L’Étoile du nord (p. 113-116).

XVII

LE DÉPART


L’ordre d’embarquement avait été donné.

Québec. — Dès la première heure du matin une foule de citadins et de militaires se pressait dans la Côte de la Montagne, ondulait jusqu’à la rue Saint-Pierre, jusqu’aux quais et aux embarcadères le long desquels s’alide ces petits navires, surchargés de nos soldats, se détachaient lentement puis voguaient vers Lévis. Bientôt un premier train allait quitter la gare de l’Intercolonial pour rouler, à travers cette délicieuse vallée du Saint-Laurent, jusqu’au Golfe ou, quelque part, stationnaient les gros transports océaniques.

Il était dix heures du matin, lorsque le bataillon Saint-Louis, après la messe entendue à la basilique, fit son apparition. Ce bataillon suscitait d’autant plus de curiosité, qu’il était l’unique unité française parmi ces troupes d’embarquement.

Ah !… à les regarder davantage, à les voir passer droits et fiers, les regards brillants, le front serein, on les eût pris pour de vieux guerriers.

En avant, avec le colonel marchait l’abbé Marcotte tête nue, laissant flotter au vent sa longue crinière blanche, sa chevelure léonine.

On aurait dit un de ces glorieux et légendaires ermites guidant vers la Terre Sainte les immortels Croisés.

Puis, au premier rang, Jules Marion, la figure sereine, les lèvres souriantes, tenant ses regards attachés sur son noble et patriotique protecteur.

Et, un peu en arrière, marchant hors des rangs, Raoul Constant, lieutenant à la première compagnie.

Tous, ils passèrent ainsi ces beaux soldats de notre Canada français, et tous les yeux les suivirent avec admiration jusqu’aux embarcadères.

Là, c’étaient les adieux !

Quelles chaleureuses poignées de mains !

Quels bons vœux !

Quels embrassements entre mères et fils, entre fiancés, entre frères et sœurs !

Jules Marion, seul et pensif, demeurait debout sur le pont du petit bateau et regardait, avec des yeux humides, ces scènes touchantes.

Il se souvenait des tristes adieux qu’il avait dû faire, lui aussi, à sa pauvre mère, à sa sœur, Angèle.

Oui, ces adieux — ah ! comme il y penserait toujours ! — avaient été une longue et attendrissante étreinte, où les larmes de l’aveugle et celles de la sœur s’étaient mêlées pour rejaillir sur le visage attristé du jeune soldat.

Et, maintenant, les scènes qui se déroulaient sous les regards de Jules lui rappelaient, avec une cruelle netteté, les dernières minutes passées au milieu des siens ; terriblement ému, il contenait avec peine ses larmes.

Oh ! avec quel douloureux regret il partait ! Ses adieux à sa mère et à sa sœur lui faisaient songer à d’autres adieux, plus doux peut-être qu’il aurait tant désiré faire ; oui, il était une autre personne, bien chère aussi, dont il aurait voulu entendre les bons souhaits ! Une personne qu’il eût ardemment, longuement pressée dans ses bras… Violette Spalding !

Violette qu’il avait laissée malheureuse sans tenter même de lui offrir quelques paroles consolantes, quelques mots d’espoir…

Violette, qu’il voyait sanglotante, mourant d’un désespoir d’amour…

Violette qui, peut-être, lui tendait les bras.

Et ces pensées le supplicaient !

Il avait beau — comme le lui avait dit l’abbé Marcotte — porter ses regards vers le devoir, vers la France, vers les glorieux champs de bataille, vers un avenir riant même, son cœur demeurait triste et malade.

C’était au-dessus de sa volonté : Violette remplissait trop son âme, sa vie, pour qu’il pût partir sans éprouver un regret crucifiant.

Et quand il sentit le frémissement du bateau qui se détachait légèrement du quai, son cœur monta jusqu’à ses lèvres : il pensa mourir !

Puis il se raidit avec force, son regard énergique plana sur la foule qui saluait bruyamment le départ, et alors, une douce et délirante émotion le secoua tout entier.

Car, dans cette foule, Jules venait de distinguer deux jeunes filles se tenant par la main, [illisible]’une de ces jeunes filles lui envoyait, à lui, [illisible] et suprême baiser !

[illisible] avec quelle ardeur et quelle joie sublime il retourna ce baiser dans lequel il mit tout son coeur, toute son âme !

Et à cette même minute de bonheur suprême, derrière Jules, une voix douce et profonde murmurait :

— Tu vois, mon fils, que Violette ne t’oublie pas ! Elle te sauvera, te dis-je.

Et l’abbé Marcotte avait à ses lèvres un bon sourire de père.