La philosophie du bon sens/V/XVIII

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§. XVIII.

de l’Immortalité de l’Ame.


Il eſt auſſi difficile de prouver démonſtrativement l’Immortalité de l’Ame, que ſa Spiritualité : &, quoiqu’il n’y ait rien de contraire à notre Raiſon, de croire que Dieu puiſſe conſerver pendant toute l’Eternité un Etre qu’il a créé, on n’a cependant aucune Preuve Philoſophique, qui puiſſe mettre en Evidence cette Vérité, dont la ſeule Révélation nous donne l’Aſſurance.

Les Epicuriens, qui croïoient l’Ame, formée par ce Concours aveugle qui avoit produit tous les autres Etres, aſſuroient qu’elle étoit mortelle. Le Corps & l’Ame, dit Lucrece, ſont d’un même Age : leur Alliance inſéparable reçoit une mutuelle Augmentation ; & le Tems les aſſujettit également aux Infirmitez de la Vieilleſſe. N’eſt-il pas ſenſible, que la Faculté ſpirituelle eſt informe dans le Corps tendre & foible des Enfans ; & que les Parties étant fortifiées, parle Bienfait d’un Age perfectionné, jugement eſt dans toute ſa Force, & que l’Eſprit fait des Productions proportionnées à ſon Augmentation ? Mais, lorſque le Tems a fait ſentîr au Corps les Atteintes de la Dècadence, & que ſes Forces ſe ſont évanouïes, ſon Jugement n’a point d’Aſſiette certaine : ſa Langue n’eſt plus qu’un Interprete déréglé d’un Eſprit qui retourne à ſa prémiere Enfance ; &, dans ce même inſtant, la Cauſe ceſſant auſſi-bien que ſes Effets, n’eſt-il pas juſte de conclurre, que comme la Fumée s’évanouit dans l’Air, ainſi l’Ame par ſa Retraite n’eſt point éxemte des Loix de la Diſſolution[1].

Il eſt certain, que l’Ame eſt tellement liée avec le Corps, que, dès qu’il eſt travaillé par des Maladies violentes, elle reſſent auſſi des Inquiétudes cruelles, & ſemble préſager que la Perte du Corps doit entrainer la ſienne. Il arrive ſouvent, qu’il ſe forme dans l’Intérieur une Conſpiration ſubite contre la Vie. L’Ame en eſt d’abord troublée dans ſes Opérations, & dans ſes Mouvemens La Langueur & la Pâleur du Viſage dénotent la Certitude de ſa Diſſolation. Elle agit plus ou moins, ſelon que le Corps montre plus ou moins de Force : l’Eſprit & l’Intelligence ſuivent le Cours de l’Ame ſenſitives en ſorte qu’il ſemble, que ce ſoit elle, qui détermine leur Durée.

La Matérialité de l’Ame fourniſſoit aux Epicuriens pluſieurs autres Preuves de ſa Mortalité. L’Eſprit, diſoient-ils, étant une Partie de l’Homme, la Nature lui a donné une Situation fixe, de même qu’aux Oreilles, aux Yeux, & aux autres Sens, qui ſont les Mobiles de la Vie, Et, quoique les Mains, & les Oreilles, étant ſeparées de leur Tout, conſervent pendant quelque tems la Forme extérieure de leurs Parties ; néanmoins, elles ne peuvent plus avoir la Faculté des Sens, ni les Mouvemens qui les animoient. Ainſi, l’Eſprit ne peut devoir ſon Exiſtence à ſes propres Forces : il faut que le Corps ſe prête à la Subtilité de ſa Nature, & que l’Homme, qui en eſt le Vaiſſeau contienne ſon Eſſence délicate : ou bien il faut concevoir, quelque autre Choſe, qui, lui étant plus inſéparablement attachée, la conſerve & en empêche la Deſtruction. Ce qui n’eſt point, puiſque le Corps eſt le ſeul Vaiſſeau qui contienne l’Ame, & que ſon Union avec lui eſt ſi étroite, qu’elle n’eſt diſſoluble que par leur Perte mutuelle[2].

L’opinion des Epicuriens ſur la Mortalité de l’Ame étoit une Suite néceſſaire de leurs prémiers Principes. Il eut été abſurde de dire qu’une Choſe, que le Hazard avoit formée, devenoit une Subſtance éternelle & incorruptible ; puiſque, tout ce qui a eu un Commencement doit avoir néceſſairement une Fin, lorſque la Volonté Divine ne veut point lui accorder l’Immortalité. Or, les Epicuriens, qui n’admettoient la Divinité que par forme, & pour ne point révolter l’Eſprit du Peuple, étoient bien éloignés de croire que l’Ame eut été créée par la Volonté de Dieu.

Je vais éxaminer à préſent, Madame, ſi, en admettant un Dieu ſpirituel, bon, intelligent, juſte, & puiſſant, il s’enſuie que l’Ame doive être néceſſairement immortelle ? Il faut, pour donner plus d’Etendue à cette Queſtion, conſidérer l’Ame comme une Subſtance incorporelle ; parce que, ſi l’on peut prouver qu’une Subſtance ſpirituelle peut n’être pas éternelle, il ſera très aiſé de faire une Application de toutes ces Preuves à une Subſtance étendue ; beaucoup plus ſujette par conſéquent à la Diviſion & à la Deſtruction. Je vous ai déjà dit, Madame[3], que, lorſqu’on objecte, que l’Ame ſpirituelle, n’étant point compoſée, & n’étant point diviſible, ne peut être détruite, cet Argument n’a de Force qu’autant qu’on ſuppoſe que le Créateur a voulu qu’elle fût immortelle : puiſque celui qui crée de Rien une Choſe, ſoit ſpirituelle, ſoit corporelle, peut lui fixer un Tems où elle retournera à Rien ; excepté qu’on ne ſe figure, qu’il faut beaucoup plus de Puiſſance pour créer un Etre, que pour l’annihiller, & que Dieu ait appris à certains Philoſophes, & particulierement aux Cartéſiens, juſqu’où va ſa Puiſſance. S’ils n’ont donc de Connoiſſance de l’Immortalité de l’Ame que par la Révélation, ils ne ſont point fondez de vouloir ne la prouver que par des Raiſons uniquement appuïées ſur la Lumiere Naturelle. Je crois auſſi-bien qu’eux l’Immortalité de l’Ame : mais, je ſoutiens, qu’on ne peut la démontrer par des Preuves évidentes, lorſqu’on ne veut ſe ſervir que de celles que nous donne la Raiſon. Si j’examine attentivement la Nature de l’Ame, loin qu’elle me perſuade qu’elle doive être éternelle, elle ſemble au contraire m’annoncer la Poſſibilité de ſa Fin. Je vois l’Ame quelquefois reſter pendant long-tems ſans agir, ſans penſer ; & je conclus de-là, que ſi elle peut reſter quelques Heures ſans penſer, ſans avoir aucune Connoiſſance d’elle-même, elle peut dans la ſuite du Tems reſter éternellement dans cette Létargie mortelle.

Il me ſemble, Madame, que j’entends déjà frémir tous les Cartéſiens. Quoi diront-ils, l’Ame ceſſe quelquefois de penſer ? Vous avancez-là une plaiſante Abſurdité. Il vaudroit autant que vous diſiés, que quelquefois la Matiere ceſſe d’être étendue. Cette derniere Propoſition n’eſt pas plus ridicule que l’autre. Car, enfin, ſi l’Extenſion eſt l’Eſſence de la Matiere, la Penſée eſt l’Eſſence de l’Ame. Je demande à ces Philoſophes, ſi diſpoſez à condamner ce qui combat leur Sentiment, qui leur à révélé la Nature de l’Eſſence d’une Subſtance dont ils n’ont qu’une Idée très confuſe ? Car, en concevant la Spiritualité, l’Eſprit borné de l’Homme ne conçoit preſque qu’une Négation de la Matiere, ſi je puis me ſervir de cette Expreſſion : & je ne crois pas qu’un Cartéſien aïe des Idées beaucoup plus claires de la Spiritualité, qu’un Gaſſendiſte du Vuide. Nous connoiſſons certainement par Expérience, que nous penſons quelquefois ; & nous ſommes en Droit de conclurre, qu’il y a quelque-choſe en nous qui a la Puiſſance de penſer : mais, d’aſſurer que nous penſons continuellement, nous ne pouvons le faire, qu’entant que l’Expérience nous en inſtruit. Nous ſavons, dit Locke, que l’Ame penſe toujours dans un Homme éveillé, parce que c’eſt ce qu’emporte l’Etat d’un Homme éveillé : mais de ſavoir s’il ne peut pas convenir à tout Homme, y compris l’Ame auſſi-bien que le Corps, de dormir ſans avoir aucun Songe, c’eſt une Queſtion qui vaut la Peine d’être éxaminée par un Homme qui veille. Car, il n’eſt pas aiſé de concevoir, qu’une Choſe puiſſe penſer, & ne point ſentir qu’elle penſe. Que ſi l’Ame penſe dans un Homme qui dort, ſans, en avoir une Perception actuelle, je demande, ſi, pendant qu’elle penſe de cette Maniere, elle ſent du Plaiſir ou de la Douleur, ſi elle eſt capable de Félicité ou de Miſere ? Pour l’Homme, je ſuis bien aſſuré qu’il n’en eſt pas plus capable dans ce Tems-là, que le Lit ou la Terre où il eſt couché. Car, d’être malheureux ou heureux ſans en avoir aucun Sentiment, c’eſt une Choſe qui me paroit tout-à-fait incroïable. Que ſi l’on dit qu’il peut être, que, tandis que le Corps eſt accablé de Sommeil, l’Ame a ſes Penſées, ſes Sentimens, ſes Plaiſirs, ſes Peines, ſéparément & en elle-même, ſans que l’Homme ſans apperçoive & y prenne aucune part : il eſt certain, que Socrate dormant, & Socrate éveillé, n’eſt pas la même Perſonne, & que l’Ame de Socrate lorſqu’il dort, & Socrate qui eſt un Homme compoſé de Corps & d’Ame lorſqu’il vielle, ſont deux Perſonnes ; parceque Socrate éveillé n’a aucune Connoiſſance du Bonheur ou de la Miſere de ſon Ame, qui y participe toute ſeule pendant qu’il dort ; auquel État il ne s’en apperçoit point du tout, & n’y prend pas plus de part qu’au Bonheur ou à la Miſere d’un Homme qui eſt aux Indes, & qui lui eſt abſolument inconnu. Car, ſi nous ſeparions de nos Actions & de nos Senſations, & ſur-tout du Plaiſir & de la Douleur, le Sentiment intérieur que nous en avons, & de l’Intérêt qui l’accompagne, il ſera bien mal-aiſé de ſavoir ce qui fait la même Perſonne[4].

Quelque long que ſoit ce Paſſage, j’ai cru, Madame, ne devoir rien en retrancher. S’il ne prouve pas que l’Ame ne penſe pas toujours, du moins rend-il la Choſe douteuſe : & je ne conçois pas pourquoi il eſt plus néceſſaire à l’Ame de penſer toujours, qu’au Corps d’être toujours en Mouvement. Il n’eſt rien de ſi abſurde, que de vouloir convaincre un Homme qui dort ſans faire de Songes, qu’il a penſé toute la Nuit, & qu’il a eu des Plaiſirs, ſans en conſerver après ſon Réveil le moindre Souvenir. Que ſi un Homme endormi, comme dit Locke, des Penſées qui ſe ſuccédent perpétuellement les unes-aux autres ſans le ſavoir, un Homme qui dort, & qui veille enſuite, n’eſt point le même. Il y a deux Perſonnes différentes en lui ; l’une, qui eſt peut-être toujours malheureuſe en veillant ; & l’autre, qui eſt toujours heureuſe en dormant : enſorte, qu’il ſe peut qu’un Porte-Faix, qui a vécu quatre-vingts Ans, ait été quarante Ans malheureux Porte-Faix en veillant, & quarante Ans heureux Gentilhomme en dormant ; ſans que jamais le Porte-Faix ait eu connoiſſance du Bonheur du Gentilhomme, & le Gentilhomme du Malheur du Porte-Faix. Mais, dira-t-on, les Hommes font des Songes, dont il ne ſe reſſouviennent point ; & l’Ame, pendant le Sommeil, a des Penſées que la Mémoire ne retient point. Dès que l’Ame a des Penſées, on s’en apperçoit. Les Songes, qui nous ſont ſenſibles, en ſont des Preuves évidentes : & il faut avoir bien de la Crédulité, pour ſe perſuader, que l’Ame, dans un Homme qu’on éveille, perde dans l’inſtant toutes les Notions qui lui étoient préſentes, en-ſorte qu’il n’en reſte pas la moindre Trace, & que la Mémoire ne ſauroit en rappeller aucune Circonſtance.

Les Philoſophes, qui ſoutiennent que l’Ame penſe toujours, me permettront de leur dire, que je trouve aſſez plaiſant, qu’ils m’aſſûrent que je penſe dans des momens où je l’ignore moi-même. S’ils n’ont d’autres Preuves à me donner, que celle qu’ils tirent de la Définition qu’ils font de l’Eſſence de l’Ame, je les prie de ſonger, que je ne dois point croire une Choſe évidente, qui n’eſt fondée que ſur un Principe incertain ; & regarder comme une Preuve cette Choſe même dont je doute. Il me ſeroit aiſé, en me ſervant de leur Méthode, de prouver que la Samaritaine, ou le grand Jet d’Eau de Verſailles, penſent toujours. Je n’aurois qu’à ſuppoſer, que les Fontaines penſent toujours, tandis que l’Eau coule de leur Tuyau : & de-là j’en tirerois une Conſéquence inconteſtable, que le grand Jet d’Eau de Verſailles, & la Samaritaine, penſent toujours. On ne doit jamais établir ſon Hipotheſe ſur un Fait conteſté : ou bien, c’eſt alléguer en Preuve la Choſe même dont on diſpute.

Si l’Ame reſte donc pluſieurs Heures de ſuite ſans penſer & ſans ſe connoître elle-même, dans un Sommeil ſemblable à celui où ſe livre le Corps, pourquoi ne pourra-t-elle pas, ainſi que lui, trouver un jour une Mort éternelle, puisqu’elle eſt ſujette à une momentanée ? Il faut donc avouër de bonne-foi, que nous n’avons aucune Preuve certaine de l’Immortalité de l’Ame, que par la Revélation. Les Juifs avoient parmi eux une Secte, qu’ils ne ſéparérent jamais de leur Communion, qui croïoit l’Ame mortelle : & il faut avouër, que, ſi la Foi ne fixoit nos Doutes, il ſeroit bien difficile de concevoir qu’une Choſe, qui a eu un Commencement, ne doive point avoir de Fin. Cependant, l’Immortalité de l’Ame, quoique difficile à connoître, ne répugne point à la Raiſon, qui nous montre, que Dieu, qui a eu la Puiſſance de créer une Subſtance, ſoit matérielle, ſoit ſpirituelle, a ſans doute celle de la prolonger tant qu’il le juge à propos, & éternellement s’il le veut. Ainſi, c’eſt dans la ſeule Volonté de la Divinité, qu’il faut prendre la Preuve de l’Immortalité de l’Ame. Toutes, les autres, qu’on veut tirer de ſa Nature, & de ſon Eſſence, ſont incertaines, peu convaincantes, & s’appuïent plus ſur l’Autorité du Vulgaire, que ſur la ferme Croïance des Philoſophes[5].

  1. Præterea gigni pariter cum Corpore, & unà
    Creſcere ſentimus, pariter que ſenescere Mentem ;
    Nam velut infirmo Pueri, teneroque vagantur
    Corpore, ſic Animi ſequitur Sententia tenuis :
    Indi ubi robuſtis adolevit Viribus Ætas ;
    Conſilium quoque majus, & auctior eſt Animi Vis.
    poſt ubi jam validis quaſſatum eſt Viribus Ævi
    Corpus, & obtuſis ceciderunt Viribus Artus,
    Claudicat Ingenium, delirat Linguaque Mensque :
    Omnia deficiunt, atque uno Tempore deſunt.
    Ergo diſſolvi quoque convenit omnem Animaï
    Naturam, ceu Fumus in altas Aëris Auras :
    Quando quidem gigni pariter, pariterque videmus
    Crèſcere ; & (ut docui) ſimul Ævo feſſa fatiscit.

    Lucretius de Rerum Naturâ Libr. III, Verſ. 445 & ſeqq.
  2. Et quoniam Mens eſt Hominis Pars una, Locoque
    Fixa manet certo, velut Aures, atque occuli ſunt,
    Atque alii Senſus, qui Vitam cumque gubernant :
    Et veluti Manus, atque Ocrulus, Nareſve ſeorſum
    Secreta à nobis nequeunt ſentire, neque eſſe,
    Sed tamen in parvo linquuntur tempore tali :
    Sic Animus per ſe non quit ſine Corpore & ipſo
    Eſſe Homine, illius quaſi quod Vas eſſe videtur ;
    Sive atiud quidvis potis eſt conjunctus eii
    Fingere, quando quidem connexus Corporiadhæret.

    Lucretius de Rerum Naturâ, Libr. III, Verſ. 550.
  3. Voïez le § XII
  4. Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain, Livr. II, Chap I, pag. 101.
  5. Cum de Animorum Æternitate diſſerimus, non leve Momentum apud nos habet Conſenſus Hominum, aut timentium Inferos, aut colentium : utor hac publicâ Perſuaſione. Seneca, Epiſtolâ CXVII