L’Étoile du nord (p. 96-102).

XIV

DÉSESPOIR


Désarmé, Randall conservait une attitude menaçante ; vaincu, il défiait encore.

Pourtant il n’ignorait pas que, sur un mot de Jules et le témoignage de Pascal, on pouvait émettre contre lui un mandat d’arrestation pour tentative de meurtre, ou, tout au moins, pour guet-apens. Mais sa haine était plus forte que sa raison : il avait envie de tuer, il fallait qu’il tuât, eût-il vu se dresser devant lui un échafaud !

Mais Jules, toujours admirable de générosité, se contenta de tendre le fusil à Pascal, ébahi disant :

— Emporte ça au camp, Pascal !

Puis, à Randall renfermé dans un mutisme farouche :

— Quant à vous, je vous conseille de vous retirer et de méditer sérieusement sur les conséquences d’un acte pareil à celui que vous alliez, sans ce brave, tenter contre ma personne.

Et sans plus, il entraîna Pascal.

— Et ce fusil ? interrogea l’ancien sacristain qui se remettait difficilement de ses émotions ; qu’est-ce que nous allons en faire ?

— Garde-le tout simplement en souvenir du docteur. Tu l’as deux fois gagné : en me sauvant la vie d’abord, ensuite en le sauvant, lui, de l’échafaud, peut-être !

— Bon sang ! murmura Pascal ravi, c’est un fameux souvenir tout de même. Merci, Monsieur Jules.

Chemin faisant, il se prit à examiner l’arme curieusement

— Bon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est une Rose ! Voyez donc, monsieur Jules… et une qui n’a pas servi encore, c’est sûr !… C’est égal, je pourrai me vanter d’être arrivé là à point. Mais c’est quand je pense, ajouta-t-il plus bas, comme s’il eût répondu à une pensée intime, car c’est le docteur Randall… un homme qui passe pour un « monsieur »… j’en reviens pas !

Ces paroles excitèrent la curiosité de Jules Marion, qui demanda :

— D’où connais-tu ce docteur Randall ?

— Lui ?… je le connais peu. Mais son père défunt qui était aussi un docteur et à qui il ressemble trait pour trait, je l’ai bien connu. Nous étions presque voisins dans le temps. Lui le garçon, il allait au collège, ce qui veut dire que je ne le voyais qu’au temps des vacances. Puis, un bon jour, j’ai appris qu’il avait été fait docteur comme son père. Bien qu’il y ait longtemps de ça, le fils n’a pas beaucoup changé de figure : c’est toujours le même visage de carême. Et puis, quand je dis que je connaissais son père, le vieux docteur Randall — un vieux monsieur qui avait l’air bien honnête et qui paraissait bien respecté — je veux dire que je le connaissais de vue seulement.

— Une chose certaine, mon vieux Pascal se mit à rire Jules, c’est que le fils te connaît bien à présent, et je suis à peu près certain qu’il ne t’oubliera pas de sa vie.

— Oh ! répondit négligemment Pascal, il n’y a pas de doute qu’il va me garder un chien. Mais je m’en moque pas mal… pour ce que vaut ma peau ! Ensuite, qui sait si les Allemands — les Boches, comme disent les Français, — ne nous aurons pas descendus avant qu’il ne soit revenu, ce pauvre bougre, de son émotion de tout à l’heure ?

Et Pascal fit entendre un petit rire aigre et moqueur. En même temps ce rire laissa voir dans toute son ampleur une mâchoire fort ébréchée.

Jules Marion se contenta de sourire. L’instant d’après tous deux pénétraient dans le camp.

Alors Jules dit à son compagnon :

— Tu sais, mon vieux Pascal, pas un mot à qui que ce soit de l’aventure qui vient de nous arriver.

— Ni à monsieur le Curé ?

— Ni à personne !

— Compris, capitaine, dit Pascal en faisant le salut militaire. Et il regagna sa cuisine.

Dès l’arrivée de Jules Marion, le major, Raoul Constant et l’abbé Marcotte tinrent conseil à nouveau, et firent part au jeune homme de la lettre reçue du ministre de la Milice.

Après un échange de vues, Jules déclara :

— Messieurs, vous pouvez annoncer au ministre que d’ici trois jours nous serons au complet, et, par conséquent, prêts au départ.

— Très bien, répondit le major, je vais faire ma réponse en ce sens.

Et le conseil fut levé.

Alors Jules attira l’abbé Marcotte à l’écart.

— Monsieur l’abbé, murmura le jeune homme d’une voix grave, je désire avoir avec vous cinq minutes d’entretien.

— Que se passe-t-il donc encore qui ne va pas, mon cher Jules ? Car je crois lire dans tes yeux et l’accent de ta voix des choses qui ne me paraissent pas très rassurantes.

— Il se passe, monsieur l’abbé, répondit le jeune homme avec un abandon plein de confiance et un désespoir intense en même temps, que je me sens excessivement malheureux tout à coup.

— Malheureux… je vois bien ça, fit l’abbé avec inquiétude. Allons ! suis-moi sous ma tente et tu m’expliqueras tes malheurs. Il y a remède à tous maux. S’il ne dépend que de moi de te guérir, je te guérirai, sois-en sûr.

— Hélas ! monsieur l’abbé, je crains bien que le mal dont je souffre soit sans remède.

— Viens toujours, repartit l’abbé en entraînant le jeune soldat, nous allons ausculter le cas, l’étudier attentivement, puis nous prescrirons… viens !

Quelques minutes plus tard les deux hommes étaient confortablement installés sous la tente de l’abbé, qui disait d’une voix compatissante.

— Maintenant, mon fils, je t’écoute. Parle sans contrainte.

Un instant Jules demeura absorbé dans ses pensées. Puis il releva la tête et dit :

— Monsieur l’abbé, ce qui souffre en moi, c’est le cœur ! Mon cœur agonise… et je sens que bientôt le courage me manquera pour poursuivre la route nouvelle dans laquelle je me suis engagé. Tenez, monsieur l’abbé, depuis ce matin je ne me reconnais plus : je suis découragé… je me sens désespéré. Tout tourne autour de moi et tout ce qui m’entoure m’apparaît sous un jour faux. Je ne reconnais plus les beautés de la nature, et il me semble que je hais ces beautés, parce que j’y crois voir une raillerie à ma misère. Il me semble encore qu’il n’y a plus d’amitié, pas même de rapprochement entre tous ces êtres qui passent sur ma route, et qu’on appelle « les hommes ». Et si, parmi ces hommes, un ami me tend la main et si je prends cette main, je crois serrer la main d’un traître et d’un ennemi : car cette main-là brûle la mienne. Et alors je fuis cet ami et je poursuis mon chemin en proie à un intolérable dégoût de la vie. Je marche, sans savoir au juste où je vais, je chancelle parfois, et souvent je m’arrête, tremblant, saisi d’un vertige d’épouvante en face d’un abîme profond qui s’ouvre sous mes pas. Et alors, monsieur l’abbé, j’ai peur… j’ai peur…

Le jeune homme s’était levé, comme s’il eût été saisi par un délire de fièvre. Il marchait maintenant par la tente foulant d’un pas saccadé l’herbe jeune et verte qui en faisait le tapis. Et ses bras décrivaient des gestes brusques et vagues, ses yeux lançaient des lueurs d’affolement, sa figure s’empourprait d’un rouge ardent, et ses lèvres s’écartaient pour exprimer un rictus d’effrayante torture.

Il s’arrêta brusquement devant l’abbé très ému.

— Oui, monsieur l’abbé, reprit-il avec un grincement de dents, j’ai peur et cette peur-là me fait horriblement souffrir. Puis ma souffrance me fait perdre confiance en moi-même ; et, perdant confiance en moi, je perds confiance en tout ce qui m’entoure. Tenez, monsieur l’abbé, ajouta-t-il d’une voix sourde, c’est terrible de le dire, mais il faut que je déverse ma pensée… toute ma pensée. Monsieur l’abbé écoutez : j’en suis arrivé à douter de la bonté de Dieu, de sa puissance, de son existence même !…

— Jules, s’écria l’abbé d’un accent très grave, prends garde aux paroles blasphématoires que laissent tomber tes lèvres !

Le jeune homme s’était tu comme épouvanté lui-même des paroles qu’il avait prononcées. Et maintenant, sous les regards profonds, tristes et doux de l’abbé, il demeurait confus.

— Ah ! monsieur l’abbé, murmura-t-il avec accablement, vous voyez bien que la douleur et la souffrance me rendent fou !

Il se laisse choir sur une pile de couvertures qui servaient de lit à l’abbé et demeura plongé dans une prostration.

Très touché, le prêtre vint s’asseoir près du malheureux jeune homme ; et d’une voix dont seule une mère peut avoir les accents.

— Mon fils, dis-moi tout ! Conte-moi la cause directe de ta souffrance ! Aie confiance, car j’espère trouver le moyen de te guérir.

Et alors, Jules, sans bouger, dans un souffle de morne abattement, murmura simplement ce nom :

— Violette !

L’abbé, à ce nom, esquissa un sourire triste et doux.

— Je m’en doutais, fit-il avec tendresse. Car j’avais déjà pensé que de telles amours résistent à tous les efforts qu’on peut tenter pour les briser. Ainsi donc, c’est cet amour-là qui te fait souffrir, mon Jules ?

— Ce qui me fait souffrir atrocement, c’est de savoir Violette souffrir plus atrocement encore. Violette est très malheureuse, monsieur l’abbé, elle dépérit, elle n’est plus la même, elle est malade… très malade… elle mourra peut-être. Et moi, j’aurai été la cause de sa mort ! Comprenez-vous, maintenant, ce que je souffre ?

— Tu as donc revu Violette ? interrogea doucement l’abbé.

— Je l’ai revue, oui, et je me suis conduit vis-à-vis d’elle comme le plus vil des hommes. Elle, qui se mourait d’amour pour moi ; elle, qui travaillait à écarter de mes pas un danger terrible ; cette fille, la plus noble entre les nobles, je l’ai odieusement suspectée, méprisée… Oui, j’ai agi comme un sans-cœur, comme un misérable !…

Un peu revenu au calme, Jules alors raconta la scène qui s’était passée entre lui et Violette. Puis, recommandant à l’abbé le silence et le secret, il parla du guet-apens de Randall et du rôle joué par Pascal.

Il ajouta :

— Voyez-vous combien ma sotte jalousie m’a rendu aveugle et insensé ? Ce Randall aimait Violette, il me croyait un obstacle sur sa route, il a voulu me retrancher. Par hasard Violette surprend les machinations du docteur et elle tente de me sauver. Or moi, fou, triple insensé, je la soupçonne d’être l’amante de ce Randall, et je lui jette des choses brutales, affreuses… des choses abominables ! Je lui porte coups sur coups, blessures sur blessures ! Elle en mourra peut-être, vous dis-je, et c’est moi — oui, moi qui l’adore, — qu’elle accusera de sa mort ! Elle m’accusera… elle me maudira, moi qui l’aime au point de me vouer aux plus affreux tourments pour lui épargner un chagrin !

— C’est terrible ! murmura l’abbé pensif.

— N’est-ce pas ? Vous voyez bien que mon mal est sans remède !

À ces mots l’abbé se leva. Sa figure exprimait une solennelle grandeur. D’une voix profonde il dit :

— Le remède, Jules, je l’ai…

— Oh ! alors, monsieur l’abbé, s’écria Jules avec espoir, guérissez-moi ! Monsieur l’abbé, sauvez-moi !

— Ce n’est pas moi qui te sauverai, Jules ; c’est elle !

— Elle…

— Oui, elle, Violette, Jules, écoute : entre l’amour et le devoir, l’homme fort, l’homme bien né ne peut hésiter. L’amour est cher, c’est vrai ; mais le devoir mon fils, est sacré. Et ce devoir est autant plus sacré pour toi qu’il est double. Oui, devant toi se pose un double devoir à remplir : ton devoir de chrétien d’abord, ton devoir de patriote ensuite. Comme chrétien, tu as une âme à conquérir, une âme à sauver : comme patriote, tu as l’honneur de ta race à défendre. Songe qu’en renonçant au second tu faillis au premier. Fais ton devoir jusqu’au bout, ou renonce à Violette… il n’y a pas de milieu ! Car, à cette heure je pense connaitre assez celle que tu aimes pour savoir qu’elle refuserait d’unir sa destinée à l’homme qui aurait forfait à l’honneur, c’est-à-dire au devoir. Et, alors, Jules, dis-moi si tous deux, Violette et toi, vous ne souffririez pas de plus atroces souffrances ? Vous avez, l’un et l’autre, le même idéal et l’idéal c’est la force, c’est la colonne du Temple d’Amour. Que l’idéal de Violette s’efface, le temple s’écroule ! Que tu cesses d’être pour Violette le garçon vaillant et généreux qui forme la base de son idéal, tu disparais aussitôt de son souvenir, de son cœur ! Pour ne pas avoir accepté le sacrifice qui se présente à cette heure, tu auras fait ton malheur et le sien ! Écoute, Jules : j’ai dit que Violette te sauverait ! Eh bien je te le dis encore ; mais elle te sauvera seulement si tu remplis ton devoir jusqu’au bout et si tu accomplis ce devoir par amour pour elle, pour la conquête de son âme qui ne demande qu’à être conquise. Ah ! quelle œuvre sublime, Jules ! Et songes-tu que cette âme, une fois conquise, il n’y aura plus entre Violette et toi l’obstacle qui, jusqu’à ce jour, vous a séparés tous deux ? Et elle, Violette, la vois-tu, radieuse et reconnaissante, venir à toi, se donner tout entière puisqu’elle aura été conquise corps et âme ? Elle sera dès lors pour toi la suprême récompense et le véritable bonheur ; et l’apportant ce bonheur, elle t’apportera le salut… Jules, Violette t’aura sauvé !

…Allons ! mon fils, debout et sois fort !

Ces dernières paroles furent le choc électrique qui soulève.

Jules Marion se redressa, superbe d’énergie ; et la figure illuminée, les regards brillants, il saisit la main de l’abbé Marcotte, la porta ardemment à ses lèvres, et murmura :

— Merci, mon père, c’est vous qui me sauvez !

Alors l’abbé eut un sourire de triomphe et ses regards s’élevèrent vers le ciel.