Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 300-305).

petites-filles aussi, de celles oui seront les mères, les épouses et les sœurs de cette postérité.

Et ce sera facile. Les seuls qui en pâtiront sont les ivrognes et les buveurs invétérés de la génération actuelle. Or je suis l’un de ceux-là, et je puis affirmer avec toute l’assurance basée sur un long commerce avec John Barleycorn qu’il ne me serait pas excessivement pénible de cesser de boire le jour où personne autre ne boirait plus et où il serait impossible de se procurer de la boisson. D’autre part, l’énorme majorité des jeunes hommes se compose normalement de sujets non alcooliques ; et cette jeune génération, n’ayant jamais eu accès à l’alcool, ne s’en trouvera nullement privée. Ils ne connaîtront les bars que comme souvenirs historiques, et considéreront l’ivrognerie comme une vieille coutume analogue aux combats de taureaux et aux autodafés de sorcières.

CHAPITRE XXXIX

Conclusions

Naturellement, une autobiographie n’est complète que si elle poursuit jusqu’au dernier moment l’histoire de son héros. Mais mon histoire à moi n’est pas celle d’un ivrogne converti. Je n’ai jamais été un ivrogne, et je ne me suis pas converti.

Par hasard, voilà quelque temps, j’ai fait en voilier, autour du cap Horn, un voyage de 148 jours. Je ne m’étais pas muni d’une provision particulière d’alcool, et je m’abstins de boisson, bien que n’importe quel jour de cette longue navigation j’eusse pu en demander au capitaine. Et-je m’en abstins parce que je n’en avais pas envie. Personne autre ne buvait à bord. L’atmosphère n’était pas favorable à la boisson, et mon corps n’éprouvait aucun besoin d’alcool ; ma chimie organique n’en réclamait pas. Alors se posa dans ma conscience une question claire et simple : cette abstention est tout ce qu’il y a de plus facile, pour quoi ne pas y persévérer une fois revenu à terre ? Je pesai soigneusement le pour et le contre de ce problème. Je l’approfondis pendant cinq mois de stricte tempérance. Et j’arrivai à certaines conclusions grâce aux données de mon expérience passée.

Tout de suite, je fus convaincu que pas un homme sur dix mille, ni même sur cent mille, n’est un véritable dipsomane par suite d’une prédisposition chimique. L’ivrognerie, comme je la comprends est presque exclusivement une habitude mentale. Ce n’est pas comme le tabac, la cocaïne, la morphine ou toute autre de ces drogues pernicieuses dont la liste est si variée. Le désir d’alcool, tout particulièrement, est engendré dans l’esprit. C’est une affaire d’entraînement mental et de croissance mentale, et c’est une plante qui est cultivée dans le terrain social. Sur un million de buveurs, pas un n’a commencé à boire tout seul. Toute ivrognerie est d’origine sociable, et est accompagnée d’un millier d’implications sociales.

Il est question de l’East-End de Londres dans la conversation ou dans un livre : tout de suite, sous mes paupières, se profilent des visions de bars brillamment éclairés, et à mes oreilles résonnent les ordres des consommateurs, « deux de bitter », « trois de scotch ». S’il s’agit du Quartier Latin[1], je me trouve immédiatement dans les cabarets d’étudiants, entouré de visages joyeux et d’esprits alertes, humant des absinthes fraîches et savamment diluées ; et les voix montent et dominent avec une ardeur toute latine, pour trancher la question de Dieu, de l’art, de la démocratie et autres problèmes non moins simples de l’existence.

Dans un coup de vent sur le Rio de la Plata, nous formons le projet, si nous sommes désemparés, de nous réfugier à Buenos-Ayres, « le Paris de l’Amérique », et me voilà assailli de visions ; je me représente les salles illuminées où s’assemblent les hommes, la gaîté avec laquelle ils lèvent leurs verres pour trinquer, les chants, les applaudissements et le bourdonnement des voix joyeuses. Au cours d’un voyage dans le Nord du Pacifique, lorsque nous eûmes rencontré les alizés, nous essayâmes de décider notre capitaine, qui était mourant, à cingler vers Honolulu, et, tout en le persuadant, je me revoyais en train de boire des cocktails sous les lanais et des breuvages pétillants à Waikiki, où le ressac se précipite.

Quelqu’un parle de la façon dont on fait cuire le canard sauvage dans les restaurants de San-Francisco, et immédiatement je suis frappé par l’éclat et le bruit de tables nombreuses, et je regarde de vieux amis à travers le rebord doré d’une coupe à long pied pleine de vin du Rhin.

Et c’est ainsi que je me suis posé le problème. Je n’aimerais pas revoir tous ces beaux coins du monde autrement que dans mes précédentes visites, c’est-à-dire autrement que le verre en main. Il y a dans cette expression même une sorte de magie ; elle en dit plus long que n’importe quel assemblage de mots du dictionnaire. C’est une coutume mentale à laquelle j’ai été entraîné toute ma vie, et qui a fini par s’incorporer à ma substance. J’aime le pétillement des bons mots, les rires énormes, le retentissement des voix d’hommes qui, le verre en main, ont fermé la porte sur la grisaille du monde et se tapent la cervelle pour accélérer leur pouls, leur bonne humeur et leur folie.

Non, c’est une affaire décidée. Je continuerai à boire quand j’en trouverai l’occasion. Devant tous les livres rangés sur mes étagères, devant toutes les pensées des hommes accommodées à mon propre tempérament, j’ai pris la résolution froide et bien arrêtée de persister à faire ce qui est devenu un besoin pour moi. Je boirai donc, mais plus savamment, plus discrètement que jamais. Jamais plus je ne serai une conflagration ambulante. Jamais plus je n’invoquerai la raison pure. J’ai appris à ne pas l’évoquer.

La raison pure gît maintenant, décemment ensevelie, côte à côte avec la longue maladie. Ni l’une ni l’autre ne m’affligeront désormais. Voilà bien des années que j’ai enterré la longue maladie ; elle dort bien ; et le sommeil de la raison pure n’est pas moins profond.

Cependant, pour conclure, je puis l’avouer, j’aurais bien voulu que mes ancêtres eussent banni John Barleycorn avant mon temps. Je regrette que ce personnage ait été partout florissant dans le système social où je suis né ; sans quoi je n’aurais pas fait sa connaissance, et il m’a fallu du temps pour le juger à sa valeur.

FIN

Copyright by Louis Postif, 1924.

  1. Au cours de l’année 1902, après avoir écrit Le Peuple de l’Abîme, à Londres, Jack London en profita pour faire une brève visite aux principales villes d’Europe et s’arrêta quelque temps à Paris. (N.D.T.)