La ténébreuse affaire de Green-Park/13

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 217-229).

L’ALIBI


Mon intention formelle était d’aller sur l’heure trouver M. Crawford et d’éclaircir, sans plus tarder, le mystère des pièces d’or.

Je savais que je le rencontrerais sûrement chez lui, puisqu’il ne découchait jamais.

D’autre part, il était urgent que cette question fût tirée au clair… Mon évasion n’avait pas d’autre but et je devais me constituer prisonnier, dès le réveil, afin de ne pas aggraver mon cas.

Il y allait de la réussite de l’affaire, du moins en ce qui me concernait.

En revanche, réveiller un homme fort jaloux de son repos à une heure du matin, c’était une façon de procéder un peu sans gêne.

J’aurais hésité en toute autre circonstance à commettre une semblable incorrection, ou plutôt je n’eusse même pas envisagé l’éventualité d’une telle tentative.

Mais le moment était grave… et puis, somme toute, plus je me représentais la conduite de M. Crawford, plus je la trouvais de nature à excuser ma façon d’agir.

— Comment ! cet homme m’avait vu appréhender à ses côtés et n’avait même pas eu un geste en ma faveur !

Il était peut-être le premier à ignorer qu’il fût la cause indirecte de ma mésaventure… soit ; mais au moins on s’informe… on ne laisse pas comme cela « coffrer » ses amis.

Le jeu le passionnait-il par trop ?

Ou bien lui, qui, deux minutes auparavant, m’ouvrait si généreusement sa bourse, avait-il été subitement désillusionné sur mon compte au point de ne vouloir plus paraître avoir quelque chose de commun avec moi ?

Cette lâcheté eût été assez digne du parvenu que j’avais deviné déjà en mon richissime voisin.

C’est moi l’offensé sans doute, me disais-je, moi à qui l’on a manqué d’égards… Ce M. Crawford s’est décidément conduit comme… et un mot que j’avais entendu en France me vint au bout des lèvres… comme un mufle, c’est cela… oui, comme un mufle !…

Nous entrions en gare de Broad-West.

Le train stoppa. Je sautai hors de mon compartiment et, me hâtai vers la villa Crawford tout en poursuivant mon monologue.

De toute façon, j’avais bien droit à une explication et, quelque intempestive qu’elle pût paraître, ma démarche le cédait encore en discourtoisie à l’inexplicable indifférence du millionnaire.

Arrivé devant le cottage, j’hésitai…

Un rai de lumière pâle filtrait au-dessus des rideaux à cette fenêtre du premier que je connaissais bien.

M. Crawford est là, me dis-je… c’est l’essentiel…

Quant à réveiller le personnel, bah ! la belle affaire !… Plus souvent que je prendrai des gants ! Slang d’abord, qu’il récrimine ou non, aura demain de mes nouvelles par l’intermédiaire de quelqu’un qu’il n’attend guère… et son maître à l’instant même… et sans intermédiaire encore…

À ce moment une ombre me frôla, et, à la lueur de la lune, je reconnus Frog.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Votre homme est toujours là… Faut-il passer la nuit en observation ?

— Plus que jamais, répondis-je.

— C’est bien, fit le pauvre garçon d’un air contrit.

J’allais sonner à la grille de la villa et me faire annoncer à M. Crawford, mais je réfléchis que ce serait probablement Slang qui viendrait m’ouvrir et qu’en me reconnaissant — car, cette fois, je n’avais pas d’enduit sur la figure — il serait aussitôt pris de peur et s’enfuirait comme un lièvre… Slang me connaissait, en effet, et il savait fort bien que j’étais détective ; d’ailleurs, ce n’était un mystère pour personne à Broad-West.

Il y avait bien Frog qui veillait à quelques pas de la grille, un revolver au poing, mais qui sait si malgré toute son habileté, il pourrait sinon arrêter, du moins suivre à la piste ce bandit de Slang ?

D’autre part, mon coup de sonnette ne manquerait pas de réveiller les autres domestiques : la grincheuse Betzy, le vieux cuisinier… et tout le monde serait bientôt au courant de ma visite…

Décidément, il valait mieux agir avec mystère et pénétrer dans la villa comme un vulgaire cambrioleur.

De cette façon, Slang n’aurait pas lieu de s’alarmer et, le lendemain, l’agent chargé de le mettre en état d’arrestation le trouverait à son gîte.

Il eût été stupide, en effet, de compromettre par une imprudence l’issue d’une affaire déjà passablement embrouillée.

Slang avait beau être une brute, il comprendrait fort bien qu’une visite aussi tardive faite à son maître par un homme qui s’occupait de police devait avoir quelque rapport avec l’affaire de Green-Park, et il n’attendrait sans doute pas que mon entrevue avec M. Crawford eût pris fin pour se soustraire à un interrogatoire.

Puisque je tenais le gredin dans une souricière où il semblait d’ailleurs fort tranquille, je ne devais pas éveiller ses soupçons…

Mon parti fut vite pris.

J’entrerai dans la villa par escalade.

Revenant alors auprès de Frog, je lui dis à voix basse :

— Écoute-moi bien… J’ai affaire dans cette maison, mais il faut que j’y entre sans qu’on m’aperçoive… Je vais escalader ce mur qui n’est d’ailleurs pas très élevé… Dès que j’aurai mis le pied dans le parc, surveille bien les fenêtres de ce petit bâtiment que tu aperçois sur la droite… c’est là que logent les domestiques… Si tu voyais une lumière briller soudain dans ce pavillon, ou si tu entendais un bruit de pas, donne aussitôt deux coups de sifflet.

— Compris, monsieur Dickson… mais si vous étiez par malheur en danger, faudrait-il aller vous porter secours ?

— Je n’ai rien à redouter… car je suis connu dans cette maison et dans le cas où je serais surpris, je trouverais toujours une raison pour expliquer ma présence… Ce que je désire avant tout, c’est que les domestiques qui font des rondes chaque nuit ne me surprennent pas dans les escaliers.

— J’aurai l’œil, soyez tranquille, répondit Frog.

— As-tu un couteau ?

— Voici, monsieur Dickson.

— Bien, merci.

Je me dirigeai alors vers un endroit où le mur n’avait pas plus de deux mètres de haut, m’enlevai à la force des poignets, fis un rétablissement par principe et me laissai glisser doucement dans le parc.

Arrivé devant la petite porte par laquelle j’étais déjà passé avec Slang et qui donnait sur le vestibule, je m’apprêtais déjà à en forcer la serrure avec la pointe du couteau de Frog, quand je m’aperçus que cette porte n’était pas fermée.

Je tournai sans bruit le bouton et me trouvai au pied de l’escalier en pitchpin qui conduisait à la galerie du premier étage où j’avais été présenté à Betzy.

Je montai sans bruit.

Une sorte de réverbération mourante s’étendait en plein milieu du couloir ; j’atteignis cette lueur et reconnus la grande glace sans tain (l’observatoire) devant laquelle je m’arrêtai.

La chambre m’apparut alors baignée de la lumière incertaine d’une veilleuse.

Je distinguai le lit, la blancheur des draps… et dans le lit, M. Crawford reposant le plus tranquillement du monde.

— Riche nature, pensai-je… Cet homme élève le culte de son repos à la hauteur d’un sacerdoce.

Je frappai deux petits coups discrets sur le verre.

Le dormeur ne sourcilla pas.

— Je suis bien bon, dis-je, d’user de telles précautions… C’est une souche !

Et je réitérai un double appel… à coups de poing, cette fois…

Rien !

— Simulerait-il ? me demandai-je… ou serait-ce une manière d’éviter une explication embarrassante ?

J’avisai la porte placée à deux pas de la glace et fis la réflexion que le bois est plus sonore et moins fragile que le verre.

Je me mis donc à tambouriner contre le panneau sans aucun ménagement, puis je revins à « l’observatoire ».

M. Crawford n’avait pas bougé.

Alors, j’ébranlai la porte et joignant ma voix au bruit des vantaux entre-choqués ;

— Monsieur Crawford !… Monsieur Crawford !… mille pardons ! m’écriai-je. J’ai deux mots à vous dire et je vous jure, by God! que je ne sortirai pas d’ici sans vous les avoir dits…

Autant essayer d’émouvoir une borne !…

L’impassibilité de ce visage reposant toujours à la même place sur l’oreiller était telle qu’elle m’impressionna :

— Ah çà ! me dis-je… serait-il mort ? Tout ce qui m’arrive depuis quelques heures devient si étrange !… Ma foi, tant pis, c’est un cas de force majeure.

Et j’atteignis le lit.

Tout d’abord la pâleur anormale de la face du millionnaire m’étonna.

— Monsieur Crawford, réitérai-je… monsieur Crawford !

Alors je n’hésitai plus… d’un geste brusque j’écartai violemment draps et couvertures.

Stupéfaction !… dans le lit, à la place du corps, il n’y avait qu’un long traversin entouré d’une étoffe blanche ! ! !

Cette tête et ce buste ne tenaient à rien ! Un lambeau de chemise flasque se prolongeait jusqu’à l’endroit où aurait dû se trouver le milieu du tronc… et sous cette loque… rien… rien que de la plume !

D’un mouvement machinal, je posai ma main sur le masque livide de M. Crawford…

Ce que j’éprouvai à ce contact, je ne l’avais jamais ressenti… c’était quelque chose de frigide, sans doute, mais encore de non-vivant, d’irréel… quelque chose qui n’aurait jamais vécu !

Où je comptais rencontrer la résistance de la chair, je trouvais la légèreté d’une balle remplie de son… Ce haut de corps tronçonné cédait à la poussée du doigt, oscillait, roulait sur le parquet où il tombait en rendant le son mat d’une tête de poupée…

Je me baissai sur la chose inerte qui venait de choir et je saisis le chiffon de toile qui y était attaché.

C’était bien une tête de poupée que j’avais en main : une figure de cire à la ressemblance parfaite de M. Crawford !

Et, subitement, ce fut dans mon esprit comme si un voile se déchirait.

La conduite incompréhensible du soi-disant millionnaire, ses allures étranges, ses réticences… la présence dans ses poches de l’argent volé, les allées et venues de son automobile sur la route de Green-Park, tout s’expliquait maintenant !

Qu’était cet individu en somme ? et d’où tirait-il les ressources considérables qu’on lui attribuait ?

D’un bond instinctif, je me ruai sur le secrétaire dont je crochetai la serrure, avec la pointe du couteau de Frog.

Au premier plan, lié à la hâte, je trouvai un paquet de titres.

Ils étaient tous de la Newcastle Mining Co !

Je ne m’attardai pas à en vérifier les numéros ni à constater l’origine des autres valeurs que j’apercevais éparses ; j’ouvris fébrilement les tiroirs et puisai à même dans la monnaie d’or qui s’y trouvait répandue.

Au hasard, je ramassai quelques souverains et allai les regarder à la lueur de la veilleuse.

Chacun d’eux portait l’étoile à six branches poinçonnée à la section du cou de la Reine !

Je refermai le secrétaire, replaçai la figure de cire dans le lit et donnai un dernier coup d’œil autour de moi pour m’assurer que tout était en ordre dans la chambre.

Au moment de sortir, je remarquai, très ostensiblement installés sur une chaise basse, les vêtements de M. Crawford.

Une idée me traversa l’esprit : je retournai ces vêtements et j’en fouillai les poches.

J’y trouvai un trousseau de clefs, quelque menue monnaie, une boîte de wax vestas, des cartouches de petit calibre et, dans la poche intérieure du paletot, un portefeuille.

Ce portefeuille était le mien et j’y découvris intacte la somme qui m’avait été subtilisée pendant le trajet du Criterion au Pacific Club.

Je ne pris que la précaution de noter sur un carnet les numéros de mes banknotes, puis je les replaçai consciencieusement dans le portefeuille et glissai celui-ci dans la poche où je l’avais pris.

— Cette fois, exultai-je, je tiens la clef de l’énigme et je la tiens bien !

Voilà donc la raison de ces rondes bizarres, de cette glace par laquelle le maître exigeait que l’on constatât sa présence, chaque nuit, alors que ses occupations multiples le retenaient ailleurs ! Ah ! tout cela était bien imaginé et je doute que Sherlock Holmes ait jamais eu à instruire une affaire aussi captivante.

Là-dessus je sortis de la chambre et descendis l’escalier.

Il était temps, car un coup de sifflet de Frog m’avertissait qu’il avait aperçu quelque chose.

J’attendis quelques instants, blotti dans une touffe de fusains et je vis bientôt une lanterne qui projetait sur le sol un petit cône lumineux.

C’était Betzy qui allait faire sa ronde.

Elle prit l’escalier par lequel je venais de descendre et atteignit le fameux couloir aux cadrans enregistreurs.

J’étais déjà dans la rue.

— Et alors ? interrogea Frog.

— Tout s’est bien passé… Maintenant, mon ami, continue à faire bonne garde. Quand Bloxham vient-il te remplacer ?

— À cinq heures du matin.

— C’est bon… Tâche de ne pas t’endormir d’ici là…

— Oh ! Monsieur Dickson…

— Allons, à demain.

Good night! sir.

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Je ne m’accordai que le temps de prendre chez moi quatre heures de repos bien gagné, et, à six heures cinquante, je reprenais le train pour Melbourne.