L’Étoile du nord (p. 84-90).

XII

DERNIÈRE ENTREVUE


Au même instant Randall fit vers Jules un geste brusque et impérieux :

— Monsieur, ordonna-t-il d’une voix tranchante, qui que vous soyez, veuillez passer votre chemin !

Jules le regarda comme on peut regarder quelqu’un qu’on n’a pas compris.

Puis il reporta ses yeux interrogateurs sur Violette comme pour chercher la réponse à faire.

Elle, alors, eut un geste et une parole de sublime décision. S’élançant vers le jeune homme et saisissant son bras qu’elle passa sous le sien, elle lui dit d’une voix ardente et en le regardant de ses beaux yeux tout pleins de larmes :

— Jules, emmenez-moi !

— Mademoiselle, répondit le jeune d’une voix légèrement tremblante d’émotion, je ne sais pas ce qui se passe entre vous et ce… monsieur, et je ne tiens nullement à le savoir. Mais je pense que je manquerais de courtoisie en ne me rendant pas à cet ordre de votre part, ordre au fond duquel je crois lire une prière et une supplication : venez !

Le docteur fit entendre un rugissement et s’écria sur un ton impératif et menaçant :

— Violette, si vous suivez cet homme, j’en informerai votre père.

Mais Violette, admirable de courage et d’héroïsme, et avec une supplication irrésistible dans ses regards comme dans sa voix, dit :

— Emmenez-moi vite, Jules !

De force presque elle entraînait le jeune homme.

Le docteur s’interposa.

— Monsieur, prononça-t-il, puisque vous voulez vous poser en chevalier galant, il est bon que vous songiez avant à quoi vous exposez la réputation de cette jeune demoiselle ?

— Monsieur, riposta Jules avec fierté, je puis vous assurer que la réputation de mademoiselle Spalding est mieux en sûreté sous ma protection que sous la vôtre !

— Misérable ! rugit le docteur en levant son poing sur Jules, ne sais-tu pas à qui tu as affaire ?

Par un mouvement rapide, Jules de sa main libre saisit au vol le poignet du docteur, et, le maintenant ainsi, il rétorqua avec un mépris écrasant :

— Je ne le savais pas… je le sais maintenant.

Et, lâchant le poignet du docteur qu’il repoussa, il ajouta sur un ton glacial :

— Allez-vous-en, tandis qu’il me reste encore un peu de patience !

À cette froide menace Randall répondit par un ricanement. Puis il ajouta avec un rire féroce :

— Soit… mais nous nous reverrons !

— Ne le souhaitez pas rétorqua Jules Marion qui déjà entraînait Violette presque défaillante.


Le docteur Randall s’était vite perdu dans l’obscurité de la rue.

Alors, avec une froide politesse, Jules demanda à Violette :

— Mademoiselle, voulez-vous me dire où je dois vous accompagner ?

— Chez nous, Jules chez mon père. Mais dites-moi d’abord par quel providentiel hasard vous vous êtes trouvé, ce soir, sur ma route ?

— Ou bien, vous-même sur la mienne ?… fit Jules sur un ton léger et moqueur.

Violette regarda le jeune homme avec surprise.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

— Rien de plus simple je retournais au campement de mon bataillon… Tenez, justement on peut voir d’ici les lumières.

— Ah ! fit simplement Violette déjà mise en émoi par cette attitude étrange du jeune homme.

— N’est-ce pas, continua Jules avec un enjouement ironique, que vous étiez plutôt sur ma route que moi sur la vôtre ? Mais ce n’est pas ce qui importe le plus. Le pis, pour moi, c’est de m’être rendu coupable d’empiétement envers vous et votre… ami ! À propos n’est-ce pas que cet ami a des airs très drôles ?… Oh ! ce qu’en j’en dis… ce n’est pas pour vous blesser. Mais, comme moi, vous avouerez qu’il a une façon toute bizarre de se comporter avec les demoiselles et les gens qu’il ne connaît pas !

Et Jules, avec ces paroles, fit entendre un rire nerveux qui fit mal à Violette.

— Vous pensez donc que cet homme est mon ami ? demanda la jeune fille avec une gravité qui impressionna Jules Marion.

— Dame ! que faut-il penser !… Vous conviendrez que les circonstances… et, aussi, les paroles de cet homme qui vous parle en maître… qui préviendra votre père… Enfin…

— Enfin, interrompit Violette avec des sanglots dans la voix, enfin, vous doutez de ma parole, même si je vous disais — ah ! vous ne croiriez pas, je le sens, vous penserez que je cherche à m’excuser à vos yeux… oui, si je vous affirmais que cet homme, bien loin d’être mon ami, est notre ennemi commun à tous deux, vous et moi, votre ennemi… mon ennemi ?

— Allons donc ! fit Jules avec un accent d’incrédulité et d’ironie, il me semble qu’on fuit ses ennemis au lieu de les approcher. Quant à moi, est-ce que je connais seulement cet homme pour qu’il soit mon ennemi ? Me connaît-il, lui ?

— S’il vous connait ?… Ah ! Jules, trop… beaucoup trop. Et je vous le répète : il vous hait… il vous hait !

— Ah ça ! que lui ai-je donc fait à cet homme que je ne connais pas, moi ?

— Rien… non, vous ne lui avez rien fait, je le sais bien. Et pourtant il vous hait…. pourquoi ? Voulez-vous le savoir ?

— Si je veux le savoir… ricana Jules toujours très ironique et de plus en plus incrédule.

— Ah ! je vous défends de rire… Écoutez-moi d’abord. Cet homme, Jules m’aime… Non, il ne m’aime pas, mais il le dit. Il le dit parce que je suis riche ; comprenez-vous ? Ce n’est pas la femme qu’il veut, c’est la fortune que cette femme pourra posséder un jour. Mais voilà devant lui un obstacle qui se dresse…

— Un obstacle ?

— Vous ne devinez pas ?… Nos amours !

— Nos amours ! murmura Jules en tressaillant.

— Oui, Jules… Ah ! qu’ai-je dit ! se reprit aussitôt Violette avec un sourire amer. Jules, je voulais dire « nos anciennes amours » !

Ces trois mots jetèrent tout à coup un éblouissement et un regret au cœur du jeune homme.

Leurs anciennes amours !

Jules étouffa un long soupir.

C’est vrai, en y songeant un peu, que ces amours lui paraissaient lointaines. Car depuis qu’il était soldat, avec les premiers soucis du métier nouveau pour lui, avec l’enthousiasme des grandes batailles qu’il entrevoyait, batailles qui se dessinaient si glorieuses sur les horizons de l’avenir, avec l’amère pensée d’une séparation très prochaine d’avec celles qui résumaient pour lui toute la famille — sa mère et sa sœur — avec aussi le cruel souvenir de son école abandonnée et fermée, de ses élèves dispersés, avec encore en mémoire, l’outrage de Harold Spalding et aussi, et plus encore peut-être, avec l’ulcère secret, tenace et torturant de la terrible rupture qu’il avait exigée, voulue, entre lui et Violette… oui, depuis et pendant tout ce temps-là, ses amours, à cette heure troublée, lui paraissaient bien lointaines !

Leurs anciennes amours !… avait jeté Violette comme avec regret, elle aussi ! Quoi ! quelques semaines seulement s’étaient passées, et déjà leurs amours étaient devenues anciennes !…

Non ! Violette avait parlé contre sa pensée à elle… contre sa pensée à lui !

Car soudain dans l’esprit de Jules ces amours apparaissaient plus vivaces, plus grandes, plus irrésistibles. Il lui sembla tout à coup que ces chères amours n’avaient jamais cessé de vivre ! Non, de fait, elles n’avaient jamais cessé…

Car Jules, en dépit de ses multiples occupations, de ses démarches nombreuses et quotidiennes, de son surmenage pour la formation d’un bataillon, n’avait pas un instant oublié Violette… il ne pouvait pas l’oublier… il ne pourrait l’oublier jamais !

Elle était demeurée, pauvre fleur meurtrie, tout au fond de son souvenir, au tréfonds de son âme, ensevelie comme une douce et pieuse relique !

Ah ! il avait cru briser ce qui ne se brise jamais !

Pour accomplir son devoir il avait piétiné sur son cœur, il avait cherché à l’étouffer tout à fait !

Mais le cœur avait résisté, il avait continué de vivre du souvenir de l’adorée.

Et cette adorée… ! il la retrouvait tout à coup ce soir, alors qu’il s’était, en secret, désespéré de la revoir !

Hélas ! en la revoyant — chose étrange — Jules éprouvait, mêlé à sa joie et à ses espérances, un doute affreux !

Leurs anciennes amours !…

Et c’est elle, cette Violette, qui disait ça comme si, de fait, elle avait tout oublié déjà… comme si, à présent, elle se nourrissait de nouvelles amours, comme si elle s’en grisait !

Et lui, ce Jules, avec cette folle pensée, se sentait devenir jaloux ! Oui ! jaloux de cet homme inconnu — le nouvel élu — qui l’avait remplacé dans le cœur de cette Violette dont il ne pouvait effacer le doux et persistant souvenir de sa pensée !

Ah ! quelle torture il ressentait à présent ! Et de cette torture — triste ironie ! — il était lui-même l’auteur ! Il souffrait atrocement, et c’est lui qui, insensé, s’était fait son propre bourreau !

C’est lui-même qui avait dit, ordonné à Violette d’oublier ! Et elle, Violette, avait à cette heure un nouvel adorateur. Quoi d’étonnant ?…

Qu’importe ! Cela lui faisait mal horriblement !

Et, pour comble de supplice, Jules avait surpris les nouveaux amoureux dans la noirceur d’une rue déserte ! Et pis encore : ces amoureux nouveaux — son oreille ne l’avait pu tromper — avaient parlé de lui, le premier, ils en avaient ri, ils s’en étaient moqué !

Oui, Jules Marion avaient maintenant de ces pensées qui le tenaillaient, des pensées qui eussent tué peut-être celle dont il tenait le bras frémissant sous le sien !

Mais, aussi, comment se défaire de ces pensées terribles ! Car Jules revoyait encore, toujours, l’homme qui surpris, confus d’abord, se redresse ensuite comme l’amoureux en titre, comme le fort, qui se sent le maître et qui commande ! Et l’autre, l’amante, qui, prise en faute, cherche tout de suite un subterfuge, il l’avait à son bras, anxieuse de sortir de l’impasse pour aller rejoindre le nouvel aimé ! Et il la regardait. avec une sorte de douloureux étonnement, il regardait les pleurs de ses yeux, il écoutait les sanglots de sa voix !

Puis le doute peu à peu se faisait certitude dans l’esprit tourmenté de Jules : car il se rappelait sans cesse cette parole de la comédienne audacieuse dite à lui, l’oublié maintenant, le détesté, le méprisé peut-être !

— Emmenez-moi !

Et lui, imbécile, il l’avait prise au mot !

À cette pensée plus terrible Jules s’arrêta net.

Il dégagea vivement son bras et regarda plus attentivement Violette.

À cette minute, tous deux se trouvaient revenus en pleine ville, sous les magiques lumière de la cité.

Jules regardait Violette.

Celle-ci eut à ses lèvres un sourire d’affectueuse tendresse et de profonde reconnaissance.

Or, ce Jules, ce jaloux maintenant, cet aveugle, ce torturé, prit ce sourire pour un sourire de raillerie.

Ses traits se crispèrent, son cœur fit horriblement mal ; et d’une voix mal affermie, d’une voix dont il ne reconnaissait plus l’accent lui-même, il prononça sans savoir :

— Mademoiselle, nous voici, si je ne me trompe, à trois pas de votre demeure… adieu !

Et il partit d’un pas raide.

Sur le coup Violette demeura interdite.

Mais se ressaisissant aussitôt :

— Jules, murmura-t-elle ne me laissez pas ainsi ?

Il y avait dans le ton de sa voix une telle angoisse, un si énorme désespoir que le jeune homme tressaillit et s’arrêta.

Mais l’image de l’autre reparut… il frémit.

— Mademoiselle, ma galanterie ne peut aller plus loin ; pour le reste… ça regarde l’autre !

Violette reçut le coup en plein cœur. Un nuage passa devant ses yeux, sa tête tourna l’espace d’une demi-minute.

Mais elle se raidit violemment, la courageuse enfant, elle crut comprendre ce qui se passait dans le cœur de celui dont elle était toujours aimée. Et alors, elle voulut lui ouvrir toute sa pensée, lui crier son amour, le convaincre. Mais elle n’osa pas, intimidée par la glaciale physionomie de Jules Marion.

Tout ce qu’elle put dire fut :

— Jules, l’avenir se chargera de vous détromper sur mon compte. Cependant laissez-moi vous répéter que l’homme de ce soir est votre ennemi… le mien. J’ai voulu le désarmer, et c’est pourquoi vous m’avez surprise avec lui. Prenez garde ! Défiez-vous ! c’est tout ce que je vous demande. Ah ! plus tard… peut-être comprendrez-vous, enfin ! Maintenant, adieu ! puisque vous le voulez !… Non… non… Jules, au revoir !… Ne m’oubliez jamais !

Et elle s’enfuit pour ne pas laisser voir d’autres larmes qui venaient de jaillir de ses yeux.

Jules poussa un profond soupir et s’éloigna en chancelant, l’esprit perdu, l’âme malade.