◄  XV.
XVII  ►

§. XVI.

Que l’Ame Humaine est
composé de deux Par-
ties, dont l’une est
raisonnable et l’au-
tre irraisonnable.


L’Ame peut être diviſée en deux Parties, dont l’une eſt raiſonnable, & l’autre ſenſitive. Il faut entendre, par l’Ame raiſonnable, l’Eſprit, ou l’Entendement : &, par l’Ame ſenſitive, une Chaleur répandue par toutes les Parties du Corps, que les Médecins & les Philoſophes ont appellée Calidum innatum[1], & que nous nommons vulgairement Eſprits vitaux. Ces Eſprits ſont le Principe de notre Vie ; puiſque, des que l’on nous enlevé notre Sang, nous mourons : parce que les Eſprits Vitaux ſont principalement dans le Sang, avec lequel ils circulent perpétuellement, répandant & donnant ainſi la Vie à toutes les Parties du Corps. L’Ame raiſonnable, au contraire, tient ſon Siege dans un ſeul Endroit, où elle forme ſes Opérations. Les uns diſent, qu’elle réſide dans le Cerveau, les autres dans la Glande pinéale, les autres dans la Poitrine, les autres dans le Cœur. Sans m’arréter à cette Queſtion impénétrable, j’accorderai à ceux contre qui je diſpute, qu’elle eſt dans le Cerveau, ou dans la Poitrine, ſelon qu’ils le voudront. Mais, en même tems, je ſoutiendrai, qu’elle peut être marérielle, & n’être point ſujette à la Diviſion. La prémiere Raiſon que j’en apporterai eſt tirée de la Puiſſance de Dieu, qui peut faire, s’il le veut, que quelques Parties de Matiére ſoient tellement liées & ſerrées enſemble, qu’aucun Effort, ni aucune Choſe, ne puiſſe les ſéparer : &, quoi qu’elles puiſſent être diviſibles en imagination, elles ne pourront l’être en réalité ; Dieu voulant que leur Liaiſon ſubſiſte éternellement. Ainſi, ces Particules déliées, qui formeront l’Ame dans le Cerveau, n’étant ſujettes à aucune Diſſolution, l’Ame ſera immortelle, quoique matérielle.

La ſeconde Raiſon de l’Indiviſibilité de l’Ame matérielle eſt une Suite de l’indiviſibilité de l’Atome. Suppoſons que notre Ame raiſonnable ne ſoit qu’un des plus petits Atomes qui réſide dans la Glande pinéale ; l’Atome étant de ſa Nature indiviſible, l’Ame le ſera par conſéquens. Ceux, qui ſoutiennent, que l’Ame eſt une Subſtance, qui n’a ni Etendue, ni Largeur, ni Profondeur, ne ſe récriront pas ſans doute de ce que je fais conſiſter l’Ame dans un ſeul Atome, puiſqu’elle eſt encore quelque choſe de bien plus ſenſible aux Sens qu’une Subſtance incorporelle. Quelque petit que ſoit l’Atome qui forme l’Ame raiſonnable, ceux qui compoſent l’Ame ſenſitive, & qu’on appelle Eſprits animaux, peuvent cependant agir ſur lui. On connoît ainſi comment l’Ame raiſonnable peut prendre part, & être liée, avec tout ce que reſſent la ſenſitives puiſqu’elle peut en recevoir les Impulſions : au lieu qu’il eſt impoſſible de concevoir qu’une Subtſance non-étendue agiſſe ſur la Matiere, & la Matière ſur une Choſe qui n’eſt point matérielle.

Les Philoſophes qui ſoutiennent que l’Ame raiſonnable eſt immatérielle & très ſimple, & qui nient l’Exiſtence de la ſenſitive, ſont obligés de donner deux Facultez oppoſées à la même Ame ; ce qui eſt ridicule, étant abſurde de croire, qu’une Choſe puiſſe être contraire à ſoi-même. Car, comment peut-on accorder ce Combat perpétuel, qui ſe fait entre les Sens & l’Eſprit, c’eſt-à-dire l’Ame raiſonnable, & la ſenſitive, dans une même & ſimple Ame ? Je vois, dit l’Apôtre, dans mes Membres une autre Loi, qui répugne à la Loi de mon Eſprit. Et le Siſtême, qui admet l’Ame raiſonnable & la ſenſitive, n’eſt pas contraire, non-ſeulement à la Raiſon, mais même à la Religion. Les Théologiens ſoutiennent cette Opinion, mais ſous de Noms différens, lorſqu’ils diviſent notre Ame en Partie ſupérieure, & Partie inférieure. Vainement voudroit-on ſoutenir, que l’Homme, aïant deux Ames, pouroit donc ſubſiſter après la Deſtruction ou le Départ de l’une, puiſqu’aïant l’Ame ſenſititive ainſi que les Animaux, il pourroit vivre animalement. Je répons à cela, que Dieu a formé une telle Liaiſon entre l’Ame raiſonable & l’Ame ſenſitive, que, dès que la raiſonnable s’envole où Dieu l’appelle, la ſenſitive ſe détruit par la Diſſolution de ſes Parties. On dira peut-être, que les Animaux n’aïant qu’une Ame, il n’y a pas apparence que les Hommes en aïent deux[2]. Je vais mettre cette Difficulté dans un Point-de-Vûe très clair en ſorte que, en répondant aux Philoſophes qui forment cette Objection, on puiſſe voir auſſi la Solution d’un autre Argument que font les Cartéſiens.

Si les Bêtes, dit-on, ſont capables, non-ſeulement de Sentiment, mais même de quelque Connoiſſance, il faut qu’elles aient auſſi deux Ames. Car, ſi elles n’ont que la ſenſitive, qui eſt répandue par tout le Corps, à meſure qu’on coupe un Membre de leur Corps, on coupe donc un Morceau de leur Entendement. On voit que des Animaux, qu’on a partagez en deux, ont également la Vie dans les deux Parties ſéparées. Si vous répondez, qu’ils n’ont qu’une Ame ſenſitive, vous conviendrez donc, qu’on peut la diviſer. Ainſi, on la détruit, on la diminue ; en ſorte qu’un Chien, à qui l’on a coupé une Jambe, doit avoir moins de Connoiſſance qu’un autre puiſqu’on a enlevé une Partie de ſon Ame : au lieu qu’un Homme, qui a perdu une Jambe, n’eſt point dans ce Cas ; parce qu’on a bien retranché les Eſprits animaux, ou cette Partie de l’Ame ſenſitive qui animoit ce Membre, mais qu’on n’a point touché à l’Ame raiſonnable.

Je répons à cela, qu’il n’eſt pas beſoin que les Chiens aïent deux Ames, pour avoir quelque Perception ; & qu’en retranchant les Eſprits vitaux à la Partie de l’Ame ſenſitive qui vivifioit la Jambe qu’on leur coupe, on ne diminue point la Connoiſſance très bornée que Dieu a voulu leur donner : & voici comme je le prouve.

La Divinité aïant créé l’Ame des Hommes, pour jouir de l’Immortalité, elle a voulu diſtinguer entièrement l’Ame raiſonnable de la ſenſitive, pour qu’elle pût ne ſouffrir aucune Atteinte de la Diſſolution de cette derniere ; mais, elle n’a pas voulu faire cette Diviſion dans l’Ame des Bêtes, qui périt éntiérement avec le Corps ; elle a ſeulement réglé, que certains Eſprits, qui paſſeroient en circulant perpétuellement avec le Sang dans le Cœur, ou dans quelques autres Parties nobles, y cauſeroient certaines Perceptions qui forment la Connoiſſance & l’Intelligence des Bêtes ; laquelle Connoiſſance finit, dès que la Circulation des Eſprits Vitaux eſt arrêtée dans ces Parties nobles. Il eſt donc aiſé de voir, qu’à meſure qu’on coupe un Membre à un Animal, & qu’il en échappe & guérir, on ne diminue pas ſon Intelligence, parce qu’il reſte toujours aſſez d’Eſprit dans les autres Parties du Corps, pour frapper & toucher ſes Parties, ou plûtôt ces Reſſorts où Dieu a attaché l’Intelligence qu’il a jugé à propos d’accorder aux Animaux. Mais, des le moment qu’on vient à déranger ou à détruire quelqu’un de ces Endroits néceſſaires a la Formation & à l’Entretien de ſes Opérations, alors l’Intelligence ceſſe d’agir, & le reſte de l’Harmonie qu’entretient l’Ame ſenſitive ſe détruit auſſi. On voit tous les jours dans les Hommes mêmes, que l’Ame raiſonnable, ne faiſant rien à la Conſervation & à l’Entretien du Corps, dès que la ſenſitive ne frappe plus que foiblement certaines Parties, l’Ame raiſonnable, prête à s’envoler, paroît comme inſenſible à tout ce qui ſe paſſe. Dans les Evanouiſſemens, où les Eſprits vitaux diminuent leur Mouvement, on n’a aucune Perception, ou du moins eſt-elle très foible. Il en eſt ainſi des Animaux : dès que les Eſprits ne frappent plus les Parties intellectuelles, la Deſtruction de leur Ame & de leur Intelligence finit. La ſeule Différence qu’il y a des Bêtes aux Hommes, c’eſt que l’Ame étant indiviſible, ou par la Volonté de Dieu, ou de ſa Nature, & ne recevant aucune Atteinte par la Diſſolution de la ſenſitive, quitte ; le Corps, & va où Dieu l’appelle, dès le moment qu’il eſt privé de la Vie par la Ceſſation des Eſprits animaux.

Le Principe de la Connoiſſançe, ſoit dans les Hommes, ſoit dans les Bêtes, dépend ſi peu de quelques Parties de l’Ame ſenſitive ſéparées, ou de quelques Eſprits vitaux qui ſont diminuez du Tout, que l’on voit ſouvent des Hommes, & des Animaux, perdre des Membres tout-à-coup, & par conſéquent les Eſprits qui les animent, ſans s’en appercevoir ; ce qui n’arriverôit pas, ſi l’Intelligence étoît Une Dépendance abſolue des Eſprits vitaux, & qu’elle conſiſtât dans leur Quantité.

On rapporte, dit Lucrece, que la Fureur de la Guerre a donneé lieu à l’Invention de certains Chariots armez de Faux, qui, parmi la Chaleur, du Carnage, coupent ſouvent les Membres d’une Façon ſi précipitée, que leur Séparation ne les prive pas du Mouvement. On les voit palpitant à terre, tandis que la Promptitude du Mal rend l’Eſprit & le Corps inſenſibles à la Douleur ; & que quelquefois les Sens ſont tellement ſuſpendus par l’Adeur du Combat, que celui qui n’a plus qu’un Corps mutilé retourne au plus fort des Coups, oubliant qu’il n’a plus de Bouclier par la Perte de ſon Bras gauche, que les Faux tranchantes ont abbatu ſous les Roues & les Pieds des Chevaux : l’autre va à l’Eſcalade, ou attaque fiérement ſon Ennemi, ſans qu’il lui ſoit ſenſible, qu’il n’a plus de Main droite : par la même Impétuoſité, celui-là veut ſe ſervir d’une Jambe qui lui vient d’être ôtée dans la Mêlée ; pendant que, proche de lui, les Sens, ſe retirant peu-à-peu de ſon Pied, font voir encore les Mouvemens de ſes Doits[3].

On peut ajouter, à ce que dit Lucrece ſur les Hommes, ce que nous voïons tous les jours, dans les Animaux[4]. Un Chien, à qui un Sanglier, d’un Coup de Défenſe, emporte une Jambe, ou coupe la Moitié d’une Epaule, ne diminue rien de ſon Ardeur. Il paroît inſenſible à ſa Douleur, s’acharne ſur le Sanglier, avec ſes autres Camarades, & ne s’apperçoit quelquefois de ſon Mal, que lorſque ſon Ennemi eſt expiré.

Il, faut donc établir ces deux Principes certains : le prémier, que dans les Hommes l’Ame ſenſîtive ne peut occaſionner la Perte de l’Ame raiſonnable, puiſqu’elle peut être diviſée & ſouffrir une Diminution, un Changement, un Commencement de Deſtruction, ſans que pendant un tems l’Ame raiſonnable ſemble y prendre part : le ſecond, que l’Intelligence des Animaux ne doit pas dépendre de la Quantité, ni de la Totalité, de leurs Eſprits vitaux, mais de ceux qui ſe trouvent dans certaines Parties où Dieu a voulu attacher la Connoiſſance qu’il a accordée aux Bêtes ; enſorte que, lorſqu’on couperoit les quatre Jambes à un Chien, & même pluſieurs autres parties du Corps, on n’affoibliroit ſon Intelligence, qu’autant comme on endommageroit directement les Eſprits vitaux deſtinez à lui donner l’Intelligence.

Il eſt aiſé préſentement de répondre au Reproche que font les Cartéſiens à ceux qui accordent aux Bêtes une Ame matérielle. Dans certains Animaux, dont les Parties ſeparées retiennent chacune le Sentiment, il reſte du Mouvement & non du Sentiment dans les Parties ſéparées, juſques à ce que les Eſprits vitaux en ſoient entiérement exhalez : mais, il n’y a de la Senſation que dans le Tronc où ſe trouvent la Tête & les Parties nobles. Enſorte que, lorſque l’on ſépare un Serpent en deux, la Queue n’a que du Mouvement ; & la Partie, qui tient à la Tête, ſi elle eſt conſidérable, conſerve quelques Momens la Senſation. Et ſi l’on dit, que les Parties, qui ne ſont point-avec la Tête, paroiſſent ſenſibles lorſqu’on les coupe, & qu’on les perce, on peut répondre ce que les Cartéſiens diſent pour prouver que les Bêtes n’ont point d’Ames : c’eſt que ces Parties évitent machinalement, ſans Crainte, & ſans Douleur, tout ce qui eſt capable de les détruire ; parce que Dieu a attribué à quelques-unes la Faculté de guérir & de pouvoir ſe rejoindre enſemble, lorſqu’elles ne ſont point trop diviſées, & maltraitées. Mais, quand il ſeroit vrai, que les Animaux, en qui l’on voit du Mouvement dans les Parties après leur Diviſion, n’auroient aucun Eſprit de Réunion, en accordant même ce Fait, il ne s’enſuivra pas qu’on partage l’Intelligence d’un Aminal en partageant des Eſprits vitaux. On la détruit, au contraire, entièrement ; & les Mouvemens, qu’on apperçoit dans ces Parties, ſont uniquement cauſées par les Eſprits qui ſe retirent. Ainſi, l’Objection qu’on fait, que l’Ame, étant corporelle, ſeroit diviſible en pluſieurs Parties, dont chacune ſeroit une Ame, ne peut avoir lieu, même dans les Animaux ; parce que ces Parties diviſées & ſéparées ne ſont plus que de ſimples & menus Corpuſcules, qui n’ont plus aucune Senſation ni aucune Connoiſſance.

  1. Voïez ci-deſſus, page 247, un paſſage d’Hippocrate.
  2. On peut auſſi former une Difficulté qui roulle ſur des Argumens que le Paſſage ſuivant ſuffit pour éclaircir entiérement. Auſſi, ne l’ai-je pas crue d’une aſſez grande Importante, pour m’y arrêter dans le Corps de l’Ouvrage.

    « On dira peut-être encore, que l’Homme ne ſeroit donc pas un Tout par ſoi, unum quid, unum per ſe, ſed duo. Mais, ſi l’Homme, eſt étant compoſé d’une ſi grande Diverſité de Parties, ne laiſſe pas d’être un par ſoi, en ce que ces Parties ſont très étroitement unies : il ne laiſſe pas auſſi, étant compoſé de Corps & d’Ame, d’être un par ſoi, entant que l’un eſt puiſſant, & l’autre acte, comme on dit ; ou, ſi vous voulez, entant que l’un eſt de ſa Nature propre pour recevoir, & l’autre pour être reçu ; & l’Ame Humaine ſera auſſi un par ſoi, unum quid per ſe, entant que la ſenſitive ſera comme la Puiſſance recevante, & la raiſonnable comme l’Acte reçû ; & le Compoſé de l’un & de l’autre ſera enſuite un Acte propre à être reçu dans le Corps, & faire avec lui un Tout par ſoi, aliquid per ſe unum : quoi qu’on diſe aſſez ordinairement, qu’un chacun de nous eſt deux ; à ſavoir l’Homme extérieur & l’Homme intérieur, ou l’Homme ſpirituel & l’Homme animal, Homo animalis » Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. V, Livr. VI, pag. 487.

  3. Falciferos memorant Currus abſcindere Membra
    Sæpe itâ deſubio permiſta Cæde calentes,
    Ut tremere in Terrâ videatur ab Artubus id quod
    Decidit abciſſum. Cum Mens tamen, atque Hominis Vis
    Mobilitate Mali non quit ſentire Dolorem :
    Et ſimul in Pugnæ Studio quòd dedita Mems eſt,
    Corpore cum reliquo Pugnam, Cædeſque petiſſit :
    Non tenet, atmiſſam Lævam cum Tegmine ſæpe
    inter Equos abſtrâxè Rotas, Falcesque rapaces :
    Nec cecidiſſe alius Dextram, cum ſcandit & inſtat.
    Inde alius conatur ademto ſurgere Crure,
    Cum Digitos agitat propter moribundus Humi Pes.

    Lucretius de Rerum Naturâ
    Liv. III. Verſ. 643 & ſeqq.
  4. Pour ce qui les regarde, le Lecteur rapportera tout les Effets, qui Arrivent aux Hommes à la Guerre, aux Dogues, Ours, Tigres, & autres Animaux, qu’on fait ſouvent combattre.