L’enseignement des sciences appliquées dans les Universités

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 97-107).

L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES APPLIQUÉES DANS LES UNIVERSITÉS

La pléthore des cadres de l’Enseignement secondaire détourne aujourd’hui de la carrière de l’Instruction beaucoup de jeunes gens. Il en résulte une diminution notable dans le nombre de ceux qui viennent faire leurs études auprès des Facultés des Sciences en vue de la licence.

Que ce mouvement s’accentue, comme tout porte à le craindre, et les jeunes Universités seront menacées dans leur existence par le manque d’élèves.

Le pouvoir législatif vient, il est vrai, de demander l’augmentation des bourses de licence, dans l’espoir de démocratiser l’accès de l’Enseignement supérieur. Mais il est probable que bien peu se laisseront séduire par l’appât d’un diplôme, qui n’a aucune utilité au point de vue des nécessités matérielles de l’existence.

Certainement la perspective de vivre pendant quelques années au frais de l’État, en faisant des études qui n’ont rien de pénible, qui sont même agréables, tentera un certain nombre de Jeunes gens studieux, sans grande initiative, souvent même sans grande capacité, de ces esprits qui ont l’habitude de se laisser vivre sans regarder où ils vont, tristes élèves comme il y en a déjà eu beaucoup trop dans les Facultés, et qui encombrent ensuite inutilement la liste des candidats aux fonctions universitaires.

D’ailleurs leur nombre, peu élevé, pour chaque cours, n’apportera pas grande activité à l’enseignement. Malgré leur concours, on verra encore des professeurs réduits à un ou deux élèves.

Il y a des esprits judicieux, voire même des professeurs qui s’en félicitent, qui pensent qu’en s’adressant à un petit nombre d’élèves on leur inculque mieux les méthodes scientifiques. Ce raisonnement peut être vrai, quand il s’agit des parties élevées de la science, de la préparation des travaux particuliers qui conduisent au doctorat ou même des épreuves de l’agrégation ; mais la licence est un enseignement relativement élémentaire. Il faut faire naître chez l’étudiant la vocation scientifique ; il faut lui ouvrir des horizons nouveaux, lui montrer comment les faits s’enchaînent. Le professeur doit s’animer à son cours ; il doit faire vibrer l’intelligence de son auditoire. Peut-il le faire, s’il ne s’adresse qu’à une ou deux personnes.

Il n’est donc pas étonnant que des professeurs et amis de l’enseignement supérieur aient songé à appeler dans les Facultés d’autres élèves que ceux qui se destinent à la carrière de l’enseignement, en y organisant des cours industriels et agricoles.

Bien d’autres raisons plaident en faveur de ces cours de science appliquée. On remarquait que dans les pays étrangers, il y a un grand nombre de laboratoires où les futurs industriels et agronomes vont apprendre ce qui est nécessaire à leur profession et où ils prennent en même temps les méthodes scientifiques propres à les guider dans les recherches individuelles. Ils y deviennent des savants, mais des savants avec préoccupations industrielles, tournant leur science vers les applications. Le chauvinisme superficiel acceptait volontiers cet adage très discutable, que les Français font les grandes découvertes théoriques, et que les étrangers les appliquent. Ce n’est pas le lieu d’examiner ce qu’il y a de vrai dans ces deux propositions, mais on doit constater que Îles hommes sérieux et patriotiques voient avec peine l’influence scientifique étrangère s’implanter partout, même en France, sous le couvert de l’industrie.

On en arrivait jusqu’à reprocher au gouvernement de n’avoir pas multiplié dans les Facultés des sciences les laboratoires de chimie et de physique appliquées.

C’était ne pas connaître les faits réels et se méprendre sur les causes qui empêchent dans les Universités le développement de l’Enseignement supérieur des sciences appliquées.

Depuis longtemps, des chaires de Chimie, de Physique, d’Histoire naturelle appliquées existent dans les Facultés des Sciences. Il suffit de citer la chaire de Chimie appliquée de la Faculté des sciences de Lille, qu’a illustrée Pasteur, l’École de Brasserie de Nancy, l’enseignement d’Électricité de Grenoble, les cours de Botanique agricole de Bordeaux et de Toulouse, etc.

Ce qui manque à l’enseignement scientifique appliqué, c’est moins les maîtres et les laboratoires que les élèves.

La faute en est au mode d’enseignement que nous tenons de la Convention.

L’enseignement des sciences appliquées se donne en France dans les Écoles. Tout enseignement appliqué dépend d’une École spéciale, non seulement pour ses parties pratiques, mais aussi pour les cours théoriques. Ainsi, il y a quelques années, on a senti le besoin d’avoir un enseignement supérieur d’agriculture. Au lieu d’établir auprès des Facultés des cours appliqués à l’Agriculture, on a créé une École spéciale, l’Institut agronomique de Paris.

Dans le sein même des Universités, il y a des Écoles. Les Facultés de Médecine se sont longtemps appelées Écoles de Médecine et formaient réellement écoles. On prétendait qu’il y avait une chimie, une botanique spéciales à la Médecine. Il a fallu la pression administrative pour faire reconnaître que la préparation de l’oxygène était la même dans les Facultés de Médecine et dans les Facultés des Sciences.

Néanmoins, on n’a pas osé aller jusqu’au bout. Si on a obligé les futurs étudiants en médecine à suivre pendant un an les cours des Facultés des Sciences, on a créé pour eux un enseignement spécial que ne suivent pas les élèves se destinant à la licence. C’est aux Universités, maintenant plus libres de leurs règlements, « le faire faire un nouveau pa sà l’idée de l’unité de la science. Qu’elles engagent les candidats aux Certificats de licence à commencer par suivre ces cours élémentaires et que les cours de licence ne soient que des compléments des premiers supposés connus.

Si on a soudé les Facultés de Médecine aux Facultés des Sciences, on a laissé subsister les Écoles de Pharmacie. La seule raison à faire valoir en faveur de cet illogisme, c’est que les bonnes réformes se font lentement.

D’ailleurs les Facultés de Médecine et les Écoles de Pharmacie font partie intégrante des Universités et, s’il y a multiplicité de professeurs et différenciation d’étiquettes, il y a communauté de méthodes et d’origine.

Il n’en est pas de même pour les Écoles dites spéciales. L’École se différencie de l’Université par son mode de recrutement, par ses programmes, par son monopole.

1o  Le mode normal de recrutement de l’École est le concours. Il ne suffit pas d’être capable de suivre les cours de l’École pour y être admis. il faut encore être plus capable que les autres. On y entre à la suite d’un classement. Ce mode de recrutement est très favorable pour l’École parce qu’il lui fournit les meilleurs élèves possibles. La sélection se fait avant l’entrée. Le professeur sachant qu’il s’adresse à une élite peut aller plus vite dans son enseignement. Il n’en est pas de même dans une Université. Y entre qui veut, pourvu qu’il ait fait des études secondaires, qu’il ait prouvé par le diplôme de Bachelier sa capacité à suivre les cours d’Enseignement supérieur. La sélection se fait plus tard par le fait d’examens successifs ou par suite des difficultés progressives de la science, qui éloigne peu à peu les élèves incapables ou non travailleurs. Néanmoins le professeur doit graduer son enseignement d’après la facilité qu’ont les élèves à le suivre.

Si le mode de recrutement des Ecoles est avantageux pour elles, il a des inconvénients au point de vue général de l’éducation.

Le concours n’est autre chose que l’exagération du système d’émulation qui fait la base de nos enseignements primaire et secondaire : Au lieu d’inspirer aux enfants l’amour du travail pour lui-même, l’amour des lettres ou des sciences pour les satisfactions qu’elles procurent, on ne leur fait voir qu’un but : surpasser les camarades. Les Jésuites avaient jugé, avec leur parfaite connaissance de l’âme humaine, que la vanité, si naturelle à tous, plus peut être encore à l’enfant, pouvait devenir le stimulant le plus puissant du travail. Ils avaient multiplié les compositions, les concours, les prix, les croix, les distinctions de toute nature. L’Université a hérité de leurs habitudes scolaires et sous ce rapport le disciple a peut-être dépassé le maître.

Les concours pour les Écoles donnent un aliment plus puissant encore à cette culture de l’orgueil au moment où l’adolescent commence à entrer dans la vie et où se forme son caractère.

Il est inutile de remarquer que les parents sont les premiers à courir à ces appels de la vanité. Quand leur petit bonhomme de six ans fait une addition sans faute, ils rêvent pour lui le brillant uniforme de l’École Polytechnique, moins peut-être pour l’avenir qui lui serait réservé, que par l’ambition de le voir, en vertu du concours, classé dans l’élite intellectuelle de la jeunesse.

Les concours ont aussi un résultat moral regrettable en inspirant à plusieurs de ceux qui y ont réussi un sentiment d’orgueil tout spécial. Ils sont portés à se croire d’une intelligence supérieure à leurs concitoyens. Ce travers d’esprit ne leur est pas absolument propre. On le retrouve chez certains hommes, qui doivent à des qualités naturelles de briller dans l’art, dans la poésie et même dans les mathématiques. Heureusement, c’est un travers qui disparaît assez rapidement chez les personnes de bon sens ; en se rencontrant dans la vie avec des hommes arrivés sans avoir passé par la voie des concours, ils finissent par reconnaître que ceux-ci peuvent néanmoins posséder une véritable valeur intellectuelle.

Un autre inconvénient des concours est de donner la préférence à la mémoire, à l’intelligence précoce et primesautière au dépens des esprits plus lents, plus attardés, plus méditatifs. Ils favorisent certaines races telles que les races latine et hébraïque, dont le développement corporel et intellectuel est plus rapide que celui des races celtique et germanique. Ils ne peuvent pas faire prévoir ce que sera l’homme futur. Combien ne voit-on pas de personnes capables, ayant acquis une haute position, dont la valeur ne s’est décelée que postérieurement à l’âge des concours.

Les concours et en particulier celui de l’École Polytechnique ont encore un effet fâcheux sur l’enseignement et sur la marche intellectuelle de la nation française, en faisant converger tous les efforts de l’enseignement secondaire vers les mathématiques. Les autres branches des sciences sont mises au second plan et traitées d’accessoires. On attire vers les mathématiques les meilleures intelligences dont beaucoup possèdent des aptitudes toutes différentes. Combien d’hommes sont entrés à l’École Polytechnique et ont ensuite tenu un rang honorable, mais modeste, comme ingénieurs ou comme militaires, que leurs dispositions naturelles appelaient à briller au premier rang dans d’autres carrières.

En raison de la faveur qui s’attache aux Écoles, par cela même que leur entrée est la récompense d’un concours, les Universités et particulièrement les Facultés des sciences n’ont comme élèves que ceux qui ont échoué au concours et ceux à qui l’âge, le peu de dispositions naturelles, ou les circonstances n’ont pas permis de concourir. Les Écoles sont donc pour les Universités une grande cause de faiblesse.

2o  Les Écoles possèdent des programmes très étendus et uniformes pour tous. Elles ont en effet un but spécial ; elles doivent former des élèves pour une certaine profession. Il faut donc qu’elles leur apprennent tout ce qui peut être utile à cette profession. Certainement il y a des cours plus importants les uns que les autres, mais on n’en peut négliger aucun. Tous font l’objet d’un examen et entrent en ligne de compte pour le classement de sortie. Cependant à mesure que les professions se spécialisent, les Écoles sont obligées de scinder leurs programmes. Ainsi à l’École centrale il y a cinq sections, plus apparentes, il est vrai, que réelles. L’École industrielle de Lille est aussi divisée en trois sections. Néanmoins par cela seul que les Écoles sont en quelque sorte responsables du savoir de leurs élèves, elles doivent exiger de tous une science uniforme, comprenant tout le programme.

De plus cette science nécessaire doit être assimilée dans le temps réglementaire donné aux études et ce temps est calculé pour suffire à la majorité des élèves. Tant pis pour ceux qui ont le travail lent, il ne leur est accordé aucun délai.

Dans les Universités les élèves ont la liberté la plus complète pour le choix des cours qu’ils suivent et avec l’organisation indépendante des Certificats, ils peuvent fournir la preuve qu’ils ont profité de l’enseignement sur une branche spéciale. Leur savoir peut être incomplet pour l’exercice d’une profession, mais ils seront très forts sur certaines spécialités. Ainsi un élève d’un cours d’Électricité appliquée, comme il en existe dans plusieurs Universités, sera certainement plus capable comme ingénieur électricien que ne peut l’être un élève sortant de l’École centrale, mais par contre, il ne sera pas comme celui-ci apte à faire autre chose que de l’électricité.

Dans les Universités, il n’y a pas de limites de temps. Les uns font leurs études rapidement ; d’autre avec plus de négligence, mais ils pourront par un travail tardif et repentant réparer leur faute. L’intelligence lente prendra quelque délai pour s’assimiler les matières de l’examen ; le travailleur flâneur flânera à son aise.

Dans notre organisation sociale, où chacun est pressé de se faire une position on ne sait plus guère ce que c’est de flâner en travaillant. Il me souvient d’avoir lu, il y a longtemps et je ne sais où, l’éloge d’un poële de l’École Normale supérieure, section des lettres, grand poële autour duquel les élèves se réunissaient, causant des études, des lectures, des spectacles, discutant le mérite des auteurs, la valeur des cours et surtout critiquant les maîtres. L’auteur de l’article affirmait que le poële en apprenait plus qu’un professeur. Il me serait difficile de citer ceux qui s’y réchauffaient, mais je me rappelle que leurs noms étaient dans toutes les bouches, comme les maîtres de la critique, de la littérature et de l’érudition.

On s’étonne quelquefois de la supériorité des médecins qui ont passé par l’internat de Paris et on est tenté de l’attribuer au rude concours qu’ils ont eu à traverser. M’est-ce pas plutôt à leur heureuse flânerie de trois ans dans les hôpitaux, au centre du monde médical, dans la conversation des salles de garde avec les anciens ?

3o  Il est impossible de parler des Écoles en les comparant aux Universités sans dire un mot de leurs monopoles. Pour les unes le monopole est strict. Seuls les Élèves de l’École Polytechnique sont appelés à devenir ingénieurs de l’État dans les Écoles d’application des Mines et des Ponts et Chaussées ; seuls les élèves de l’Institut agronomique de Paris peuvent entrer à l’École forestière. D’autres fois le monopole sans être aussi absolu s’établit de lui-même parce que l’École seule donne l’instruction nécessaire ou le diplôme recherché. J’ai entendu des hommes autorisés dire que pour être nommé professeur d’agriculture ou directeur de station agricole, il fallait sortir de l’Institut agronomique.

À défaut de monopole, l’esprit de camaraderie dont sont inspirés les élèves d’une même école constitue dans la lutte pour la vie une puissance redoutable aux étrangers. On ne peut blâmer cette généreuse solidarité, mais il ne faut pas s’étonner des plaintes de ceux qui en souffrent, ou qui croient en souffrir.

Il n’y a pas à mettre ici en discussion les avantages et les inconvénients des monopoles, mais il est nécessaire de constater qu’ils n’existent pas au même degré à l’étranger. En Belgique, l’École des mines est annexée à l’Université de Liège. Les cours sont faits par les professeurs de l’Université. C’est elle qui décerne les diplômes d’ingénieur. L’État choisit ses ingénieurs des mines parmi les diplômés de l’Université. Il en est de même pour les Ponts-et-Chaussées (Génie civil) dont l’École est annexée à l’Université de Gand.

On ne doit donc pas s’étonner de ne rencontrer dans les Universités françaises, ni les cours ni les laboratoires de science appliquée, que l’on trouve chez les nations où les écoles spéciales se confondent avec les Universités.

Ce long parallèle des caractères des Écoles et des Universités était nécessaire pour établir le rôle que doivent jouer les Universités dans l’enseignement des sciences appliquées. Les esprits simplistes, et il y en a beaucoup en France, penseront que les Écoles ayant toujours suffi à l’enseignement industriel et agricole, il n’y a pas lieu pour les Universités de s’en occuper ; qu’elles formeraient double emploi avec des institutions qui ont fait leurs preuves. Elles devraient donc rester dans la sphère désintéressée de la science pure. Les Universités et leurs amis ne peuvent accepter cette manière de voir ; à côté des Écoles, il y a place pour un enseignement scientifique appliqué que les Universités sont appelées à donner.

Pour bien juger de ce que doit être cet enseignement, il y a lieu d’examiner quels peuvent être ses programmes, quels seront ses élèves, quelle sanction on donnera à leur travail.

1o  Il est évident que le programme universitaire ne doit pas être copié sur celui des Écoles, puisque l’Université ne doit pas faire concurrence à l’École. D’ailleurs, son enseignement repose sur des principes essentiellement différents dans leur esprit, dans leur discipline et dans leur méthode.

L’esprit qui inspire l’enseignement supérieur universitaire ne peut être que celui qui anime les professeurs, celui de la recherche scientifique, le besoin de pousser la science plus loin en luttant contre l’inconnu. Le professeur de l’Université, qui sait que sa mission spéciale est de former des savants, ne se borne pas à apprendre à ses élèves le connu de la science : il leur montre l’inconnu, comme un général montre à ses soldats le bastion ennemi. Il leur enseigne les méthodes par lesquelles on peut y atteindre ; il cherche à développer l’esprit d’initiative et de méditation.

Pour répondre à cet enseignement, il faut à l’élève deux facteurs indispensables : le temps et la liberté. L’Université les lui donne. S’il ne peut faire ses études en un ou deux ans, il en mettra trois ou même quatre. Le séjour qu’il fera sur les bancs n’est nullement limité. Il peut suivre les cours qui lui conviennent et rien que ces cours, s’il veut creuser une spécialité ; il trouvera toujours des maîtres dévoués qui chercheront avec lui.

Certainement, il y a dans les Universités, comme partout, des hommes autoritaires, doctrinaires, qui se croient en possession de la vérité et pour lesquels le bon élève est le miroir qui réfléchit les idées et même les paroles du maître. Mais, généralement, l’enseignement universitaire est libéral. Il le serait plus encore s’il rencontrait plus d’indépendance dans l’esprit des élèves.

Si j’énumère avec une juste satisfaction les mérites de mes collègues des Universités, il ne faudrait pas croire que je suppose ces qualités absentes chez les maîtres des Écoles spéciales. Je sais parfaitement que l’on trouve chez eux, au même degré que chez nous, la science, l’esprit de recherches et le libéralisme. Mais ils sont obligés de compter avec le grand nombre d’élèves qui les empêche de s’occuper de chacun en particulier, avec le concours de sortie qui exige, au nom de la justice, que l’élève qui sait bien le cours soit mis avant celui qui, avec plus d’acquit personnel peut-être, possède moins bien les matières enseignées.

Les Universités possèdent encore une autre condition d’esprit qui influe sur leur enseignement. Elles sont régionales et elles doivent rester régionales. Leurs professeurs, qui sont du pays, soit par leur naissance, soit par une longue habitation, en connaissent les besoins, les industries spéciales, les conditions agricoles, les richesses naturelles. Ils vivent de la vie pratique bien plus que les savants de Paris, et mieux qu’eux ils peuvent tracer des programmes utiles à leur région.

Jusqu’à présent, l’administration supérieure de l’Instruction publique a laissé la liberté aux cours de science appliquée. Il faut espérer qu’elle leur continuera cette marque de confiance et qu’elle ne les étouffera pas sous un fardeau de réglementations et de programmes. Moins il y aura de décrets et d’arrêtés, plus il sera laissé à l’initiative des professeurs et à la liberté des Universités, mieux les cours se développeront sous tous les rapports.

2o  Puisque l’enseignement des Facultés des sciences se compose de spécialités indépendantes, il convient à plusieurs catégories d’élèves.

Il peut attirer ceux qui possèdent déjà une instruction très avancée. Ainsi, des ingénieurs sortis de l’École centrale ou de l’École industrielle de Lille peuvent désirer aller passer une année dans un Institut où l’on s’occupe spécialement d’électricité. Si un de ces ingénieurs se destine à la brasserie, il ira suivre les cours de brasserie de l’Université de Nancy. Un élève diplômé de l’Institut agronomique aura peut-être intérêt à prendre l’enseignement agricole d’une Université régionale, quand il existe des cours de science agricole spéciaux à la région où il va s’établir.

Une autre catégorie d’élèves probables pour les Universités sont ceux qui ont échoué à l’entrée dans les grandes Écoles. Si l’École polytechnique, l’École normale, l’École centrale, l’École des mines, etc., écrèment la jeunesse scientifique française, les Universités peuvent avoir le reste : ce reste est loin d’être un rebut. On y trouve beaucoup de jeunes gens intelligents, travailleurs, d’autant plus travailleurs qu’ils doivent s’ouvrir une carrière à force de volonté, au milieu de rivaux jouissant plus qu’eux de la faveur publique.

Enfin, les cours spéciaux de science appliquée n’exigeant qu’un petit nombre de connaissances générales sont, par suite, à la portée de beaucoup d’élèves dont les études préliminaires ont été incomplètes. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des mathématiques spéciales, même d’être bachelier pour pouvoir suivre avec fruit un cours de chimie industrielle. On n’en peut dire autant de tous les enseignements appliqués. Il est bien évident qu’il faut connaître jusqu’à un certain degré les mathématiques pour s’occuper soit de la mécanique appliquée, soit de la physique industrielle. Mais dans ce cas encore, des études régulières et complètes ne sont pas absolument nécessaires.Il suffit de savoir comprendre et appliquer quelques théories générales.

On doit se garder d’une préoccupation trop commune, surtout au personnel enseignant, de croire qu’il faut connaître complètement une science pour s’en servir. Il y a dans toute science la partie réservée, propre au savant : les raisonnements et les démonstrations et la partie en quelque sorte livrée au public : les résultats. Toutes deux sont absolument nécessaires à quiconque veut posséder la science en question ; mais pour ceux qui étudient une science voisine, ils n’ont besoin que de connaître les résultats. L’assentiment général à ces résultats, ou la valeur des hommes qui les ont trouvés, les dispense de chercher à se les démontrer à eux-mêmes.

Ainsi, pour prendre un exemple des plus simples, on peut parfaitement employer les formules de la trigonométrie tout en ayant oublié leur démonstration. Un peut se servir d’un microscope sans savoir comment il est construit et comment on a calculé la courbure des lentilles.

Si dans les sciences un peu complexes, comme celles qui ont la matière pour objet, on ne pouvait se servir que de données, de formules et d’instruments, dont on s’est démontré à soi-même la rigoureuse exactitude, la vie se passerait à préparer la science et point à la faire avancer.

Les cours de science appliquée devraient donc être largement ouverts, non seulement à ceux qui ont fait toutes leurs études secondaires, mais aussi à ceux qui, après avoir fait des études primaires, ont prouvé qu’ils sont capables de suivre avec fruit l’enseignement supérieur ; puis aussi aux jeunes gens, plus nombreux qu’on ne pense, que des conditions momentanées de santé, de fortune, de famille ont empêché de faire des études régulières, mais qui n’ont pour titres que leur intelligence et leur bon vouloir.

3o  L’enseignement par lui-même est insuffisant ; il lui faut une sanction. Pour les sciences appliquées en particulier, l’élève tient à emporter une preuve qu’il a suivi le cours avec fruit et à pouvoir se servir de ce témoignage pour se créer une position. De là nécessité d’examens et de diplômes.

Il n’y a rien à dire des examens qui sont la conclusion normale des cours. Quant aux diplômes, ils peuvent être discutés dans leur appellation et dans leur distribution.

On a proposé de désigner sous le nom d’ingénieurs les diplômés des cours appliqués. En effet, le nom d’ingénieur se donne, dans la pratique, à ceux qui appliquent la science à l’industrie ; de plus, il est d’un usage libre. Tout le monde peut s’appeler ingénieur comme professeur. Mais il s’agit de diplômes décernés au nom de l’État, qui n’a pas à suivre les particuliers dans la voie de leur réclame commerciale et qui ne peut pas confondre sous le même titre les élèves des Écoles spéciales et ceux qui se sont bornés à suivre un cours de science appliquée.

Les Facultés n’ont à délivrer que des certificats comparables aux certificats qu’elles donnent pour les cours de science pure ; mais il est bon que tous ces certificats, qu’ils soient de science pure ou de science appliquée, soient égaux et procurent les mêmes avantages.

Il y a des savants toujours tentés de considérer les cours de science appliquée comme des cours d’ordre inférieur à ceux de science pure. Ils ne se doutent probablement pas que les applications de la science soulèvent à chaque instant des problèmes plus complexes encore que ceux que se pose spontanément l’intelligence humaine. Le rôle du professeur de science appliquée est de s’attaquer à ces problèmes, non pas en les heurtant de front, ce qui rendrait souvent l’entreprise infructueuse, mais en les tournant, en dégageant de loin les rameaux extérieurs et en gagnant peu à peu le cœur du labyrinthe. Si Pasteur ne s’était pas détourné un moment de la science pure pour consacrer une partie de son temps à l’étude des problèmes que soulève la brasserie, il n’eût probablement pas fait les découvertes qui ont immortalisé son nom.

Que les certifiés de science pure accueillent donc les certifiés de science appliquée comme des frères cadets s’ils le veulent, mais ayant droit au même héritage, c’est-à-dire aux mêmes faveurs. C’est avec raison que les certificats de science appliquée comptent pour la Licence et par conséquent qu’ils servent à conférer la dispense de deux années de service militaire. La Patrie gagnera certainement beaucoup à ce qu’un certain nombre de ses enfants, tout en se tenant prêts à remplir leurs devoirs militaires en temps de guerre, fourbissent des armes pour la lutte internationale industrielle. Le législateur, en accordant ces dispenses, n’a pas voulu favoriser telle ou telle catégorie de citoyens, mais il a pensé que le temps passé à apprendre le combat dans l’armée pacifique de la science et du travail valait bien celui consacré à l’apprentissage militaire.

Il serait bon aussi qu’un groupement de certificats d’études supérieures, pures et appliquées, adapté à certaines vues, à certaines professions, donne droit à un diplôme professionnel spécial qui recommande l’impétrant au choix des industriels. Ces diplômes varieront avec le nombre et la nature des certificats et avec les enseignements donnés par l’Université. La faveur dont ils jouiront dans le public dépendra du nom des professeurs qui les auront délivrés, mais elle dépendra aussi pour beaucoup de la valeur de ceux qui en seront revêtus les premiers. Ce sera l’intérêt des Universités d’en tenir le niveau très élevé. Dans ce cas encore, souhaitons qu’il n’y ait pas de réglementation générale et qu’on laisse aux Universités les ferments de toutes les œuvres utiles, l’initiative et la liberté.

J. Gosselet.