La réforme de l’enseignement secondaire en Espagne

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 43-46).

LA RÉFORME DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ESPAGNE


Depuis 1845, l’Espagne possède un enseignement d’État, organisé sur le plan général de l’enseignement français, mais avec des tendances plus pratiques.

L’enseignement secondaire officiel se donne dans des Instituts provinciaux établis au chef-lieu de la province. Le directeur et les professeurs sont nommés par l’État qui dirige les programmes.

Les Instituts ne sont que des externats. Les examens du baccalauréat se passent devant les professeurs des Instituts, soit que les élèves aient suivi les cours de l’Institut, soit qu’ils aient passé par les écoles libres, très nombreuses en Espagne, soit qu’ils aient fait leur éducation dans la maison paternelle. — Disons en passant que ce système d’examens est fort critiqué en Espagne.

J’ai visité en détail l’Institut de Pampelune ; je connais ceux de St-Sébastien, de Bilbao, de Vitoria et de Barcelone. L’Institut de Pampelune est un joli hôtel avec une cour intérieure entourée d’arcades et ornée d’un jardin. Les classes sont claires et bien aménagées. La salle des actes peut contenir cent cinquante personnes, La bibliothèque m’a paru médiocrement tenue, le cabinet de physique possède les instruments les plus usuels, un curieux musée agricole permet de donner aux élèves des notions pratiques sur les travaux des champs, de les renseigner sur les terrains, engrais et récoltes de la province. Un bureau météorologique est annexé à l’Institut.

Pendant l’année scolaire 1888-89, le nombre des immatriculations à l’Institut de Pampelune s’était élevé à 314. Parmi ces élèves, 178 s’étaient inscrits comme élèves de l’enseignement officiel, 149 de l’enseignement libre, et 19-omme élèves de l’enseignement domestique. Pour entrer à l’Institut, il fallait subir un examen d’entrée portant sur les connaissances élémentaires. L’âge moyen d’entrée à l’Institut était dix ans. Les cours duraient cinq ans. L’enseignement portait sur les matières suivantes : latin (deux ans), espagnol (deux ans) ; rhétorique et poésie ; géographie ; histoire universelle ; histoire d’Espagne ; psychologie, logique et éthique ; arithmétique et algèbre ; géométrie et trigonométrie ; physique et chimie ; histoire naturelle et principes de physiologie ; agriculture élémentaire.

En 1894-95, le programme de l’Institut de Vitoria était déjà beaucoup plus étendu. Aux treize branches d’enseignement précédentes, il en avait été ajouté onze nouvelles : psychologie élémentaire ; logique et philosophie morale ; droit usuel ; exercices de ma. thématiques ; éléments de chimie ; éléments de physique (distincts du cours de physique et chimie) ; tableaux d’histoire naturelle ; organographie et physiologie humaines ; gymnastique ; dessin ; calligraphie. Ces trois dernières matières étaient facultatives.

L’enseignement des Instituts s’adresse surtout à la mémoire. Chaque cours à son manuel (libro de texto), que le professeur lit et commente, et que les élèves apprennent et récitent.

L’émulation est entretenue par d’innombrables examens portant sur toutes les matières de l’enseignement. À la suite de ces examens, les élèves sont classés en excellents (sobresalientes), remarquables (notables), bons (buenos), passables (aprobados), ajournés (suspensos).

Ces examens, tous oraux, paraissent très faciles. Sur 780 candidats aux examens ordinaires à Pampelune en 1889, on compte 36 sobresalientes, 116 notables, 218 buenos, 339 aprobados et seulement 51 ajournés. — Sur 1.703 examens ordinaires à Vitoria en 1895, il y a eu 139 sobresalientes, 183 notables, 370 buenos, 820 aprobados, et seulement 187 ajournés.

Le grade de bachelier est décerné après deux épreuves orales particulières. Sur 38 candidats examinés à Pampelune en 1889, il y eut 32 reçus. Sur 68 candidats examinés à Vitoria en 1895, il y eut 66 reçus.

Les élèves qui passent d’un Institut à l’autre sont munis d’une fiche sur laquelle on inscrit les cours qu’ils ont suivis, et les notes qu’ils ont méritées à l’examen de fin d’année.

Les Espagnols reconnaissent de bonne foi que l’enseignement des Instituts est extrêmement faible.

La politique et la faveur jouent un rôle beaucoup trop grand dans le recrutement des professeurs.

L’enseignement est gêné par des règlements tracassiers — par le manuel que le professeur doit commenter — par l’ingérence du clergé.

Les manuels sont, en général, exécrables. J’ai connu un Espagnol fort distingué, correspondant de l’Académie de l’Histoire, qui les qualifiait de « livres de cuisine ». Le clergé condamne tous ceux qu’il regarde comme hostiles. Les ministres favorisent les œuvres de leurs amis politiques.

Fussent-ils bons, les manuels ne devraient jamais servir que de livres de lecture. Forcer le professeur à une perpétuelle exégèse, c’est ôter toute spontanéité et toute valeur à son enseignement.

Les programmes sont trop vastes et mal compris. On demande trop de choses et on n’approfondit rien. La polymathie triomphe en Espagne, comme en France, au grand détriment de la santé des esprits.

Les écoliers, trop jeunes et naturellement peu laborieux, ne travaillent que pour passer l’examen ; la plupart ne font qu’assister aux classes.

Les examens sont de vraies comédies (farsas) où la vivacité espagnole permet aux plus médiocres de se tirer d’affaire en face de professeurs obligés à la plus extrême indulgence, sous peine de déchaîner contre eux de véritables haines.

C’est ce régime que M. Gamazo, ministre de l’instruction publique, a voulu remanier par un décret du 14 septembre dernier, On a fait observer avec raison qu’une réforme de cette importance aurait dû être discutée et votée en Cortès. Décrétée par le ministre, elle a le caractère d’une œuvre personnelle et pourra être abrogée demain par un nouveau ministre.

M. Gamazo a fixé à dix ans l’âge minimum d’entrée à l’Institut. On y passera désormais six ans au lieu de cinq.

Les matières d’enseignement sont réparties en deux sections : section des lettres, section des sciences ; mais cette division est toute de forme, il n’y a qu’un seul examen de fin d’études ; les candidats au baccalauréat sont interrogés sur les matières scientifiques comme sur les littéraires.

Aux branches déjà existantes, M. Gamazo ajoute : l’Économie politique, le Droit usuel, l’Histoire de la littérature espagnole, l’Histoire de l’art, la Comptabilité, la Technique industrielle et agricole. Les matières enseignées dans les Instituts sont ainsi portées au chiffre de 35.

La partie la plus neuve du projet de M. Gamazo consiste en une série de règles pédagogiques posées par lui pour l’application de son programme. Le ministre semble donner une certaine liberté au professeur pour traiter son cours comme il l’entend. Il recommande, pour l’étude des langues, les exercices de traduction et de composition. Il veut que l’élève puisse lire et traduire couramment le français en sortant de l’Institut. Il engage les professeurs d’histoire à faire une large part à l’histoire de la civilisation. Le droit usuel devra donner à l’élève une idée générale de l’organisation politique et administrative du pays, des droits de famille et de propriété. Le programme scientifique sera étudié au point de vue des avantages pratiques que l’on peut retirer de la connaissance des sciences. M. Gamazo veut que les professeurs expliquent chaque année tout leur programme, fassent une part dans chaque classe à l’interrogation et réservent au moins un mois pour repasser les matières vues avant l’examen.

La réforme de M. Gamazo a été très critiquée en Espagne et il est fort douteux qu’elle amène un réel progrès dans l’enseignement. Les élèves sortiront de l’Institut sans savoir le latin, qu’ils n’auront pu apprendre en trois ans ; ni le français, qu’ils n’auront pu apprendre en deux ans. Ils ne sauront pas l’histoire de l’Espagne contemporaine. L’histoire et l’histoire littéraire leur seront toujours enseignées dans des recueils de biographies et de morceaux choisis, dans des select : e. Enseigner l’histoire de l’art est une idée des plus heureuses dans un pays où le mauvais goût est porté à un excès à peine croyable, mais cet enseignement manquera d’abord de maîtres et l’absence de modèles et la pruderie cléricale seront pour lui de gros obstacles. M. Gamazo recommande les visites aux musées. Très bien ! mais dans les neuf dixièmes des villes d’Institut, les seuls musées sont les églises, et les églises d’Espagne ne sont souvent que des musées… de figures de cire.

Les programmes scientifiques sont beaucoup trop étendus pour être sérieux, et la recherche exclusive des applications pratiques est de nature à fausser les idées des jeunes gens sur le rôle véritable de la science

On ne touche pas aux libros de texto.

Le système des examens, déjà trop lourd, est encore aggravé. L’élève sera interrogé, en première année, sur cinq matières différentes, et sur six matières dans chacune des cinq autres années. Ce n’est certes pas la mer à boire, mais il y a quelque chose d’un peu puéril dans la complication de ce mécanisme. Le baccalauréat supposera 35 épreuves préparatoires, et, déjà, on crie au surmenage : « C’est, dit un journaliste, un décret attentatoire à la vie et à la santé de ceux à qui on veut l’appliquer. Il n’y aura certainement pas de père de famille à vouloir soumettre ses enfants à une sorte de torture à laquelle l’Inquisition n’a certainement pas songe dans ses meilleurs jours ».

En réalité, les pauvres enfants auront trois heures ou trois heures et demie de travail par jour, en première année, et quatre heures et demie dans les cinq autres. La plaisante colère de notre journaliste en dit long sur les causes de la décadence intellectuelle de l’Espagne. Pour relever l’enseignement, il ne suffit pas de charger les programmes ; il faut former des maîtres, les émanciper de la tutelle intolérable du clergé et les soustraire aux caprices des politiciens, simplifier les programmes, demander moins de connaissances et les exiger plus sérieuses, et changer peut-être l’écolier qui ne veut rien apprendre et le père de famille qui veut qu’on ne lui apprenne rien.

G. Desdevises du Dezert.