison de Wellington-Gaol, comme le dernier des vagabonds ramassé sur le port de Melbourne ou dans quelque boarding interlope de Footscray street.