L’Étoile du nord (p. 116-126).

DEUXIÈME PARTIE

LE MOINE NOIR

I

MONSIEUR GASTON


Paris, qu’on disait si morne depuis que les Prussiens étaient venus se terrer dans le sol français, — ce Paris, que maints voyageurs nous avaient fait tout à fait méconnaissable, — Paris semblait, ce soir de novembre 1915, ne s’être jamais séparé de sa gaieté immémoriale.

Paris, ce soir !… revivait sa vie d’antan : il était joyeux, exubérant…

Ses grandes avenues et ses boulevards regorgeaient d’une foule cosmopolite et bruyante.

Aux abords des théâtres des groupes compacts se pressaient, se bousculaient ; et, au travers de cette masse grouillante, des gamins, une pile de journaux sous bras, se faisaient jour annonçant à tue-tête : « Derniers Bulletins de l’État Major… Rapports sensationnels… Les Boches tapés « cinq sec » par les Poilus.  »

Les journaux se raflaient. La recette abondante imprimait aux lèvres des petits camelots des sourires de triomphe.

Dans la queue en zigzag qui s’allongeait vers les guichets bien des curieux avaient abandonné leur place très précieuse pour courir acheter un journal, tant ils étaient plus avides des « Rapports sensationnels de l’État Major » que de la pièce à l’affiche. Et les sourires de triomphe se faisaient narquois sur les lèvres des petits farceurs, tandis qu’ils reluquaient du coin de l’œil la comique transformation des physionomies de leurs clients, qui ne découvraient dans les bulletins des armées de la république que les rapports ordinaires : « Duel d’artillerie… Le calme a régné… Un avion allemand a été abattu… »

De même que les théâtres, les cabarets avaient eux aussi leurs habitués, et la recette était d’autant plus forte que plusieurs de ces cabarets demeuraient portes closes en l’absence du patron parti pour la tranchée.

En dépit de l’effroyable calamité qui était venue s’abattre sur la belle et noble France, le phénoménal Paris s’amusait comme Paris s’amusera toujours. Les pires catastrophes ne peuvent, dirait-on, l’empêcher de vivre et de rire !

Paris aime à rire !

Il a ri en même temps que grinçait la guillotine de "92… il a ri en "71… il riait encore au mois de novembre de 1915, comme il avait continué de rire en août 1914 !

Quoi ! Paris, qui ne rirait pas, ne serait plus Paris !…

Laissons boulevards, théâtres et cabarets, dirigeons nous un vers le quartier Saint-Lazare et gagnons la rue de Rome.

La demie de huit heures vient de sonner, la rue de Rome est presque déserte.

Collé au mur extérieur d’un immeuble, où ils sont presque invisibles, deux hommes causent à voix basse. L’un d’eux dit sur le ton de l’homme habitué à commander et avec un léger accent d’Outre-Rhin :

— Surtout n’oubliez pas la dépêche pour Bruxelles… c’est de la première importance !

— Soyez tranquille, répond le second personnage avec le meilleur accent germanique.

— Et si, par hasard, poursuit le premier on s’enquiert des troupes britanniques nouvellement débarquées, répondez que je tiendrai demain toutes les informations requises.

— Ensuite, au quartier-général du Prince dites seulement que j’ai dépêché un messager tout spécial chargé de notes détaillées sur les nouvelles défenses à Verdun… ils comprendront.

Très bien, répondit encore le second inconnu.

— Je n’ai plus rien de particulier pour ce soir. Mais je tiens à vous prévenir d’avoir toujours l’oreille bien tendue, l’œil bien ouvert ; soyez certain, avant de communiquer une parole ou une note quelconque, qu’aucun indiscret ne se trouve mêlé à votre ombre. C’est notre salut à tous que vous portez… c’est le salut de notre grande patrie !

— Comptez sur moi, capitaine !

— J’y compte bien. Allez maintenant.

Les deux hommes se séparèrent, chacun prenant de son côté.

Celui qu’on avait appelé « capitaine » prit une vive allure, les deux mains enfouies dans les poches de son paletot, la canne sous bras.

Après dix minutes, il tourna à gauche pour s’enfoncer dans l’obscurité d’une ruelle étroite et tout à fait déserte. Il marcha dix minutes encore et s’arrêta devant une maison à deux étages dont la façade ne présentait que des volets hermétiquement clos sur ses fenêtres. Dans la clarté du jour on aurait pu lire, sur un placard posé à hauteur du premier étage, ces mots imprimés en gros caractères rouges :

IMMEUBLE À VENDRE

Évidemment la maison était inhabitée.

Cet immeuble n’offrait que porte d’entrée donnant de plein pied sur le trottoir.

L’inconnu promena autour de lui un regard circulaire et scrutateur : puis, sûr de ne pas être suivi, il introduisit une clef dans la serrure de la porte et, la minute suivante, il disparaissait dans l’intérieur de l’immeuble.

Suivons l’homme. Il se trouvait dans un couloir noir comme un four, — un chat s’y fût peut-être perdu.

Mais notre homme en connaissait les aitres : car sans se donner la peine de frotter une allumette, il enfila le couloir d’un pas assuré, s’arrêta bientôt, ouvrit une autre porte, descendit un escalier qui conduisait vers une cave, traversa un sol mou, humide, embrassé de toutes espèces de détritus jetant une odeur presque nauséabonde atteignit un second escalier puis une troisième porte qui le mit en plein air d’automne. L’inconnu, alors, se trouva dans une petite cour remplie de vieilles barriques et de caisses brisées et vermoulues, de ferrailles, d’un bric-à-brac indescriptible.

Face à l’inconnu se dessinait vaguement la silhouette d’une petite maison, ou mieux d’une baraque d’aspect fort misérable. Par l’unique fenêtre donnant sur cette cour filtrait un mince rayon de lumière. Dans la noirceur d’encre qui régnait là, cette lumière suffisait pour guider le pas de l’homme, sans risquer de se casser quelque chose sur les barriques et les ferrailles.

L’inconnu grimpa les trois ou quatre marches d’un perron branlant, et, d’une façon toute particulière, il frappa trois coups dans la porte.

Tout aussitôt le filet de lumière disparut et la cour se trouva dans la plus grande obscurité. Puis, sans un bruit, sans le moindre grincement, la porte de la maison s’ouvrit lentement et l’homme pénétra rapidement dans l’intérieur.

Alors, une femme d’un certain âge recevait canne, chapeau et paletot de l’inconnu, plaçait le tout très délicatement dans un garde-robe voisin et disait en même temps d’une voix pas tout à fait rassurée :

— Ah ! monsieur Gaston… je ne vous attendais plus. J’allais desservir le dîner qui s’est refroidi.

— J’avoue que je suis un peu en retard, ma bonne Berthe, fit l’homme que la femme avait appelé « Messieur Gaston » : mais ce sont des affaires de toute urgence qui m’ont retenu. Mais bah ! je dînerai froid. Du reste, j’ai l’appétit si féroce que ça n’y paraitra pas.

Et, ce disant, il soulevait une portière pour entrer dans une petite salle à manger très proprette, bien éclairée par un bec à gaz, avec une petite table toute servie et ruisselante de blancheur.

Tout cet apprêt était simple, modeste… mais tout eût été digne d’un prince affamé.

Monsieur Gaston, auprès duquel s’empressait Berthe, se mit à dévorer à belles dents, peut-être mieux qu’un prince. Entre les bouchées il ne prenait que juste le temps de dire un mot à Berthe, de lui poser une question.

Maintenant, sa voix n’avait plus ce timbre sec et impérieux de tout à l’heure dans la demi-nuit de la rue de Rome. Cette voix, à présent, était douce, suave presque ; seul l’accent gardait son écho d’Outre-Rhin.

C’était un homme de taille ordinaire, ce monsieur Gaston, et d’un embonpoint fort respectable. Il était jeune encore : quarante années d’existence marquaient à peine l’étape de l’âge mur.

Son visage était très prussien par les accessoires suivants : une paire de favoris courts tirant sur le roux, et une moustache énorme, à peu près de même nuance que les favoris exhibait des pointes en crocs formidables.

Sous un front bas et large et sous des sourcils excessivement touffus deux petits yeux jaunâtres brillaient, perçaient, fascinaient. Il y avait de l’audace, du soupçon, de la crainte. Leur éclat, parfois, devenait insoutenable. Et Berthe elle-même, quoique habituée à son patron, n’osait pas toujours le regarder en face : les yeux jaunâtres la brûlaient.

Mais qu’était-ce donc que ce monsieur Gaston ?

Il n’était pas français à coup sûr !

Quel métier ou profession exerçait-il ? D’où venait-il ?

C’est ce que nous saurons bientôt.

Sans contredit, c’était un homme aux allures singulières, sinon bizarres, ne sortant guère que la nuit du trou obscur qu’il habitait, ne recevant jamais personne, car personne ne savait qu’en cette baraque ignorée vivait un certain monsieur Gaston.

Berthe elle-même ne sortait qu’à la nuit tombante et seulement pour aller aux provisions ; et encore ne sortait-elle que très soigneusement voilée. Comme monsieur Gaston, son accent du bords du Rhin la défiait de se faire passer pour française.

La maison — nous l’avons dit — présentait un extérieur délabré et d’aspect misérable tirant un contraste étonnant avec le confort et la propreté de l’intérieur.

Elle était petite, n’ayant, avec sa minuscule cuisine, qu’une salle à manger et un fumoir au rez-de-chaussée, et deux chambres sous le toit.

Monsieur Gaston mangeait de bon appétit un jambon militairement flanqué de deux gardes du corps — l’un de Bourgogne, l’autre de Bordeaux — auxquels de temps à autre il faisait faire le salut militaire.

Depuis un moment, la servante s’était retirée dans sa cuisine où, tout en rangeant, elle chantonnait quelques vieux airs de son pays d’une monotonie toute germanique.

Soudain, juste au moment où monsieur Gaston vidait son verre pour la cinquième fois, trois coups légèrement espacés résonnèrent dans la porte du logis.

Monsieur Gaston tressaillit violemment et arrêta net le verre entre ses lèvres et la table.

Berthe accourut sur le seuil de la cuisine et elle se tint livide et tremblante.

Elle regarda le maître de la maison avec épouvante ; le maître, lui, posa sur sa servante un regard très inquiet.

Les trois coups, qui venaient de retentir dans la porte, avaient été frappés exactement de la façon dont le frappait monsieur Gaston. Ces trois coups, pour Berthe, étaient le mot de passe : elle n’ouvrait la porte qu’au bruit de ces trois coups, assurée qu’elle était de voir apparaître le maitre de céans.

Or, chose étrange et terrible à la fois, monsieur Gaston était là en train de dîner tranquillement, et, dans la porte et à la même minute, ses trois coups résonnaient. Oui, c’était si pareil aux trois coups de son maître que la pauvre Berthe demeurait hébétée en même temps que terrorisée.

Quant à monsieur Gaston, il avait tout de suite et tout bas commandé :

— Berthe, éteignez la lumière !

À la même minute le logis était plongé dans une obscurité complète.

Et dans la noirceur impénétrable monsieur Gaston demeurait à table, tranquille comme une statue, n’osant bouger l’oreille avidement et anxieusement tendue, le cœur battant tambour.

Berthe, dévote et superstitieuse, se signait à grand bras en face de fantômes et de spectres que son imagination faisait danser autour d’elle.

Une demi-heure se passa ainsi, et rien ne bougea au dehors comme au dedans.

À la fin, monsieur Gaston eut un haussement d’épaules dédaigneux.

— Bah ! se dit-il, nous avons eu la berlue !

Sur ce, il se leva — mais tout doucement et sans produire le moindre bruit — il se dirigea à tâtons vers la cuisine.

Arrivé au seuil de la porte, il interpella ainsi sa servante :

— Berthe !… fit-il dans un souffle.

— Seigneur Jésus !… s’écria la servante avec un gémissement d’épouvante.

En même temps monsieur Gaston percevait le bruit sourd d’un corps humain s’écrasant sur le parquet.

— Diable !… murmura monsieur Gaston, je lui ai fait peur !… Cela peut la tuer !… Que faire ?…

Sans trop s’émouvoir cependant, monsieur Gaston prêta un instant l’oreille aux bruits du dehors.

À ce moment, il entendit le roulement sourd d’un camion sur le pavé de la rue de Rome. Cela lui parut lointain, et cependant ce bruit le fit tressaillir de peur.

Mais le silence se rétablit bientôt : et, un peu rassuré, monsieur Gaston se décida d’allumer un bougeoir en place du bec de gaz qui eût jeté une lumière trop vive. Puis rapidement, il alla tirer les rideaux de velours vert qui pendaient aux fenêtres.

Cela fait, il revint à Berthe qui dardait sur son patron des regards d’hallucinée.

— Ah !… c’est vous, monsieur Gaston !… hoqueta la bonne encore sous l’empire de visions fantastiques.

— Oui, Berthe, c’est moi… vous le voyez bien. Je vous ai donc fait peur ?

— Seigneur du Paradis… j’ai cru que c’était… Ah ! Sainte-Mère de Jésus… épargnez-moi !…

Et pendant que monsieur Gaston souriait candidement à ces jérémiades, Berthe finissait de se remettre sur pied, moins effrayée, plus calme.

— Berthe, dit monsieur Gaston, il vaut mieux pour vous de monter de suite à votre chambre. Tous deux nous avons été l’objet d’une très étrange hallucination ; rien n’a bougé au dehors. Oui, je le répète, nous avons rêvé cela. Toutefois — prudence vaut cher — nous allons nous retirer, vous dans votre chambre avec ce bougeoir, moi, au fumoir où j’ai de la besogne urgente à terminer.

— Ah ! monsieur Gaston, larmoya la bonne que les observations du patron ne rassuraient qu’à demi, aidez-moi, car je ne pourrais monter seule là-haut.

— Soit, venez.

Et monsieur Gaston lui tendit le bras.

Seul et sans lumière, il revenait cinq minutes plus tard et gagnait à tâtons son fumoir.

Ce que monsieur Gaston appelait « son fumoir », était une petite pièce de dix pieds carrés contiguë à la salle à manger. C’était aussi son « cabinet de travail ».

Une fois dans son fumoir dont il avait soigneusement verrouillé la porte, et certain que la lumière ne serait pas vue du dehors — car le fumoir n’avait qu’une petite fenêtre percée sur l’arrière du logis derrière lequel se dressait un vieux hangar — monsieur Gaston alluma une lampe à gaz posée sur une petite table.

Le fumoir s’illumina subitement. Au moment où il allait jeter l’allumette, monsieur Gaston étouffa un cri de stupeur et d’épouvante à la fois en voyant se dresser devant lui quelque chose qui lui parut un fantôme.

La seconde suivante, il se rua vers la porte pour s’enfuir ; mais le fantôme, d’un bond plus raide, se trouva sur son passage lui coupant la retraite. Et en même temps d’une voix qui parut sépulcrale à l’ouïe terrifiée de monsieur Gaston, le fantôme disait :

— Un moment, monsieur Gaston, nous avons à causer !

— Qui êtes-vous ?… D’où sortez-vous ?… Que voulez-vous… haleta coup sur coup monsieur Gaston, la physionomie hagarde, les membres frissonnants.

— Vous allez le savoir, répondit le singulier visiteur d’une voix creuse.

Or, ce visiteur nocturne — ce fantôme — était une espèce de moine, long et maigre, perdu presque dans une ample robe noire à cagoule et de cette cagoule émergeait une face glabre et froide percée de deux trous d’où jaillissaient des éclairs.

La robe de ce moine étrange était serrée à la taille par un gros cordon de cuir fauve dans lequel était passé un crucifix d’acier nickelé, éclatant de lueurs métalliques et sinistres, menaçant comme le canon d’un revolver.

La robe du moine avait la coupe d’une robe de franciscain, et dans les larges manches le mystérieux moine gardait ses mains enfouies.

L’apparition était si inattendue, si fantastique que monsieur Gaston se palpait de toutes parts pour se prouver qu’il n’était pas en proie à quelque cauchemar, et qu’il était bien éveillé.

Non… il ne rêvait pas : devant lui se dressait un spectre de moine, et le spectre, maintenant, laissait courir sur ses lèvres blanches un sourire effrayant.

Oui, l’apparition de cet individu était sûrement extraordinaire ! Monsieur Gaston en était tellement frappé qu’il se sentait à la veille de s’évanouir de terreur.

Quoi ! une semblable aventure en plein Paris !… et, ce qui plus est, dans un coin tout à fait perdu de la Capitale !… un coin tout à fait ignoré comme Monsieur Gaston lui-même !… un coin que n’eussent pu découvrir les plus forts limiers de Paris — voire même Scotland Yard !… un coin, enfin, ou monsieur Gaston eût défié le flair du chien-police ! Oui, c’était inconcevable !… Cela n’était pas possible !… Et, pourtant voilà que tout à coup, comme par magie, un inconnu, un homme fait de moine, se trouvait en plein dans la place !… cela outre-passait les extravagances de l’imagination !

Monsieur Gaston avait bien lu autrefois de ces histoires fantastiques peuplées de spectres et de démons, — histoires tombées de la plume plus fantastique encore du romancier.

Il se rappelait — mais non sans éprouver un certain frisson de terreur — l’étonnante apparition du terrible Méphisto à Faust.

Mais pour l’esprit très positif et très matérialiste, jusqu’à ce jour, de monsieur Gaston, les fantômes, revenants, spectres, ne s’étaient jamais trouvés qu’entre deux pages d’un livre. Il ne croyait à rien de toutes ces fantasmagories.

Or, à cette heure, son scepticisme était ébranlé, vaincu peut-être. Monsieur Gaston voyait une ombre infernale se camper sinistrement devant lui ; et, pour le pire, l’ombre infernale agissait… elle souriait férocement… elle parlait…

Ce n’était qu’un moine pourtant ! Mais ce moine, comme tout à coup tombé du ciel ou sorti de l’enfer, avec un crucifix menaçant passé dans la ceinture, causait à monsieur Gaston plus d’épouvante que ne l’eût fait la subite apparition d’un apache survenant revolver en main poignard aux dents.

Oui, monsieur Gaston, comme sa servante tout à l’heure, était sur le point de s’évanouir de peur, lorsque la voix funèbre du moine parut le retenir sur ses tibias flageolants.

Le moine disait avec une ironie enjouée :

— Je regrette, monsieur Gaston, de vous causer pareille surprise ; mais c’est votre faute, sinon celle de madame Berthe chargée d’ouvrir à quiconque frappe à votre porte trois coups de façon toute particulière.

Et il ajouta en ricanant :

— Peut-être eussé-je mieux fait d’user du merveilleux Sésame : Ordre de l’Empereur !…

— Ordre de l’Empereur !… répéta Monsieur Gaston dont la physionomie devint livide.

— De l’Empereur Guillaume II… pourquoi pas… ricana le moine.

— Mais…

— Vous vous étonnez encore, interrompit le moine, sarcastique que le Kaiser connaisse votre retraite à Paris ?

— Avouez… voulut dire monsieur Gaston tout tremblant.

Le moine ne lui permit pas de poursuivre.

— Bah ! monsieur Gaston… pardon, se reprit le moine en s’inclinant avec une politesse moqueuse, je voulais dire : capitaine Von Solhen !

Monsieur Gaston esquissa un geste de terreur, — geste qui mit sur les lèvres du moine un ricanement diabolique plus prolongé.

Et il poursuivit, toujours très railleur :

— Comment diable, Capitaine, un homme de votre intelligence pût-il oublier que le Kaiser ou ses lieutenants vous confieraient une mission de haute importance, sans s’enquérir de votre domicile, sans s’intéresser, en dehors de vos rapports très réguliers et très corrects — je dois l’avouer — sans s’intéresser, dis-je, à vos faits et gestes privés, — sans s’assurer, enfin, si l’adresse que vous donnez est bien exacte.

Monsieur Gaston voulut protester, mais le moine n’en lui laissa pas le temps. Il continua :

— Or, il appert que ce brave monsieur Gaston donne adresse « Hôtel Provençal », sans toutefois y domicilier. C’est équivoque… Certes, on y voit bien de temps à autre le dit monsieur Gaston, parfois on le rencontre au Café de Rome… à la Gare Saint-Lazare souvent… au Havre, à Cherbourg à Calais, un peu partout où ce monsieur Gaston semble avoir intérêt à se rendre pour ses affaires et son "commerce". Mais il arrive qu’un bon matin on a besoin de monsieur Gaston pour affaire d’urgence, à l’Hôtel Provençal, où l’on s’enquiert, répond très laconiquement :

— Cherchez monsieur Gaston !

— C’est ce que nous avons fait… et nous voilà !

— Vous voilà !… fit comme un écho la voix ahurie de monsieur Gaston.

— Et nous désirons avoir une intéressante conversation avec ce cachottier monsieur Gaston, ou mieux, ce sournois Capitaine Von Solhen envoyé à Paris en mission particulière d’espionnage pour le compte du grand État-Major de la formidable Allemagne !

— Silence… souffla monsieur Gaston d’une voix impérative mais tremblante, et en jetant autour de lui des regards de lapin effarouché.

— Pardon, capitaine, fit le moine redevenant grave et froid, nul que moi ici n’a le droit d’imposer le silence !

L’interlocuteur du terrible moine, que nous continuerons d’appeler monsieur Gaston, courba l’échine pour demeurer humble et soumis.

Le moine lui, avec son sourire ironique, parut se grandir, et ses yeux ardents lancèrent à l’espion des lueurs singulières.

Avançant de deux pas, il indiqua à Monsieur Gaston un fauteuil placé dans un coin de la pièce et commanda :

— Veuillez vous asseoir et m’écouter, capitaine !

L’Allemand obéit… il avait peur.