Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 295-300).

CHAPITRE XXXVIII

Les seuls remèdes


Ce qui précède est un échantillon de mes divagations crépusculaires avec la Raison pure. J’ai essayé de mon mieux de faire entrevoir en quelques minutes l’intimité d’un homme qui partage sa demeure avec John Barleycorn : mais le lecteur devra se souvenir que cet état d’esprit n’est qu’une des mille humeurs diverses de ce personnage, fantaisies dont la procession peut se dérouler pendant des heures et des jours, des semaines et des mois.

Mes mémoires alcooliques tirent à leur fin. Je puis affirmer, comme tous les soli­des buveurs, que, si je suis encore en vie sur cette planète, je dois cette chance peu méritée à ma large poitrine, à mes fortes épaules, à ma saine constitution. J’ose dire qu’une bien faible proportion de jeu­nes gens de quinze à dix-sept ans auraient pu résister aux débordements d’intempé­rance auxquels je me suis livré, précisé­ment dans cette période de formation, et qu’une faible proportion d’hommes faits, s’adonnant à l’alcool avec autant de fou­gue que je m’y suis abandonné dans ma virilité, auraient survécu pour raconter leur histoire. Je m’en suis tiré, non pas grâce à une vertu personnelle, mais parce


que je possédais un organisme extraordinairement résistant aux ravages de John Barleycorn. Et, ayant survécu, j’ai vu mourir les autres, moins fortunés, tout le

long de cette lamentable route.

CHAPITRE XXXVIII

Les seuls remèdes (Suite.)

C’est grâce à une bonne fortune sans défaillance, à une chance sans pareille, à une veine absolue, crue j’ai pu échapper aux feux de John Barleycorn. Ma vie, ma carrière, ma joie de vivre n’ont pas été détruites : il est vrai qu’elles ont été roussies. Pareilles aux rescapés d’une lutte désespérée, elles ont survécu par miracle et peuvent s’étonner devant le tableau des victimes.

Les survivants des grandes tueries d’autrefois criaient qu’il ne fallait plus de guerres. Moi je crie que nos jeunes gens ne doivent plus avoir à se battre contre le poison. Pour qu’il n’y ait plus de guerres, il faut empêcher les batailles. Pour supprimer l’ivrognerie, il faut empêcher de boire. La Chine a mis fin à l’usage général de l’opium en en interdisant la culture et l’importation. Les philosophes, les prêtres et les docteurs de la Chine auraient pu prêcher jusqu’à extinction de voix, prêcher pendant mille ans, et l’usage de la drogue aurait continué sans ralentisse ment tant qu’il était possible de s’en procurer. Les hommes sont ainsi faits, voilà tout.

Nous nous sommes appliqués, et nous avons parfaitement réussi, à ne pas laisser trainer de l’arsenic et de la strychnine ou des germes de typhoïde et de tuberculose à portée de nos enfants. Traitez John Barleycorn de la même façon. Arrêtez-le. Ne le laissez pas s’embusquer sous la protection légale des licences, pour sauter à la gorge de notre jeunesse. Ce n’est pas pour les alcooliques que je plaide, c’est pour nos jeunes gens, pour ceux qui sont stimulés par un esprit aventureux et un caractère sympathique, prédisposés à une sociabilité virile : ce sont ceux-là que notre civilisation barbare déforme en les alimentant de poison à tous les coins de rue : et c’est pour eux que j’écris, pour ces garçons sains et normaux, nés ou à naître.

C’est pour cette raison, plus que pour toute autre, et plus sincèrement que pour toute autre, que je ; suis descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, fortement éméché, et que j’ai voté pour l’égalité des suffrages. J’ai voté pour que les femmes puissent voter, sachant que les épouses et les mères de la race voteront la mort de John Barleycorn et sa relégation aux limbes de l’histoire, où sont toutes les coutumes de la sauvagerie disparue. Et, si l’on trouve que je crie comme un écorché, qu’on veuille bien se souvenir que j’ai été effectivement fort malmené et qu’il me répugne de penser que quelqu’un de nos fils ou de nos filles, à vous ou à moi, puisse être traité de la même façon.

Les femmes sont les vraies conservatrices de la race. Les hommes en sont les enfants prodigues, aventuriers et joueurs, et, en fin de compte, c’est par leurs femmes qu’ils sont sauvés. L’une des premières expériences chimiques de l’homme a été la fabrication de l’alcool et, de génération en génération, jusqu’à ce jour, l’homme a continué à fabriquer et à absorber cette drogue. Et il ne s’est pas écoulé un seul jour où les femmes n’aient déploré cette habitude de l’homme, bien qu’elles n’aient jamais eu le pouvoir de traduire leur ressentiment en action. Du jour où les femmes auront le droit de vote dans la communauté, la première chose qu’elles feront sera de fermer les bars, ce que les hommes ne feraient pas d’eux-mêmes d’ici un millier de générations : autant vaudrait s’attendre à ce que les victimes de la morphine présentent une loi pour en prohiber la vente.

Les femmes savent à quoi s’en tenir. Les habitudes alcooliques de l’homme les ont soumises à un lourd tribut de sueurs et de larmes. Toujours sur le qui-vive pour défendre la race, elles légiféreront au bénéfice des petits-fils de leurs enfants encore à naître ; et dans l’intérêt de leurs petites-filles aussi, de celles oui seront les mères, les épouses et les sœurs de cette postérité.

Et ce sera facile. Les seuls qui en pâtiront sont les ivrognes et les buveurs invétérés de la génération actuelle. Or je suis l’un de ceux-là, et je puis affirmer avec toute l’assurance basée sur un long commerce avec John Barleycorn qu’il ne me serait pas excessivement pénible de cesser de boire le jour où personne autre ne boirait plus et où il serait impossible de se procurer de la boisson. D’autre part, l’énorme majorité des jeunes hommes se compose normalement de sujets non alcooliques ; et cette jeune génération, n’ayant jamais eu accès à l’alcool, ne s’en trouvera nullement privée. Ils ne connaîtront les bars que comme souvenirs historiques, et considéreront l’ivrognerie comme une vieille coutume analogue aux combats de taureaux et aux autodafés de sorcières.