L’Étoile du nord (p. 90-96).

XIII

UN CHASSEUR CHASSÉ


Le docteur Randall était rentré chez lui sous l’empire de la plus intense colère. Mais c’était un de ces hommes qui savent mettre un masque sur leurs impressions intérieures comme sur leur physionomie.

Avec la rage au cœur avec d’effroyables projets de vengeances que lui suggérait sa haine contre Jules Marion et Violette, il rentra chez lui la démarche aisée, le sourire aux lèvres, la figure presque rayonnante ; ce qui fit penser à sa maîtresse de pension :

— Bon, bon… il a pu rejoindre la petite, et elle a été très gentille ! En même temps ses lèvres passées au rouge-orange se fleurissaient d’un sourire équivoque.

Trois ou quatre patients attendaient le docteur. Et comme si toute la scène de tout à l’heure eût été déjà oubliée, il se mit à sa besogne professionnelle avec une parfaite tranquillité.

Mais au fond de lui-même, tout au tréfonds, il grondait :

Oui, à nous deux, monsieur Marion !…

L’organisation du bataillon Saint-Louis avait marché avec une rapidité prodigieuse grâce aux démarches actives et inlassables de Jules aidé, dans cette œuvre, par quelques amis dévoués parmi lesquels il faut mettre en tête Raoul Constant.

La huit-cent cinquantième recrue avait été enrégimentée, et beaucoup d’autres recrues nouvelles allaient passer l’épreuve de l’examen médical.

— Avant dix jours, avait déclaré Raoul Constant à l’abbé Marcotte, nous serons au complet.

En effet, le bataillon Saint-Louis allait atteindre bientôt de son effectif.

Pour le récompenser de ses services on avait offert à Jules Marion le grade de lieutenant. Lui, avait décliné cet honneur pour le faire échoir à Raoul Constant.

Car Jules, avant toute chose, voulait être soldat… simple soldat, un troupier ordinaire. Il ne voulait acquérir de grade qui ne fût bel et bien mérité et gagné.

En lui-même il croyait que d’autres étaient plus dignes d’occuper ce poste, c’est-à-dire qu’ils avaient peut-être plus d’aptitudes pour accepter les responsabilités de l’officier.

Mais c’est avec joie et enthousiasme qu’il s’était chargé de conduire le recrutement. Et il s’était acquitté de sa tâche — une tâche assez ingrate dans les circonstances ordinaires — avec un zèle, une diligence, une activité qui avaient soulevé l’admiration. Oui, cette œuvre rapide avait été un prodige !

Un matin, le major-organisateur avait reçu du ministère de la milice des instructions relatives au transfèrement à Québec du bataillon une fois complet et le ministre demandait la date approximative à laquelle les organisateurs comptaient être prêts pour ce déplacement. Il ajoutait que le bataillon ne ferait qu’un très court séjour dans la ville de Québec, si sa formation pouvait être achevée avant le prochain embarquement de troupes canadiennes pour l’Angleterre. Le major avait tout de suite communiqué la note du ministre à Raoul Constant et à l’abbé Marcotte, qui furent d’avis qu’on ne pouvait faire au ministre une réponse satisfaisante avant d’en avoir référé à Jules Marion parti, comme d’habitude, à la conquête de nouvelles recrues.

Mais il semblait ressortir que le ministre exigeât une réponse immédiate, dans le but, nul doute, de classifier les troupes qu’on allait expédier là-bas.

Ce que voyant l’abbé Marcotte fit mander Pascal.

L’ancien sacristain avait suivi son curé au bataillon… il semblait résolu à le suivre au bout du monde ! Lui, Pascal, se séparer de l’abbé ?… Jamais de la vie ! La mort seule était capable de pareille cruauté !

Aussi, comme il possédait des aptitudes culinaires, l’avait-on amené au camp du bataillon où, après lui avoir fait endosser un magnifique tablier blanc — et tout neuf encore — on lui avait collé, séance tenante, sans examen, sans référence, sans essai, un grade d’aide-cuisinier.

Et Pascal, tout jubilant, avait sauté en l’air de joie exubérante.

Nous ne saurions aller plus avant dans cette narration sans dire un petit mot, sans faire une courte esquisse de l’ancien sacristain.

Pascal — Bilodeau de son nom ancestral — célibataire irréductible, dépassait de peu la cinquantaine, bien qu’il eût coutume de dire aux jeunes, auxquels il se plaisait à conter ses petites aventures de jeunesse, qu’il était « vieux comme le monde ».

— Oui, c’que j’en ai vue des choses, des affaires, mes p’tits amis !… se plaisait-il à répéter.

Il faut bien avouer que ce pauvre Pascal était né et avait poussé aux temps immémoriaux et légendaires des « feux-follets », « des Loups garous » et des « lutins » de la bonne vieille province de Québec.

Et s’il en savait de ces histoires à vous figer les sangs !

Malgré ses cinquante années il demeurait très vert et très alerte.

Du reste, il était excessivement soigneux de sa personne, ce Pascal : il aimait à se « douilleter » comme on dit. Sa figure, sans rides, fraîche et joviale, il la rasait trois fois par semaines, beau temps mauvais temps.

Ses cheveux grisonnants et court coupés étaient toujours minutieusement brossés et artistiquement séparés par une ligne longitudinale tirée avec soin. Il mettait même assez de symétrie dans cette ligne de séparation qu’on pouvait être assuré de ne pas trouver un cheveu de plus ou de moins sur un côté que sur l’autre !

Sa figure joviale et honnête s’éclairait de deux petits yeux jaunes — des yeux de chat taquin — des yeux qui marchaient sans cesse, pétillants, remuants sous leurs sourcils touffus.

Enfin, sa bouche — hélas ! c’était, disait-il, ce qui le défigurait un peu — oui, à sa bouche il manquait deux ou trois incisives qu’il n’avait pu se résigner à remplacer par des « artificielles ». C’était son terme, à Pascal, et ce qu’il les méprisait les « artificielles » !

Voilà à peu près ce qu’était Pascal, avec un cœur honnête, généreux et brave, avec un dévouement inébranlable pour l’abbé Marcotte — son curé, comme il l’appelait toujours, — et pour Jules Marion qu’il avait toujours respecté comme « l’élève de monsieur le Curé ».

L’abbé Marcotte, pour continuer notre récit, avait donc fait mander Pascal.

Et lui, tablier blanc au ventre, serviette à l’épaule et bonnet de cuisine crânement posé sur l’occiput, se présenta aussitôt.

Il avait l’attitude de ces anciens aubergistes qui se précipitaient à la rencontre des voyageurs avec leur politesse obséquieuse, tels qu’on les revoit dans les gravures du temps.

— Mon vieux Pascal, dit l’abbé, tu vas pour un moment quitter ton tablier, ton bonnet et ta cuisine, et te mettre illico en quête de Jules. Mieux que quiconque tu sauras le dénicher en ville. C’est, toute affaire cessante, ordre du général-ministre.

— Compris, monsieur le curé. Si je ne le ramène pas en deux temps, c’est que notre homme demeure introuvable.

Et Pascal partit comme un trait.

Il allait tout guilleret, le brave Pascal, filant, pour couper au plus court, à travers les terrains vagues parsemés d’arbres et de buissons.

Soudain il s’arrêta court à la vue d’un individu à l’allure singulière qui, armé d’un fusil, venait de se blottir, derrière le tronc d’un arbre.

À Pascal le manège de l’homme parut très bizarre. De fait qu’est-ce que cet homme pouvait bien chasser dans un pays sans gibier ?…

Mais si c’était un malfaiteur !

Instinctivement — oh ! non par peur — Pascal se jeta derrière une touffe de buissons.

La rue n’était pas éloignée : cinquante verges au plus. Et Pascal pouvait à ce moment voir passer un camion de la ville se dirigeant vers le camp militaire avec une charge de provisions.

Hormis ce camion, la rue était déserte.

Il pouvait être dix heures de matinée. Le soleil, dans un ciel sans nuage, jetait à flots d’or ses rayons chauds sur la contrée environnante, pendant qu’une brise douce et parfumée apportait de l’Ouest sa fraîcheur caressante.

Pascal ne voyait que très vaguement l’homme au fusil, bien qu’il n’en fût qu’à quelques pas. Pour mieux voir il lui eut fallu quitter les buissons, mais c’eut été donné l’éveil.

Et la curiosité de Pascal était vivement piquée : que l’homme fût un malfaiteur, l’ancien sacristain en avait presque la certitude.

— Allons ! se dit-il, je ne pourrai poursuivre mon chemin sans en avoir le cœur net !

Doucement il écartait de sa main quelques branches afin de mieux regarder et de mieux voir.

L’homme au fusil lui tournait le dos : face à la rue un genou en terre, il paraissait épier attentivement le passage de quelqu’un ou de quelque chose. Quoi ?… Pascal se le demandait anxieusement.

La tête et la figure de l’homme disparaissaient presque totalement sous les larges ailes d’un chapeau de feutre gris.

— Cré gué ! murmura Pascal, est-ce vraiment un chasseur ou un assassin ? c’est égal, ça m’a l’air drôle tout de même ! Je veux qu’on m’étripe si je ne finis pas par savoir à qui ou à quoi ce particulier-là en veut !

À cet instant, au travers des arbres, il remarqua la silhouette d’un homme — vêtu de kaki — descendant la rue dans la direction du camp militaire. Au même instant aussi il vit le chasseur inconnu porter son fusil à l’épaule. Pascal frémit.

Un meurtre !

Cet idée terrible le fit bondir. Il s’élança, exécuta un bond prodigieux et la minute d’après il tombait sur l’homme embusqué auquel if se grippa de toutes ses forces. En même temps il lançait un appel formidable :

— À l’aide !

Très surpris par cette brusque agression, l’homme au fusil, avait cherché à se dégager de l’étreinte de Pascal. Il s’en suivit une courte lutte. Pascal, avec l’énergie d’un homme au désespoir, tint bon.

Et quand, à l’appel de l’ancien sacristain, le passant inconnu s’approcha, Pascal poussa une exclamation de stupeur. Puis, avec joie, il s’écria :

— Ah ! bon Dieu ! c’est vous, monsieur Jules ?

— Eh bien ! demanda Jules Marion, plus stupéfait que Pascal et reconnaissant le fidèle serviteur de l’abbé Marcotte, que signifie cette prise de corps ?

— Arrachez-lui son fusil d’abord ! cria Pascal suffoquant par les efforts surhumains qu’il faisait pour maîtriser son adversaire, qui paraissait doué d’une force musculaire peu commune.

Jules fit comme le commandait Pascal.

L’homme fut désarmé.

Pascal, alors, lâcha prise et se releva suant, soufflant, grognant :

— Le bandit !… il allait tirer sur vous, monsieur Jules.

À ce moment l’homme se relevait, et Jules Marion ne pouvait retenir un geste de profonde stupéfaction en reconnaissant tout à coup celui qu’il avait surpris, un soir, avec Violette.

— Vous ! balbutia-t-il.

— Le docteur Randall !… murmura Pascal à son tour, très abasourdi.

— Le docteur Randall ! répéta Jules, la tête perdue, mais se rappelant les dernières paroles de Violette :

« Méfiez-vous de cet homme » !

Ce fut un trait de lumière pour Jules, qui oublia Randall, Pascal, tout… pour ne plus songer qu’à sa cruauté et ses soupçons injurieux à l’égard de Violette.