L’Étoile du nord (p. 126-134).

II

LE CAPITAINE-ESPION.


Demeuré debout et les mains toujours perdues dans les amples manches de sa robe noire, le moine mystérieux reprit :

— Monsieur Gaston, votre trouble achève la certitude que vous avez commis une faute très grave — volontaire ou non — dans l’exercice de vos fonctions.

— Hélas ! soupira Monsieur Gaston avec un geste d’abattement.

— Et je sais, continua le moine, que le grand état-major allemand ne badine pas en pareille occurrence. Dans l’esprit de vos chefs, sachez-le, vous êtes une machine dont le mécanisme doit être d’une parfaite harmonie toujours et d’une parfaite régularité. S’il arrive, un jour, que ce mécanisme ne fonctionne pas au gré de son mécanicien l’état-major, la machine est impitoyablement brisée.

Un long et lourd gémissement souleva la poitrine du capitaine-espion.

— Mais, poursuivit le moine, avec un certain ton d’indulgence, je ne suis pas ici pour vous réprimander ou pour vous remettre aux mains de vos chefs.

— Ah !… fit simplement Monsieur Gaston en relevant la tête, et sa physionomie sembla s’éclairer sous un rayon d’espoir.

Je suis venu ici, acheva le moine, dans le seul but de vous demander un service.

— Un service ! répéta Monsieur Gaston très étonné cette fois.

— Enfin, reprit le moine imperturbable, il faut bien vous l’avouer, je ne suis pas la personne que vous pensez et redoutez : c’est-à-dire l’agent secret de l’état-major allemand chargé de surveiller les agents subalternes de ce même état-major.

À peine ces derniers mots tombaient-ils des lèvres du moine que Monsieur Gaston se trouvait debout. Il fit un bond. Ses yeux jaunes dardés sur le moine brillèrent d’éclats farouches, et d’une voix brève, menaçante même, il demanda :

— En ce cas, qui donc êtes-vous ?

Le moine eut d’abord un sourire muet tout en considérant attentivement l’espion, dont la face se congestionnait sous l’empire d’une rage subite et terrible.

— Qui donc êtes-vous ? répéta Monsieur Gaston en s’avançant sur le moine dont les lèvres s’écartaient dans un rictus effrayant.

— Un homme qui peut vous perdre à l’instant ! répondit le moine d’une voix glaciale.

— Vous !… éclata Monsieur Gaston avec un ricanement sinistre, tout en marchant toujours sur le moine qui demeurait immobile.

— Oui, moi… articula le moine lentement ; et si vous faites un pas de plus, mon cher capitaine, j’aurai le déplaisir de vous brûler les yeux séance tenante.

Monsieur Gaston s’arrêta net, tremblant, devant le crucifix d’acier que le moine lui pointait sous le nez : le crucifix laissait voir la gueule menaçante d’un pistolet automatique.

Le rire funèbre du moine résonna :

— Allons ! dit il sur un ton dégagé, soyons sage, Monsieur Gaston, et écoutons les bonnes et douces paroles d’un brave religieux.

Dompté, Monsieur Gaston recula et retomba sur son fauteuil.

Le moine tranquillement remit le crucifix à sa ceinture et poursuivit, calme et froid :

— Je vous ai dit, capitaine, que je venais vous demander un service, mais j’ai eu tort peut-être de ne pas ajouter de suite que ce service vous serait payé au poids de l’or.

À ces mots de consonance métallique éclatant d’effluves scintillants, la physionomie de Monsieur Gaston se fit soudainement curieuse et ravie.

Le moine esquissa un sourire dédaigneux pour continuer :

— Je suis content de constater que vous ne dédaignez pas l’argent, l’or encore moins. Cependant, je dois ajouter que si l’or ne parvenait pas à vous décider au service en question…

— Eh bien ?

— J’aurais le grand regret de vous remettre aux mains des autorités militaires françaises.

— Vous menacez inutilement, dit Monsieur Gaston. Je comprends que vous êtes le plus fort ; sans vous connaître je me soumets à vos ordres.

— Allons ! s’écria le moine en se frottant les mains avec une évidente satisfaction, je commence à penser que nous allons finir par nous entendre.

— Enfin, mon révérend, quelle serait la nature de ce service ? interrogea Monsieur Gaston redevenu tout à fait docile.

— Vous le saurez tout à l’heure, hors d’ici.

— Je vous l’ai dit. Je veux vous introduire près d’une personne tout aussi intéressée que moi dans l’affaire que nous avons à traiter.

— Et où voulez-vous me conduire ? demanda Monsieur Gaston d’un air défiant.

— À votre adresse… c’est-à-dire à l’Hôtel Provençal.

— Ah ! fit l’espion, qui demeura un moment pensif. Puis, dardant ses regards aigus dans les yeux profonds du moine, il demanda encore :

— Qui sait si ce n’est pas un piège que vous me tendez ?

— Pourquoi, un piège ?

— D’abord, vous m’êtes inconnu, c’est quelque chose.

— Admettons.

— Et puis, vous n’êtes pas allemand…

— Ensuite ?

— Vous n’êtes pas Français, non plus : cela se voit à votre accent.

— Eh bien !

— Ni russe… ni italien…

— Hors de chez moi ? demanda Monsieur Gaston surpris.

— Au fait, qu’importe ma nationalité ? interrompit brusquement le moine ; et piège ou non, si je voulais vous perdre, je le pourrais faire à l’instant. Décidez-vous donc !

— Soit, je suis prêt à vous suivre.

— Alors, venez !

Monsieur Gaston prit chapeau, paletot et canne et partit sur les pas du moine.

Ce dernier traversa la cour et, à la grande stupéfaction de Monsieur Gaston, il refit à travers la cave et la maison inhabitée le chemin parcouru par l’espion une heure avant. Quelques minutes plus tard, les deux hommes s’engageaient sur la rue de Rome.

Ils marchaient depuis quelques instants, lorsque Monsieur Gaston, jetant un regard sur son compagnon, s’arrêta avec une exclamation de surprise.

— Quoi donc ? demanda l’autre.

Ils se trouvaient à cet instant même sous la blanche lumière d’une lampe électrique, et, chose extraordinaire encore pour Monsieur Gaston, au lieu du moine en robe et à cagoule et armé de son crucifix d’acier, l’espion allemand avait pour compagnon de route un élégant clergyman londonien.

Et celui-ci avec un rire moqueur disait :

— Venez donc, Monsieur Gaston, nous nous expliquerons tout à l’heure.


Si la bonne société d’Ottawa avait pu promener ses regards sur les listes d’hôtes de l’Hôtel Provençal, elle se fut bien étonnée d’y voir le nom de Harold Spalding. Non pas tant de trouver notre millionnaire canadien au sein du merveilleux Paris, que de le dénicher dans cette hôtellerie de second ordre, lui, le riche et presque fastueux Harold Spalding.

Pourquoi Harold avait-il élu domicile au Provençal et non, par exemple, au Grand Terminus, à deux pas de là ?

Pourquoi encore avait-il évité ou dédaigné de loger au quartier anglais du Square de l’Opéra ?

Bien des amis de l’ex-industriel se fussent à coup sûr posé cette double question.

Selon nous, Harold Spalding avait choisi l’Hôtel Provençal, qui recrute sa clientèle plus spécialement parmi les provinciaux en tournée d’agrément ou d’affaires et parmi les voyageurs de commerce, afin de se mieux dérober aux regards d’une foule de connaissances et d’amis actuellement à Paris, et pour être plus à l’aise — en demeurant tout à fait ignoré dans ce modeste hôtel — dans le travail et la combinaison de ses plans de vengeance.

Or, ce même soir de novembre, nous retrouvons Harold Spalding se promenant fiévreusement dans le fumoir qui, avec une chambre à coucher, compose tout l’appartement du millionnaire.

Les mains aux poches, selon sa coutume, sa tête chauve inclinée vers la poitrine, les regards rivés au tapis qui étouffe le bruit de ses pas, Harold paraissait être sous l’empire de profondes et mélancoliques méditations.

Parfois il s’arrêtait, tirait un magnifique chronomètre de son veston, consultait l’heure pour échapper aussitôt un geste d’impatience en reprenant sa marche.

Une demi-heure s’écoula encore, lorsqu’on frappa légèrement à la porte.

Harold courut ouvrir.

Le moine noir, métamorphosé en clergyman londonien, entra suivi de Monsieur Gaston dont les traits gardaient encore une expression d’ahurissement.

— Ah ! mon cher ami, s’écria Spalding en tendant la main au docteur Randall — car c’était le Docteur, en effet qui venait de si bien jouer le rôle du moine fantastique — je commençais à craindre que vous n’allier plus revenir.

— Hélas ! répondit Randall avec un accent moqueur, il m’a fallu bien du temps pour arriver à convaincre ce cher Monsieur Gaston, que j’ai l’honneur de vous présenter.

Monsieur Gaston, devant l’air d’importance du millionnaire, s’inclina gauchement en ébauchant une grimace qu’on eût pu penser un sourire.

Déjà Harold lui avait décroché un regard clair et pénétrant, sans, naturellement, s’abaisser à tendre sa main à un espion — cet espion eût-il d’autre titre qu’un « von », cet espion fût-il le Kaiser lui-même ! Non, Harold Spalding ne pouvait s’abaisser à si bas niveau : son « honorabilité » l’en défendait !… Harold Spalding se contenta de peser dans son esprit la valeur morale de l’homme, et il parut satisfait.

— Allons ! s’écria-t-il comme enchanté, causons de l’affaire.

Il prit place à une petite table qui lui servait à griffonner sa correspondance ou « ses mémoires de voyage », et indiqua à ses deux visiteurs des sièges placés en face de lui.

Alors, Randall, se tournant vers Monsieur Gaston, dit, désignant Harold :

— Monsieur Gaston, ce gentleman est le chef de « l’association » à laquelle vous allez avoir l’avantage d’appartenir, et vous pouvez, que dis-je, vous devez avoir en lui la plus grande confiance.

Monsieur Gaston s’inclina de nouveau.

— Monsieur, commença Harold, nous avions besoin, pour causes de nature tout à fait secrètes, d’un homme habile, consciencieux et discret. En vain, avons-nous fouillé Londres et Paris l’homme qu’il nous fallait demeurait introuvable. Or, le hasard nous mit quelques jours passés, ou mieux ce hasard plaça mon ami que voici sur votre route. Avant toute chose, je dois vous déclarer que « L’Association » dont parlait tout à l’heure le révérend, n’a rien qui puisse intervenir dans vos devoirs, ni gêner de quelque façon que ce soit votre action dans l’exercice des fonctions dont on vous a investi, ni même vous incriminer vis-à-vis de vos chefs. Vous n’avez donc rien à craindre… au contraire : vous avez tout à espérer. Et puis, comme je n’aime pas faire travailler les gens pour rien, je puis vous assurer dès maintenant que vos services seront largement rétribués.

— Mon révérend, ajouta Harold en fixant le Docteur, veuillez donc, je vous prie, faire immédiatement — à titre de simple avance — un chèque de vingt-cinq mille francs à l’ordre de…

— … Monsieur Gaston… compléta Randall avec un sourire narquois.

À l’énonciation de ce chiffre de vingt-cinq mille francs, Monsieur Gaston éprouva un haut-le-corps qui faillit le renverser de son siège ; son front s’inonda d’une sueur brûlante, ses yeux dessinèrent des lingots !

— Messieurs, balbutia-t-il la voix tremblant d’une émotion facile à comprendre, dès ce moment je suis à vous corps et âme.

— Voilà ce que j’aime, répliqua Harold, pendant que le docteur Randall écrivait un bon de banque.

Et quand, l’instant d’après, monsieur Gaston recevait le magnifique chèque tiré sur le Crédit Lyonnais, Harold poursuivait :

— Maintenant, Monsieur Gaston… veuillez prêter une oreille attentive à mes paroles…

De ce moment commença entre ces trois personnages une longue et mystérieuse conversation à voix basse — conversation qui se dévoilera et s’expliquera au cours de cette deuxième partie de notre histoire.


Il était tard quand Monsieur Gaston, tout rayonnant, quitta l’Hôtel Provençal, suivi du Docteur qui avait insisté pour l’accompagner jusque chez lui. Le Docteur avait dit :

— Mon cher Monsieur Gaston, pour un motif que je ne peux vous faire connaître, pour le moment du moins, il me faut aller reprendre ma robe de moine : voilà pourquoi je vous accompagne.

En traversant la Place Saint-Lazare où se croisaient en tous sens une foule de piétons, le Docteur, par une maladresse inconcevable, heurta violemment un passant. À ce passant, qu’il ne prit pas la peine de regarder, le Docteur jeta au hasard quelques mots d’excuse. Le passant — un prêtre à figure vénérable dont le chapeau romain couvrait une tête à cheveux longs et blancs qui pendaient par mèches argentées — le passant, disons-nous, ou plutôt ce prêtre répondit aux paroles d’excuse par un sourire de pardon. Mais ce sourire se figea tout à coup sur ses lèvres minces et blêmes, ses traits calmes et purs se décomposèrent légèrement.

Il s’arrêta une seconde pour jeter sur le clergyman un dernier coup d’œil. Et tandis que Randall s’éloignait rapidement sans avoir remarqué l’émotion du prêtre, celui-ci murmurait avec une surprise inquiète :

— Est-ce possible ?… le docteur Randall à Paris ?… Pourtant, ce vêtement de clergyman… non, non j’ai dû rêver ! Non… cela ne se peut pas… une ressemblance, c’est sûr ! Et puis, il fait un peu sombre, j’ai mal vu ! Allons, je suis fou !… Et cependant, la voix de cet homme… Bah ! je perds mon temps !…

Et sur ce, le prêtre haussa les épaules, reprit sa route et se confondit bientôt dans la foule des passants.

Ce prêtre, c’était l’abbé Marcotte.