Les républicains et l’enseignement sous Louis-Philippe
LES RÉPUBLICAINS ET L’ENSEIGNEMENT SOUS LOUIS-PHILIPPE
Le parti républicain moderne s’est constitué sous Louis-Philippe ; c’est alors qu’il a exposé au grand jour ses doctrines et formulé son programme. L’éducation y tient une grande place ; dans leurs journaux, leurs revues, leurs livres, les républicains ont souvent agité les questions d’enseignement. Deux principes dominent leur pédagogie : l’un, c’est qu’il faut créer un enseignement primaire gratuit et obligatoire ; l’autre, c’est que l’enseignement à tous les degrés doit se proposer avant tout une fin morale et sociale.
Les républicains de 1830 avaient reçu l’éducation classique ; ils avaient appris dans l’Esprit des lois que la vertu est le principe du gouvernement démocratique ; ils connaissaient les plans d’éducation de Condorcet, de Le Pelletier. Ces diverses influences apparaissent dans leur théorie générale sur l’éducation. Elle fut présentée d’abord par les militants du parti, à l’époque de leur lutte la plus ardente contre la monarchie de juillet. La principale des associations républicaines, la société des Droits de l’homme, publia en 1833 des brochures destinées à faire connaître ses idées au grand public et surtout à former l’esprit de ses membres, qui les lisaient et les commentaient dans leurs réunions ; une de ces brochures est consacrée à l’éducation nationale[1]. L’éducation, dit-elle, a pour objet, non pas de supprimer les passions, mais de les utiliser en développant le sentiment social chez les enfants. « Qu’on les excite assez tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l’État, et à n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, et ils finiront par s’identifier en quelque sorte avec ce grand tout ; ils se sentiront membres de la patrie, et l’aimeront de ce sentiment exquis que l’homme isolé n’a que pour lui-même ». Ce résultat est d’une telle importance que le pouvoir ne peut se désintéresser de l’enseignement et l’abandonner à l’initiative individuelle : « L’éducation publique, sous les règles prescrites par la loi, et sous les magistrats établis par le souverain, est une maxime fondamentale du gouvernement républicain ». L’État doit apporter le plus grand soin à choisir des maîtres irréprochables, qui donnent l’exemple des bonnes mœurs comme du savoir ; on récompensera les meilleurs d’entre eux par les plus hautes charges publiques. L’éducation sera gratuite, commune, sans distinction d’enseignement primaire ou secondaire, On y donnera une place très grande aux exercices physiques : « Cet article est la partie la plus importante de l’éducation, non seulement pour former des tempéraments robustes et sains, mais encore plus pour l’objet moral, qu’on néglige ou qu’on ne remplace que par un tas de préceptes pédantesques et vains. Les hommes naissent bons ; donc la meilleure éducation morale doit être négative. Empêchez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu. Le moyen le plus facile pour atteindre ce but, c’est de tenir toujours les enfants en haleine, non par d’ennuyeuses études où ils n’entendent rien, et qu’ils prennent en haine par cela seul qu’ils sont forcés de rester en place, mais par des exercices qui leur plaisent en satisfaisant au besoin qu’a leur corps de s’agiter ».
En 1835, parut la Revue républicaine, recueil destiné à des études doctrinales sur le programme démocratique. L’introduction fut rédigée par un des plus brillants avocats républicains de Paris, Dupont, qui s’est fait connaître plus tard aux Assemblées nationales de 1848 et 1849 sous le nom de Dupont (de Bussac). Il insiste sur le rôle capital de l’enseignement : « L’éducation morale est l’affaire la plus importante de la société. Le pouvoir doit la diriger vers l’accomplissement du but social ». La société se réserve le droit de punir ses membres ; comment peut-elle les rendre responsables de leurs fautes si elle ne leur a pas appris ce qui est socialement moral ou immoral ? « L’unité d’une législation pénale suppose l’unité d’éducation nationale ». C’est surtout la démocratie qui à besoin d’une pareille direction. « Le pouvoir républicain devra faire un catéchisme social qui enseigne à tous, riches ou pauvres, ce qui est vraiment utile à l’humanité ; qui enseigne le dévouement, qui flétrisse l’égoïsme, qui enseigne à aimer et à respecter le travail… qui inspire une foi vive aux dogmes sacrés de l’égalité et de la fraternité des hommes ».
De même que les principes, les applications intéressent les républicains. L’enseignement primaire, ils le veulent gratuit et obligatoire. La loi Guizot, en 1833, était un premier pas en avant : comme un parti d’opposition fait rarement preuve de justice à l’égard du gouvernement, les démocrates insistèrent plus volontiers sur ce qui manquait à cette loi que sur le progrès accompli. La distinction établie entre les payants et les gratuits leur parut dégradante pour les seconds et contraire à l’esprit de 1789[2]. Aussi la création d’un enseignement primaire complet figure-t-elle toujours dans leur programme. Le Journal du Peuple, par exemple, y consacra en 1837 une longue étude ; il se plaignit du cercle vicieux où tournaient les hommes d’État monarchistes, refusant les droits politiques au peuple parce que son éducation était insuffisante, et ne prenant pas les mesures nécessaires pour la compléter ; il insista sur le besoin de réunir dans les mêmes écoles les enfants riches et pauvres, afin de leur apprendre l’égalité[3]. — Si le gouvernement n’ajouta rien à la loi de 1833, c’est que la majorité ne demandait pas davantage ; Guizot avait même devance les désirs des populations françaises, puisque de nombreuses communes, par indifférence ou par avarice, négligeaient d’appliquer la loi. Un journaliste républicain, Babaud-Laribière, rédacteur en chef de l’Indépendant d’Angoulême, signala en 1845 aux démocrates ce lamentable état de choses et leur conseilla d’y remédier autant que possible. Partout, dit-il, où des républicains sont membres des conseils municipaux, ils doivent les pousser à voler les dépenses nécessaires pour l’enseignement. « Que chaque commune soit dotée d’une maison d’école ; les institutions passent bien plus vite dans les mœurs lorsqu’un signe matériel, un édifice, les rattache au sol. Le catholicisme a dû une partie de sa puissance à la construction des églises ». Surtout il convient d’améliorer la situation matérielle et morale du maître d’école, d’en faire légal du prêtre et du juge. « Au fond de nos campagnes, que les démocrates le comprennent bien, l’instituteur primaire est le représentant de la Révolution »[4]. Le journaliste d’Angoulême connaissait bien ces instituteurs, républicains au fond de l’âme, qui allaient acclamer le 24 février 14848 et devenir l’année suivante les victimes de la réaction. Déjà l’un d’eux, Claude Tillier, maître d’école dans la Nièvre, s’était fait connaître par de vigoureux pamphlets contre les puissants du jour[5].
Pour l’enseignement supérieur, les publicistes républicains demandaient un développement notable et une liberté complète. Deux établissements surtout, le Collège de France et l’École polytechnique, leur paraissaient dignes d’admiration. Le National, la Réforme, la Revue indépendante parlent à leurs lecteurs des principaux cours du Collège de France, les résument, les discutent. Quelquefois, c’est pour combattre les théories des professeurs : ainsi Godefroy Cavaignac critique le cours d’économie politique de Michel Chevalier, en reprochant à l’ancien apôtre saint-simonien d’être devenu un défenseur du « laissez faire, laissez passer ». Mais le plus souvent il s’agit de louer les maîtres aux vues nouvelles et généreuses, par exemple Rapetti consacrant son cours de législation à l’histoire de la propriété, puis surtout les deux grands éducateurs aux tendances démocratiques, Michelet et Quinet. La Revue indépendante écrivait en &843 : « Si la liberté de la pensée venait jamais à être étouffée chez nous au milieu de nos orages politiques, elle trouverait encore un dernier refuge dans le Collège de France »[6]. — L’École polytechnique inspire une véritable tendresse au parti à cause de ses origines révolutionnaires et de son rôle en juillet 1830. Le National, sous l’impulsion d’Arago, crie au sacrilège dès qu’on prend une mesure qui pourra faire baisser le niveau de l’École : ainsi l’ordonnance imposant aux candidats le baccalauréat lui paraît funeste, parce que leurs connaissances scientifiques diminueront au profit de la culture littéraire[7]. Les Facultés attirent moins l’attention ; celles de province ne comptent pas ; celles de Paris sont mentionnées rarement, excepte celle de droit, dont les études touchent de si près à la politique. Ledru-Rollin, par exemple, se plaint que l’enseignement du droit demeure figé dans l’exégèse admirative du Code Napoléon, et conseille aux professeurs plus d’indépendance, plus d’initiative[8]. En somme les écrivains républicains, pas plus que les autres, ne croient au besoin d’une transformation complète dans l’enseignement supérieur. Raspail faisait exception et poursuivait de ses critiques acerbes l’insuffisance des professeurs, leur paresse, leur admiration béate pour eux-mêmes ; ce naturaliste indépendant qui fit campagne avec Geoffroy-Saint-Hilaire contre le tout-puissant Cuvier, qui brava la dictature scientifique d’Arago, qui accabla de sarcasmes la Faculté de médecine, réclamait sans cesse des laboratoires complets et bien tenus, des bibliothèques suffisantes et pourvues de catalogues, en un mot tous les instruments de travail aujourd’hui considérés comme indispensables aux progrès des Universités[9].
C’est l’enseignement secondaire surtout qui préoccupait les publicistes sous Louis-Philippe, à cause de l’ardente polémique engagée sur la liberté d’enseignement ; il s’agissait du sort de l’Université de France. L’Université inspire aux démocrates deux sentiments opposés : d’une part, ils la trouvent routinière, insuffisante, rongée par les abus ; d’autre part ils la jugent bienfaisante et nécessaire en présence des prétentions cléricales. La Revue républicaine expose en détail les défauts de cette grande corporation : l’Université, dominée par les doctrinaires et les éclectiques, par Guizot et Cousin, leur a emprunté des tendances égoïstes et une indifférence complète pour la morale sociale. Ses élèves apprennent beaucoup de choses, mais ils sont indisciplinés, parce qu’on ne leur parle pas de leurs devoirs, et ils terminent leurs études sans avoir été préparés à devenir électeurs, jurés ou éligibles, sans avoir reçu aucun viatique moral. « Au sortir des bancs, l’écolier le plus complet, à moins que des contacts extra-universitaires ne l’aient mis en bonne voie, n’est en état que de prouver, par la philosophie, qu’on nc peut rien prouver, par l’histoire, que l’égoïsme est une excellente spéculation, par son grec et par son latin, que le français est une langue barbare, par sa rhétorique, que le pour et le contre sont une matière indifférente aux figures de pensée et aux figures de mots »[10].
Le National aussi fait entendre des plaintes fréquentes. Il y a deux corps dans l’Université, les hommes du savoir et les hommes de l’industrie, les professeurs et les administrateurs ; ceux-là se trouvent subordonnés à ceux-ci. L’éducation est livrée aux maîtres d’études, c’est-à-dire à des malheureux qu’on semble avilir à plaisir. Au lieu de leur assurer le minimum de traitement prescrit, les proviseurs prennent au rabais de pauvres diables qui n’ont même pas des notions élémentaires de tenue ; cela mécontente les parents. « Tous les collèges à peu près sont placés en face d’un établissement tenu par des prêtres, où les élèves n’apprennent rien, mais d’où ils sortent toujours bien brossés, bien luisants, la mine fraîche et riante, confits en politesse, lestes à saluer et souples à faire la révérence ». Les professeurs devraient participer à l’administration de la maison ; ils devraient posséder une situation honorée, stable, garantie contre les caprices des administrateurs. Quant aux maîtres d’études, le ministère les encourage à préparer l’agrégation, à quitter l’éducation pour le professorat ; c’est montrer que l’on considère leur tâche comme subalterne. Rien de plus faux. « Le professeur et l’éducateur doivent être sur le même rang, appelés à un avancement d’un ordre divers, mais parallèle ». Pourquoi l’École normale, outre la section des lettres et celle des sciences, n’en aurait-elle pas une troisième pour la pédagogie[11] ?
Le caractère classique et littéraire de l’enseignement des collèges n’était point pour déplaire à certains républicains. Le premier rédacteur de la Tribune, Auguste Fabre, disciple des idéologues, voyait dans de fortes études classiques et philosophiques le meilleur moyen de former les âmes hautes et généreuses qui sont nécessaires à une démocratie[12]. Mais les savants, qui étaient nombreux dans le parti radical, se plaignirent de la part infime réservée aux sciences. Raspail écrivait dans son journal, le Réformateur : « L’enfant pourrait sortir des mains de l’Université médecin, naturaliste, chimiste, physicien, philosophe, légiste, citoyen enfin de son époque et de son pays ; il n’en sort que pour bégayer des mots et estropier des phrases ». Arago plaida devant la Chambre des députés la cause de l’enseignement scientifique, et à ce propos le National reprit contre le préjugé du latin les arguments des saints-simoniens. L’étude du latin, dit-il, nous vient de l’Église, du moyen âge ; cette langue servait alors de lien entre les classes instruites des différents pays, mais constituait une caste de lettrés séparée des masses ; la démocratie, qui ne veut point de ces barrières, doit préférer l’enseignement du français[13]. — Toutefois un pareil langage était rare ; les publicistes radicaux défendaient le plus souvent les études classiques et repoussaient un enseignement trop utilitaire. Quand Michel Chevalier demanda une part plus grande pour les connaissances pratiques à l’École polytechnique, ils répondirent que c’était la culture désintéressée de la science qui donnait à un pays les meilleurs ingénieurs et les meilleurs chimistes Plus tard ils reprochèrent à Salvandy de vouloir créer dans les collèges, à côté des études gréco-latines, un enseignement parallèle des sciences exactes et des langues vivantes, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’enseignement moderne[14].
À propos de la liberté d’enseignement il se forma deux partis parmi les républicains. Les uns, favorables à toute liberté nouvelle, déclarèrent que celle-ci devait être accordée au plus vite ; les autres, les plus nombreux, se préoccupèrent de maintenir les droits de l’État, de la république une et indivisible. Ainsi Dupont, dans l’introduction de la Revue républicaine, disait : « Nous ne voulons pas que la prétendue liberté d’enseignement ne soit, par ses résultats futurs, que l’enseignement de haines politiques, d’inimitiés sociales. Le beau système d’éducation que celui qui prépare, dans le sein des collèges ou des écoles, une génération d’hommes destinés à la guerre civile ! » Au contraire, le National, le Journal du Peuple réclamaient la liberté[15]. Bientôt le National, sans abandonner le principe, en ajourna l’application. Sous cette formule sonore, dit-il, que trouvons-nous en réalité ? La création d’un monopole clérical à côté du monopole universitaire ; les individus isolés, au lieu d’y gagner, seront étouffés entre ces deux grandes organisations. Ceux qui demandent la liberté comme en Belgique savent que dans ce pays le clergé domine l’école ; ceux qui invoquent le droit du père de famille ne sont pas dupes des mats : « Vous voyez bien que ceux qui font retentir le mot de liberté n’en veulent point, et savent bien qu’il n’y en aura que pour eux ; vous voyez bien que leur seul espoir est de se constituer en face de l’État, et que tout ce bruit contre le monopole, c’est uniquement pour qu’il y en ait deux ». Or le clergé regarde de plus en plus vers Rome, l’ultramontanisme y fait chaque jour des progrès ; n’est-il pas dangereux de livrer l’éducation française à un corps dépendant d’un souverain étranger[16] ?
Ce n’est pas que le grand journal républicain repousse définitivement et par principe un régime de liberté ; mais avant d’y consentir, l’État doit organiser d’une façon complète son enseignement à lui, On ne parle que de la liberté d’enseigner ; on oublie la liberté d’être enseigné, c’est-à-dire le droit qu’ont tous les enfants, pauvres ou riches, de recevoir l’éducation qui développera leurs facultés ; ce droit est supérieur à celui des pères de famille. Que l’État crée l’enseignement primaire gratuit et obligatoire ; qu’il réorganise l’enseignement secondaire de façon que tout enfant pauvre, d’une capacité reconnue, puisse faire gratuitement des études complètes ; alors on pourra établir la liberté d’enseignement, elle ne sera plus un danger[17]. — Non content de défendre l’Université, le National prenait vigoureusement l’offensive contre ses adversaires ; le philologue Génin, professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, poursuivit sans relâche dans les colonnes du journal la guerre contre les Jésuites et contre les pamphlets cléricaux, chaque jour plus nombreux, qui flétrissaient l’enseignement universitaire.
Depuis 1843 le National dut partager avec la Réforme la direction du parti républicain. Le nouveau journal aborda aussitôt la question si vivement débattue alors ; il y eut même dissidence entre l’inspirateur de la Réforme, Ledru-Rollin, et le rédacteur en chef Flocon. Ledru-Rollin publia en décembre 1843 sa « Lettre à M. de Lamartine sur l’État, l’Église et l’enseignement ». Le droit social et le droit individuel, dit-il, sont tous deux sacrés ; tous deux recevront nécessairement satisfaction. « L’État, en vertu de son autorité, doit organiser l’enseignement public. L’individu, en vertu de sa liberté, peut organiser un enseignement privé ». Seulement l’État se réservera le soin de conférer les grades qui servent à constater la capacité des maîtres. Actuellement il n’accorde le diplôme donnant le droit d’enseigner qu’à ceux qui ont passé quelques années dans ses collèges ; c’est là une prétention excessive. « Que l’État augmente la sévérité des épreuves, qu’il exige pour l’enseignement des grades plus élevés, une capacité plus grande, j’y applaudirai. Mais il n’a pas le droit de refuser un brevet de capacité à celui qui prouve sa science, quel que soit le lieu où il ait puisé cette science ». Les écrivains démocrates commettent une inconséquence lorsqu’ils refusent la liberté de l’enseignement et réclament la liberté de la presse ; tous les arguments pour ou contre l’une de ces libertés valent pour ou contre l’autre.
Flocon répond qu’il y a danger à placer le droit individuel aussi haut que le droit social. « À nos yeux, dit-il, l’enseignement n’est pas une liberté, c’est une fonction ». Toutefois dans la pratique, Flocon accepte le système de Ledru-Rollin, en ajoutant à la collation des grades le contrôle de l’État sur l’enseignement libre : « Nous admettons volontiers que le père de famille puisse donner à ses enfants un enseignement de son choix, pourvu que cet enseignement soit surveillé et contrôlé par l’État, dont l’autorité souveraine ne peut jamais tomber en déchéance ». — Ledru-Rollin répliqua pour défendre sa théorie. « Vous dites que la liberté de l’enseignement est une concession faite par l’État à l’individu. Je soutiens qu’elle est un droit de l’individu. Vous dites que l’État se dépouille d’une partie de son autorité pour l’accorder à l’individu. Je soutiens que l’individu se dépouille d’une partie de ses droits pour subir le contrôle de l’État »[18]. — Remarquons en passant que le régime préconisé par Ledru-Rollin, c’est-à-dire la liberté de l’enseignement avec la collection des grades réservée à l’État, est celui qui existe aujourd’hui. Ledru-Rollin demandait aussi la liberté de l’enseigne- “ment supérieur, en la déclarant beaucoup plus naturelle, beaucoup moins grosse de dangers que la liberté de l’enseignement primaire et secondaire[19].
Ajoutons enfin une idée commune à tous les républicains : c’est que l’éducation ne finit pas au moment où l’on quitte le collège ; c’est que, dans une démocratie bien organisée, la littérature, la presse doivent concourir à entretenir chez l’homme les sentiments généreux et moraux déposés dans le cœur de l’enfant. Tous repoussaient avec énergie la théorie de l’art pour l’art. Le grand sculpteur républicain, David d’Angers, écrivait : « Les artistes ne sont-ils pas nés dans les rangs du peuple ? Il est donc juste qu’ils se fassent les éducateurs du peuple, qu’ils l’élèvent en le charmant, qu’ils parlent à son cœur et le rendent plus pur ». Alexandre Decamps, dans la Revue républicaine, exhorta les peintres à prendre conscience de leur mission patriotique et sociale. Le Réformateur indiqua dans la musique le plus puissant moyen d’éducation populaire. Félix Pyat en disait à peu près autant du drame. Quand l’usage des romans-feuilletons eut triomphé dans les journaux, le National eut soin d’éviter les romans immoraux, et des orateurs royalistes l’en félicitèrent à la tribune. Raspail recommandait à la presse de passer à peu près complètement sous silence les crimes et les suicides, pour ne pas procurer à ces actes une popularité malsaine ; son journal, le Réformateur, donna l’exemple d’une pareille discipline[20].
Telles furent les principales idées exprimées avant 1848 par les républicains sur l’éducation nationale ; ils en sentirent toute l’importance, ils la voulurent patriotique, morale et démocratique. En 1848 un des leurs, Hippolyte Carnot, devenu ministre de l’instruction publique, essaya d’appliquer ce programme ; il présenta une loi sur l’enseignement primaire gratuit et obligatoire, fit faire des catéchismes moraux par Henri Martin et Charles Renouvier, voulut encourager l’enseignement supérieur par de nouveaux cours créés au Collège de France et fonder l’enseignement populaire par l’institution des lectures du soir. Les événements politiques, en chassant du pouvoir les hommes de février, ajournèrent pour longtemps l’exécution de leurs projets
- ↑ De l’éducation nationale (1833), in-8, (Cote de la Bib. nationale, Lb[illisible] 1850). Ces brochures, publiées au nom de la Société, sont anonymes.
- ↑ La ville de Paris institua la gratuité pour tous ; en 1846, quand le Conseil municipal pensa, pour des raisons budgétaires, à rétablir deux catégories d’élèves, la presse républicaine protesta vivement. V. National du 15 août 1846.
- ↑ Numéros des 23 et 30 juillet, du 27 août. Dans les sociétés secrètes ouvrières où quelques fanatiques méditaient le meurtre du tyran, les chefs, pour gagner des adhérents nouveaux, leur promettaient, entre autres choses, des écoles où l’instituteur « prendra autant de soin des enfants du prolétaire comme l’on prend soin de ceux des princes du sang aujourd’hui » (Cour des pairs. Attentat du 13 septembre 1841. p. 12).
- ↑ Almanach de la France démocratique pour 1846, p. 124 sq (Lc 22 141).
- ↑ Un plan complet d’enseignement primaire avait été présenté en 1837 par Auguste Billiard dans son Essai sur l’organisation démocratique de la France, L’auteur, ancien préfet, ancien secrétaire général au ministère de l’intérieur, avait une compétence administrative qui fit remarquer son livre. Il remplace la commune par le canton ; c’est à la cité cantonale qu’il confie le soin de l’enseignement, sous la surveillance du Conseil départemental et du Conseil national, qui tient lieu de Sénat dans son projet de Constitution.
- ↑ Revue indépendante, t. VII, p. 458.
- ↑ National, 27 mai et 23 septembre 1842.
- ↑ Revue indépendante, 2e série, t. VIII, p. 363 sqq.
- ↑ Voir surtout l’introduction du Nouveau système de chimie organique, 2e éd.
- ↑ Revue républicaine, t. I, p. 289 sqq. L’auteur anonyme de cet article critique annonçait un plan de réorganisation ; la prompte fin de la Revue, tuée par les lois de septembre, l’empêcha de tenir sa promesse.
- ↑ 16 septembre 1837 ; 17 novembre 1844.
- ↑ Fabre, La révolution de 1830 et le véritable parti républicain, 1833, t. I, p. CX sqq.
- ↑ Réformateur, 3 mai 1835. National, 26 mars 1837. J’ai résumé la pédagogie Saint-simonienne dans la Revue internationale de l’enseignement (15 mars 1896).
- ↑ National, 5 octobre 18#5 : 17 avril 1847. Le journal affirme qu’un essai de ce genre, tenté à Mulhouse, a donné les plus mauvais résultats.
- ↑ National, 9 août 1836 ; Journal du Peuple, livraison de mai 1836.
- ↑ 23 avril 1844, 31 janvier 1846.
- ↑ 3 novembre 1843. — « Proclamez que l’État doit à tous un enseignement progressif et que cet enseignement intellectuel et moral doit être gratuit à tous les degrés ; vous donnez aujourd’hui pour rien l’instruction primaire, l’instruction supérieure des Facultés : comblez la distance et réalisez cette amélioration pour l’instruction secondaire. Quand cela sera fait, dites hardiment que l’enseignement est libre ; excitez l’émulation par la concurrence, laissez aux méthodes perfectionnées la faculté de se produire » (8 janvier 1844),
- ↑ Toute cette discussion est dans la Réforme, 22, 23, 24 et 26 décembre 1843. La Réforme, malgré son antipathie pour les doctrinaires et les éclectiques, prit plusieurs fois la défense de l’Université, « Quand nous voyons, écrivait-elle, quelle sorte d’ennemis l’Université doctrinaire rencontre actuellement ; quand nous la voyons exposée à cette indigne réaction de toutes les hypocrisies combinées, hypocrisies politique et religieuse ; quand nous voyons ameutés contre elle ultramontains, légitimistes, conservateurs, apostats de la charbonnerie ; les uns lui faisant la guerre pour leur propre compte, les autres se ruant sur elle au signal qui leur vient d’en haut ; quand nous pénétrons au fond de cette déplorable intrigue et que nous y découvrons une seule pensée, une seule cause, la contre-révolution s’abaissant devant l’Église pour s’en faire un allié douteux ; quand nous assistons à un tel spectacle, nous sommes tentés de nous ranger du côté d’une institution en butte à une persécution si stupide » (7 mai 1844).
- ↑ Revue indépendante, VIII, 2e série, p. 372.
- ↑ Jouvin, David d’Angers, t, II, p. 36 : Revue républicaine, t. III ; Réformateur, 19 et 21 janvier 1835 ; Félix Pyat, Les deux serruriers, prologue ; National, 16 octobre 1842, 15 juin 1843 ; Réformateur, 14 juin 1835 et passim.